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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES. 


QUATRIÈME  SÉRIE. 


TOME  IV.  —  1er  OCTOBRE  1855.  I 

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IMPRIMERIE  DE  H.  FOURRIER, 
eu»  m  non,  <4« 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME  QUATRIÈME. 


QUATRIÈME  SÉRIE. 


-'#TV 


■"'^atu^ 


PARIS, 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

BVB  BBS  BEAUX -ARTS,  iO. 
1835. 

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RM- 


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LA  VIE  ET  LA  MORT 


DU 


CAPITAINE  RENAUD, 


OU  LA  CANNE  DE  JONC. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Une  mût  mémorable. 

La  nuit  du  27  juillet  1830  fut  silencieuse  et  solennelle.  Son  sou- 
venir est ,  pour  moi,  plus  présent  que  celui  de  quelques  tableaux 
plus  terribles  que  la  destinée  m'a  jetés  sous  les  yeux. — Le  calme 
de  la  terre  et  de  la  mer  devant  l'ouragan  n'a  pas  plus  de  majesté 
que  n'en  avait  celui  de  Paris  devant  la  révolution.  Les  boulevards 
étaient  déserts.  Je  marchais  seul,  après  minuit,  dans  toute  leur 
longueur,  regardant  et  écoutant  avidement.  Le  ciel  pur  étendait 
sur*  le  sol  la  blanche  lueur  de  ses  étoiles,  mais  les  maisons  étaient 
éteintes,  closes  et  comme  mortes.  Tous  les  réverbères  des  rues 
étaient  brisés.  Quelques  groupes  d'ouvriers  s'assemblaient  encore 
près  des  arbres,  écoutant  un  orateur  mystérieux  qui  leur  glissait 
des  paroles  secrètes  à  voix  basse.  Puis  ils  se  séparaient  en  cou— 

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6     _.  R&VUB  DES  DEUX  MONDES. 

rant ,  et  se  jetaient  dans  des  rues  étroites  et  noires.  Ils  se  collaient 
contre  des  petites  portes  d'allées  qui  s'ouvraient  comme  des  trapes 
et  se  refermaient  sur  eux.  Alors  rien  ne  remuait  plus,  et  la  ville 
semblait  n'avoir  que  des  habitans  morts  et  des  maisons  pestifé- 
rées. 

On  rencontrait,  de  distance  en  distance,  une  masse  sombre, 
inerte,  que  Ton  ne  reconnaissait  qu'en  la  touchant  ;  c'était  un  ba- 
taillon de  la  garde,  debout,  sans  mouvement,  sans  voix.  Plus 
loin,  une  batterie  d'artillerie,  surmontée  de  ses  mèches  allumées 
comme  de  deux  étoiles. 

On  passait  impunément  devant  ces  corps  imposans  et  sombres, 
on  tournait  autour  d'au*,  oui' en  allait,  oit  revenait  sansen  recp~ 
voir  une  question,  une  injure,  un  mou  Ils  étaient  inoffensiivsaufr 
colère,  sans  haine;  ils  étaient  résignés  et  ils  attendaient. 

Comme  j'approchais  de  l'un  des  bataillons  les  plus  nombreux , 
un  officier  s'avança  vers  moi  avec  une  extrême  politesse,  et  me 
demanda  si  les  flammes  que  Ton  voyait  au  loin  éclairer  la  porte 
Saint-Denis  ne  venaient  point  d'un  incendie;  il  allait  se  porter  en 
avant  avec  sa  compagnie  pour  s'en  assurer.  Je  lui  dis  qu'elles  sor- 
taient de  quelques  grands  arbres  que  faisaient  abattre  et  brûler 
des  marchands,  profitant  du  trouble  pour  détruire  ces  vieux 
ormes  qui  cachaient  leurs  boutiques.  Alors,  s'asseyant  sur  l'un  des 
bancs  de  pierre  du  boulevard,  il  se  mit  à  faire  des  lignes  et  des 
ronds  sur  le  sable  avec  une  canne  de  jonc.  Ce  fut  à  quoi  je  le  re- 
connus, tandis  *yu' il  me  reconnaissait  à  mon  visage;  comme  je 
restais  debout  devant  lui ,  il  me  serra  la  main  et  me  pria  de  m'as- 
seoira son  côté. 

Le  capitaine  Renaud  était  un  homme  d'un  sens  droit  et  sévère 
et  d'un  esprit  très  cultivé,  comme  la  garde  en  renfermait  beaur- 
coup  à  cette  époque*  Son  caractère  et  ses  habitudes  nous  étaient 
fort  connus  y  et  ceux  qui  liront  ces  souvenirs  sauront  bieo  sur 
quel  visage  sérieux  ils  doivent  placer  son  nom  de  guerre  donné 
par  les  soldats,  adopté  par  les  officiers,  et  reçu  indifféremment 
par  V homme.  Comme  les  vieilles  familles,  les  vieux  régimeos.» 
conservés  intacts  par  la  paix,  prennent  des  coutumes  familières 
et  inventent  des  noms  caractéristiques  pour  leurs  enfaas.  Une  an- 
cienne blessure  à  la  jambe  droite  motivait  cette  habitude  ducapi- 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  7 

ttàùe  de  s'apptayér  toujours  ^tfr  cette  eanne  <fc  jancdontUpomme 
était  assez  singulière,  et  attirait  rétention  de  tous  ceux  qui  la 
voyaient  pour  4a  première  fois.  Il  la  gardait  partout  et  presque 
toujours  à  iamaia.  Il  n'y  avait,  du  reste ,  nulle-affectation  dans 
<«$Stte  habitude,  «es  manières  étaient  trop  amples  et  sériéases- 
Cependant  on  sentait  que  cela  toi  tenait  au  ocbur.  Il  était  JertJio- 
-  moré  dans  la  garde.  Sans  ambition  <et*e  voûtent  être  «pie  <ee*(u'il 
était,  capitale  de  ^renadiets,  H  4isait toujours,  «e  parlait  que  le 
moins  possible -et  par  monosyllabes.  —  Très  grand,  très  pAle>  et 
<levidaige  mélancolique,  il  avait  sur  le  front,  entré  les  soumis, 
^ne  petite  cloaftrke  assez  profonde ,  qui  souvent,  de  bleuâtre 
qu'elle  était,  devenait  noire,  et  quelquefois  donnait  un  air  farou- 
«he  é  son  visage ,  habituellement  froid  et  paisible. 

Les  soldais  l'avaienten  grande  «amitié  ;  et  surtout,  dans'lû'Cam- 
pagne  d'Espagne,  On  avait  remarqué  la  joie  avec  laquelle  ib  par- 
iaient quand  les  détachemens  étaient  commandés  par  \&€anne- 
de-Jonc.  C'était  bien  véritablement  la  £amtie*-dé-Jonc  qui  les 
commandait,  car  le  capitaine  Renaud  ne  mettait  jamais  Tépée  à  la 
maki ,  même  lorsque ,  à  la  tète  des  tirailleurs ,  il  approchait  assez 
4e  l'ennemi  pour  courir  ld  hasard  de  se  prendre  corps  à  corps 
avec  lui. 

Ce  n'était  pas  seulement  un  homme  expérimenté  dans  la  guerre, 
il  avait  encore  une  connaissance  si  Vraie  des  plus  grarfdes  affaires 
politiques  de  l'Europe  sous  l'empire,  que  l'on  ne  savait  comment 
se  l'expliquer,  et  tantôt  on  l'attribuait  à  de  profondes  études» 
tantôt  A  de  hautes  relations  fort  anciennes,  et  qùu  sa  réserve  per- 
pétuelle empêchait  de  connaître. 

Thi  reste ,  le  caractère  dominant  des  hommes  d'aujourd'hui , 
c'est  cette  réserve  môme ,  et  celui-ci  ne  faisait  que  porter  à  l'es- 
tréme  ce  trait  général.  A  présent  une  apparence  de  froide  poli- 
tesse courre  à  la  fois  caractère  et  actions.  Aussi  je  n'estime  pas 
que  beaucoup  paissent  se  reconnaître  aux  portraits  effarés  que 
fcn  Mt  de  nous.  L'affeetationest  ridicule  en  France  plus  qne  par- 
tout ailleurs,  et  c'est  pour. cela ,  sans  doute,  que  loin  cF  étaler  Sur 
ses  traita  et  dans  son  «langage  l'exdès  de  force  que  donnent  les 
passions ,  chacun  s'étudie  à  renfermer  en  soi  les  émotions  vio- 
lentes, les  chagrins  profonds  ou  les  élans  involontaires.  Je  »e 


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9  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pense  point  que  la  civilisation  ait  tout  énervé,  je  vois  qu'elle  a 
tout  masqué.  J'avoue  que  c'est  un  bien,  et  j'aime  le  caractère  con- 
tenu de  notre  époque.  Dans  cette  froideur  apparente  il  y  a  de  la 
pudeur,  et  les  sentimens  vrais  en  ont  besoin.  Il  y  entre  aussi  du 
dédain,  bonne  monnaie  pour  payer  les  choses  humaines.  Nous 
avons  déjà  perdu  beaucoup  d'amis,  dont  la  mémoire  vit  en  *> 
nous,  vous  vous  les  rappelez ,  ô  mes  chers  compagnons  d'arm 
les  uns  sont  morts  par  la  guerre,  les  autres  par  le  duel,  d'autres 
par  le  suicide,  tous  hommes  d'honneur  et  de  ferme  caractère,  de 
passions  fortes  et  cependant  d'apparence  simple,  froide  et  ré- 
servée. L'ambition,  l'amour,  le  jeu,  la  haine,  la  jalousie,  les  tra- 
vaillaient sourdement ,  mais  ils  ne  parlaient  qu'à  peine  et  détour- 
naient tout  propos  trop  direct  et  prêt  à  toucher  le  point  saignant 
de  leur  cœur.  On  ne  les  voyait  jamais  cherchant  à  se  foire  remar- 
quer dans  les  salons  par  une  tragique  attitude  ;  et  si  quelque  jeune 
femme,  au  sortir  d'une  lecture  de  roman ,  les  eût  vus  tout  soumis 
et  comme  disciplinés  aux  saluts  en  usage  et  aux  simples  causeries 
à  voix  basse,  elle  les  eût  pris  en  mépris ,  et  pourtant  ils  ont  vécu 
<et  sont  morts ,  vous  le  savez,  en  hommes  aussi  forts  que  la  nature 
en  produisit  jamais.  Les  Caton  et  les  Brutus  ne  s'en  tirèrent  pas 
mieux  tout  porteurs  de  toges  qu'ils  étaient.  Nos  passions  ont  au- 
tant d'énergie  qu'en  aucun  temps,  mais  ce  n'est  qu'à  la  trace  de 
leurs  fatigues  que  le  regard  d'un  ami  peut  les  reconnaître.  Les 
dehors,  les  propos,  les  manières  ont  une  certaine  mesure  de  di- 
gnité froide  qui  est  commune  à  tous  et  dont  ne  s'affranchissent 
que  quelques  enfans  qui  se  veulent  grandir  et  faire  voir  à  toute 
force.  A  présent  la  loi  des  mœurs,  c'est  la  convenance. 

Il  n'y  a  pas  de  passions  où  les  froideurs  des  formes  du  langage 
et  des  habitudes  contrastent  plus  vivement  avec  l'activité  de  la 
vie  que  la  profession  des  armes.  On  y  pousse  loin  la  haine  de 
l'exagération,  et  l'on  dédaigne  le  langage  d'un  homme  qui  cherche 
à  outrer  ce  qu'il  sent  ou  à  attendrir  sur  ce  qu'il  souffre.  Je  le  savais 
«t  je  me  préparais  à  quitter  brusquement  le  capitaine  Renaud , 
lorsqu'il  me  prit  le  bras  et  me  retint 

—  Àvez-vous  vu  ce  matin  la  manœuvre  des  Suisses?  me  dit-il  ; 
c'était  assez  curieux.  Ils  ont  fait  le  feu  de  chaussée  en  avançant 
avec  une  précision  parfaite.  Depuis  que  je  sers,  je  n'en  avais  pas 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  9 

va  foire  l'application;  c'est  une  manœuvre  de  parade  et  d'Opéra; 
mais  dans  les  rues  d'une  grande  ville,  elle  peut  avoir  son  prix* 
pourvu  que  les  sections  de  droite  et  de  gauche  se  forment  vite  ea 
avant  du  peloton  qui  vient  de  faire  feu. 

^n  même  temps  il  continuait  à  tracer  des  signes  sur  la  terra 
c  le  bout  de  sa  canne;  ensuite  il  se  leva  lentement;  et  commet 
i  "  marchait  le  long  du  boulevard  avec  l'intention  de  s'éloigner  du 
groupe  des  officiers  et  des  soldats,  je  le  suivis,  et  il  continua  de 
me  parler  avec  une  sorte  d'exaltation  nerveuse  et  comme  invo- 
lontaire qui  me  captiva ,  et  que  je  n'aurais  jamais  attendue  de  lui- 
qui  était  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  homme  froid. 

H  commença  par  une  très  simple  demande  en  prenant  un  bou- 
ton de  mon  habit. 

—  Me  pardonnerez-vous,me  dit-il,  de  vous  prier  de  m'envoyer 
votre  hausse-col  de  la  garde  royale,  si  vous  l'avez  conservé?  J'ai 
laissé  le  mien  chez  moi  et  je  ne  puis  l'envoyer  chercher  ni  y 
aller  moi-même ,  parce  qu'on  nous  tue  dans  les  rues  comme  des 
chiens  enragés;  mais  depuis  trois  ou  quatre  ans  que  vous  avez 
quitté  l'armée,  peut-être  ne  l'avez-vous  plus?  J'avais  aussi  donné 
ma  démission  il  y  a  quinze  jours,  car  j'ai  une  grande  lassitude  de 
l'armée;  mais  avant-hier,  quand  j'ai  vu  les  ordonnances,  j'ai  dit: 
On  va  prendre  les  armes.  J'ai  fait  un  paquet  de  mon  uniforme ,  de 
mes  épaulettes  et  de  mon  bonnet-à-poil,  et  j'ai  été  à  la  caserne 
retrouver  ces  braves  gens-là  qu'on  va  faire  tuer  dans  tous  les  coins, 
et  qui  certainement  auraient  pensé,  au  fond  du  cœur,  que  je  les 
quittais  mal  et  dans  un  moment  de  crise;  c'eût  été  contre  l'hon- 
neur, n'est-il  pas  vrai,  entièrement  contre  l'honneur? 

—  Avez-vous  prévu  les  ordonnances,  dis-je,  lors  de  votre  dé- 
mission? 

—  Ma  foi  !  non ,  je  ne  les  ai  même  pas  lues  encore. 

—  Eh  bienl  que  vous  reprochiez-vous? 

—  Rien  que  l'apparence,  et  je  n'ai  pas  voulu  que  l'apparence 
même  fût  contre  moi. 

—  Voilà,  dis-je,  qui  est  admirable. 

— Admirable  1  admirable  1  dit  le  capitaine  Renaud  en  marchant 
plus  vite ,  c'est  le  mot  actuel  :  quel  mot  puéril  1  je  déteste  l'admi- 
ration ,  c'est  le  principe  de  trop  de  mauvaises  actions.  On  la  donne 


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à  ttep  hon  nanhé  à  présent  et  à  touttemond*  NMfrdwon*bien 
noms  garder  d'adirer  légèrement  L'admiration  est  eormpte 
et  eerruptice*  On  doit  bien  ftfoe'peuraot  -  mfcaeet  nen  peur  le 
brait  D'ailleurs fai  là-dessus  mes  idées,  fi  Ait-il  brusquement, 
et  il  alteit  me  quitter; 

—  H  y  a  quelque  chose  au-dessus  d'un  grand  homme»  c'est  ui* 
homme  d'henneur*  luidto-je. 

Ihne  prit-la  main  eveeaffectioih— Cestune  opimo»  qui  non» 
est  commune ,  me  divfr  vivement  ;  je  l'ai  mise  en  action  toute  ma 
vie-,  maïs  il  m'en  a  coèté  cher.'  Cela  n'est  pas  si  facile  que  l'on 
croit. 

Ici  le  soufr-lieutenantdesa  compagnie  vint  lut  demander  un 
cigare.  Il  en  tira  plusieurs  de  sa  poche  et  les  lui  donna»  sans 
parier;  les  officiers  se  mirent  è  fumer  en  marchant  de  long  en 
large ,  dans  un  silence  et  un  calme  que  le  souvenir  des  circon- 
stances présentes  n'interrompait  pas  :  aucun  ne  daignant  parler 
des  dangers  du  jour  ni  de  son  devoir»  et  connaissant  à  fond  l'un 
et  l'autre. 

Le  capitaine  Renaud  revint  à  moi. — Il  fait  beau»  dit-il  en  me 
montrant  le  ciel  avec*  sa  canne  de  jonc;  je  ne  sais  quand  je  ces- 
serai de  voir  tous  les  soirs  les  mêmes  étoiles:  il  m'est  arrivé  une 
fois  de  m'hnaginer  que  je  verrais  celles  de  la  mer  du  Sud  »  mais 
j'étais  destiné  à  ne  pas  changer  d'hémisphère. — N'importe!  le 
temps  est  superbe ,  les  Parisiens  dorment  ou  font  semblant.  Aucun 
de  nous  n'a  mangé  ni  bu  depuis  vingt-quatre  heures»  cela  rend 
les  idées  très  nettes,  le  me  souviens  qu'un  jour,  en  allant  en  Es- 
pagne »  vous  m'avez  demandé  la  cause  de  mon  peu  d'avancement  ; 
je  n'eus  pas  le  temps  de  vous  la  eonter,  mais  ce  soir  je  me  sens 
la  tentation  de  revenir  sur  ma  vie  que  je  repassais  dans  ma  mé- 
moire. Vous  aimes  les  récits,  je  m'en  souviens»  et  dans  votre  vie 
retirée  vous  aimerez  à  vous  souvenir  de  nous.*— Si  vous  voaler 
vous*  asseoir  sur  ce  parapet  du  boulevard  avec  moi*  nonsy  cau- 
serons fort  tranquillement»  car  on  me  parait  avoir  cessé  pour 
cette  fois  de  nous  ajuster  par  les  fenêtres  et  les  soupiraux  de 
cave* — Je  ne  vous  dirai  que  quelques  époques  de  mon  histoire  et 
je  ne  ferai  que  suivre  mon  caprice.  J'ai  beaucoup  vu  et  beaucoup 
lu,  mais  je  crois  bien  que  je  ne  saurais  pas  écrire.  Ce  n'est  pas 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  *H 

mon  état;  Dieo  merci!  et  je  n'ai  jamais  essayé.— Mais,  ^ar 


5 ,  je  «art  rivre ,  -et  j'ai  ^écu  eotmne  j'en  avais  pris  la  réso- 
lotion  (dès»  que  j'ai  eu  ie  courage  de  la  prendre),  et,  en  vérité, 
c*e6t  quelque  <ehose.  —  Asseyens-noas. 

Je  le  suivis  lentement  et  nous  traversAmefcle  bataillon  <pour 
passer  à  la  gauche  de  ses  beaux  grenadiers*  Ils  étaient  debout 
gmvenient,  le  menton  appwyé  sur  le  eaoon  deleurs  fusils.  Quel- 
<ques  jeunes  gens  s'étaient  assis  sur  leurs  sacs,  plus  fatigués* de  la 
journée  <jue  >es  autres.  Tons  se  taisaient  et  s'occupaient  froide- 
(ment  deréparer  teur  tenue  et  delà  rendre  plus  correcte.  Rien 
n'annonçait  l'inquiétude  ou  le  mécontentement.  Ils  étaient  à  leurs 
rangs ,  comme  après  un  jour  de  revue ,  attendant  les  ordres. 

Quand  nous  fifrroes  assis ,  votre  vieux  camarade  prît  la  parole, 
fet  à  sa  tnamére ,  ine  raconta  trois  grandes  époques  <jui  me  don- 
nèrent le  sens  de  sa  vie  et  m'expliquèrent  la  bizarrerie  de  ses  Jia- 
irifodes  et  ce  qu'il  y  avait  de  sombre  dans*  son  caractère.  Rien  de 
ce  qu'A  m'a  dit  ne  s'est  effacé  de  ma  mémoire,  et  je  «le  répéterai 
presque-mot  pour  mot 


CHAPÏTRE  IL 


Je  ne  sufe  rien ,  dit-il  d'abord ,  et  c'est,  à  présent,  tm  bon- 
*eur  pour  mot  que  de  penser  cela  ;  mais  si  j'étais  quelque  chose, 
je  pourrais  dire  comme  Louis  XIV  :  Toi  trop  aimé  la  guerre.  — 
Que  voulez-vous?  Bonaparte  m'avait  grisé  dès  l'enfance  comme 
les  autres,  et  sa  gloire  me  montait  à  la  tête  si  violemment,  que 
je  n'avais  phis  de  place  dans  le  cerveau  pour  une  autre  idée. 
Mon  père ,  vieil  officier  supérieur  toujours  dans  les  camps ,  ntf  é- 
tait  tout-à-foit  inconnu ,  quand  un  jour  il  lui  prit  fantaisie  de  me 
conduire  en  Egypte  avec  lui.  J'avais  douze  ans,  et  je  me  souviens 
•  encore  de  ce  temps  comme  si  j'y  étais,  des  senttmens  de  toute 
l'armée  et  de  ceux  qui  prenaient  déjà  possession  de  mon  ame. 
Deux  esprits  enflaient  les  voiles  de  nos  vaisseaux,  l'esprit  de 
gloire  et  l'esprit  de  piraterie.  Mon  père  n'écoutait  pas  plus  le 


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42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

second  que  le  vent  nord-est  qui  nous  emportait  ;  mais  le  premier 
bourdonnait  si  fort  à  mes  oreilles,  qu'il  me  rendit  sourd  pendant 
long-temps  à  tous  les  bruits  du  monde,  hors  à  la  musique  de* 
Charles  XII ,  le  canon.  Le  canon  me  semblait  la  voix  de  Bona- 
parte ;  et  tout  enfant  que  j'étais,  quand  il  grondait,  je  devenais 
rouge  de  plaisir,  je  sautais  de  joie,  je  lui  battais  des  mains,  je 
lui  répondais  par  de  grands  cris.  Ces  premières  émotions  prépa- 
rèrent l'enthousiasme  exagéré  qui  fut  le  but  et  la  folie  de  ma 
vie.  Une  rencontre  mémorable  pour  moi  décida  cette  sorte  d'ad- 
miration fatale,  cette  adoration  insensée  à  laquelle  je  voulus, 
trop  sacrifier. 

La  flotte  venait  d'appareiller  depuis  le  30  floréal  an  vi.  Je 
passais  le  jour  et  la  nuit  sur  le  pont  à  me  pénétrer  du  bonheur 
de  voir  la  grande  mer  bleue  et  nos  vaisseaux.  Je  comptai  cent 
bâtimens  et  je  ne  pus  tout  compter.  Notre  ligne  militaire  avait 
une  lieue  d'étendue,  et  le  demi-cercle  que  formait  le  convoi  en 
avait  au  moins  six.  Je  ne  disais  rien.  Je  regardai  passer  la  Corse 
tout  près  de  nous ,  traînant  la  Sardaigne  à  sa  suite ,  et  bientôt 
arriva  la  Sicile  à  notre  gauche  ;  car  la  Junon,  qui  portait  mon 
père  et  moi ,  était  destinée  à  éclairer  la  route  et  à  former  l'avant- 
garde  avec  trois  autres  frégates.  Mon  père  me  tenait  la  main  et 
me  montra  l'Etna  tout  fumant  et  des  rochers  que  je  n'oubliai 
point  ;  c'était  la  Favaniane  et  le  Mont-Erix.  Marsala,  l'ancienne 
Lilybée ,  passait  à  travers  ses  vapeurs,  et  je  pris  ses  maisons 
blanches  pour  des  colombes  perçant  un  nuage  ;  et  un  matin  » 
c'était...,  oui,  c'était  le  24  prairial,  je  vis,  au  lever  du  jour, 
arriver  devant  moi  un  tableau  qui  m'éblouit  pour  vingt  ans. 

Malte  était  debout  avec  ses  forts,  ses  canons  à  fleur  d'eau,  ses 
longues  murailles  luisantes  au  soleil  comme  des  marbres  nouvel- 
lement polis ,  et  sa  fourmillière  de  galères  toutes  minces  courant 
sur  de  longues  rames  rouges.  Cent  quatre-vingt-quatorze  bâti- 
mens français  l'enveloppaient  de  leurs  grandes  voiles  et  de  leurs 
pavillons  bleu ,  rouge  et  blanc  ,  que  l'on  hissait ,  en  ce  moment, 
à  tous  les  mâts ,  tandis  que  l'étendard  de  la  religion  s'abaissait 
lentement  sur  le  Gozo  et  le  fort  Saint-Elme;  c'était  la  dernière 
croix  militante  qui  tombait.  Alors  la  flotte  tira  cinq  cents  coupa 
de  canon. 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  13> 

Le  vaisseau  C Orient  était  en  face,  seul  à  l'écart,  grand  et  im- 
mobile. Devant  lui  vinrent  passer  lentement  et  l'un  après  l'autre 
tous  les  bAtuaens  de  guerre,  et  je  vis  de  loin  Desaix  saluer  Bo- 
naparte. Nous  montâmes  près  de  lui  à  bord  de  f  Orient.  Enfin , 
pour  la  première  fois  je  le  vis. 

Il  était  debout  près  du  bord ,  causant  avec  Casa-Bianca,  capi- 
taine de  vaisseau  (pauvre  Orient!),  et  il  jouait  avec  les  cheveux 
d'an  enfant  de  dix  ans,  le  fils  du  capitaine.  Je  fus  jaloux  de 
cet  enfant  sur-le-champ,  et  le  cœur  me  bondit  en  voyant  qu'il 
touchait  le  sabre  du  général.  Mon  père  s'avança  vers  Bonaparte 
et  lui  parla  long-temps.  Je  ne  voyais  pas  encore  son  visage.  Tout 
d'un  coup  il  se  retourna  et  me  regarda  ;  je  frémis  de  tout  mon 
corps  à  la  vue  de  ce  front  jaune  et  entouré  de  longs  cheveux  pen- 
dans  et  comme  sortant  de  la  mer  tout  mouillés ,  de  ces  grands 
yeux  gris,  de  ces  joues  maigres ,  et  de  cette  lèvre  rentrée  sur  un 
menton  aigu.  Il  venait  de  parler  de  moi ,  car  il  disait  :  «  Ecoute, 
mon  brave;  puisque  tu  le  veux,  tu  viendras  en  Egypte ,  et  le 
général  Vaubois  restera  bien  ici  sans  toi  avec  ses  quatre  mille 
hommes,  mais  je  n'aime  pas  qu'on  emmène  ces  enfans;  je  ne 
lai  permis  qu'à  Casa-Bianca,  et  j'ai  eu  tort.  Tu  vas  renvoyer  ce- 
lui-ci en  France  ;  je  veux  qu'il  soit  fort  en  mathématiques ,  et 
s'il  t'arrive quelque  chose  là-bas ,  je  te  réponds  de  lui,  moi;  je 
m'en  charge  et  j'en  ferai  un  bon  soldat  »  En  même  temps  il  se 
baissa,  et,  me  prenant  sous  le  bras,m'éleva  jusqu'à  sa  bouche  et 
me  baisa  le  front  La  tête  me  tourna,  je  sentis  qu'il  était  mon 
maître,  et  qu'il  enlevait  mon  ame  à  mon  père,  que  du  reste  je 
connaissais  à  peine,  parce  qu'il  vivait  à  l'armée  éternellement  Je 
crus  éprouver  l'effroi  de  Moïse  berger,  voyant  Dieu  dans  le  buis- 
son. Bonaparte  m'avait  soulevé  libre,  et  quand  ses  bras  me  re- 
descendirent doucement  sur  le  pont ,  ils  y  laissèrent  un  esclave 
de  plus. 

La  veille  je  me  serais  jeté  dans  la  mer  si  l'on  m'eût  enlevé  à 
l'année  ;  mais  je  me  laissai  emmener  quand  on  voulut  Je  quittai 
mon  père  avec  indifférence,  et  c'était  pour  toujours  !  Mais  nous 
sommes  si  mauvais  dès  renfonce,  et,  hommes  ou  enfans,  si 
peu  de  chose  nous  prend  et  nous  enlève  aux  bons  sentimens 
naturels  1  Mon  père  n'était  plus  mon  maître,  parce  que  j'avais 


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r  14  H»^W  DK8  MOI  IIWIDES. 

vu  le  *fei»  et  que  de  *eluMà  serf  me  semblait  -émane*  toute 
autorité  dtf  la'terre.-^*)  tôves  «autorité  et  tf  esclavage  1  0  pen- 
sées corruptrices  du  "pouvoir*  bonnes  àjsédttir*îea*nftms  !  Faux 
enthousiasme*  pohons>8ubtfls /<j«el Mrtiddtepowra-^oa jamais 
trouver  contre  vous  I  —  J'ètai*  étourdi ,-  enivré ,  je  voulais  ira- 
raitter,  et  je  ^travaillai  i<en  daveni*  feu.  Recalculai  trok  et  jour, 
jet  je  pris  l'habit ,  t  le  savoir,  «et,  *ur  moir  visage ,  la  'codeur 
jaune  de  l'écoléL  Be  temps  ^ir  temps  <le  eanon  toHntar  rompait,  et 
«ette  voix  du  demi-dieu  m'apprenait  la  conquête  de  TÉçypte. 
Marengo,  lé  18  brumaire,  l'empire..*,  et  l'empereur  me  tinrent 
parole.  —  Quant  à  mon  père,  jewsavais'pltts  ce  qu'il  était' de- 
venu, lorsqu'un  jour  m«Tiva  cette  lettre  «que  voici. 

le  la  porte  toujours  <dan*  ce  ..vieux  portefeuille,  autrefois 
ronge,  et  je  la  relis  souvent  peurtoen  me  convaincre*!*  l'inutilité 
des  avis  que  donne  une  génération  à  oeHe  qui  k«uît,  -et  réflé- 
chir sur  l'absurde  entêtement  de  mes  ilkttsfons. 

Ici,  le  capitaine  ouvrant  son  uniforme,  tira  de  sa  poitrine 
son  mouchoir  premièrement,  puis  un  petit  portefeuille  qu'il  ou- 
vrit avecwin,  et^nous  enti^Érnes  dan^im  crféeweore  éclairé  où 
il  me  fort  eesfragmens  de  lettres, qoi~me*cmt  .restés  entre  les 
•  mains ,  en  saura  bientôt  comment 


CHAPITRE  in. 


A  bord  du  Yaîateau  anglais  le  Cuttoden , 
devant  Bochefort,  1804. 

Sent  fè  tmmcê,  mth  admkNU4jotiUKfWûo£*ipêmiimo*. 

€  II est  inutile,  mon  entant,  que  tu  saches  comment  t'arrivera 
cette  lettre,  et  par  quels  moyens  j'ai  pu  apprendre  ta  conduite  et 
ta  position  actuelle.  Qu'il  te  suffise  d'apprendre  que  je  suis  con- 
•  tent  de  toi ,  mais  que .  je  ne  te  reverrai  sans  doute  jamais.  Il  est 
probable  que  cela  t'inquiète  peu.  Tu  n'as  connu  ton  père  que 
dans  l'âge  oà  la  mémoire  n'est <pa&  née  encore  et«ù  le  cœur  n'est 


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pa**noor*  édosé  fl  s'orme  plu*  tard  ai  wotWiqn^fte-Jehp^^e  ; 
généralement,  et  tfeafcite  iqooi  je  maT$uti*sow»t  jéftwiéi  mi»u 
qu^y  fww?^—  Ta  n!et>  pewi  plw  rmaiiTOe  iqw!w  mitre*  ce*  jb^ 
sembla U  fttnfc  bte»  qoeîjo^ea^onteo^jT^^ceAïii^ j'ai  àt^  ; 
dû*,  c'^stnqui*  je^oisrpri«miîfe?-dQ^  Awgîw  depuis,  lo  IM**»- 
roidor  an  vi  (cm  le  2  aoùM798?,  vteu^  5^4e^  qui,  dit-on,, 
redevient àla mode^ujouDd'liH^  J'ôuàs-allè  à boed  de  /Ori^r, 
pouf -tâcher  de  persuader  à  ce  btare  Bfneys  d'app*r,«iller  pour 
Cocfbiii  Bbnaparte  awit  déjà;  envoyé  so& pau*re  aiderde-oamp, , 
Julien  i  qui  eut la  ^ttised^  wJawserenlewrpapl^Ar^bos*  M<>i> 
j'arrivai,  mais  asse^inetUemem.  JBrueya  èiai V^ni^té  coœjaw  u^ 
mute.  Or  disait!  qu'on  allaiMrouver  larpaa*e  d'Alexandrie  pqoi; 
faire  entrer  ses  vaisseaux;  mais  il  ajouta  quelques mot&assez  fiers  » 
qui  irogrentbien  voir  qu  au  fomi  il  était  uni  peu  jaloux 
de  terre;  — Noua  prend-on  pour  des, p*w*r*-d*ai4,  me  dit-il,  et 
croît-*»  que  nous  ayonsi>eur  dça  Aeglais?--Il  aurait  mieux  valu , 
pour  la  France  qu'il  eaefc  peur.  Hais  s'il  a  fait,  des  faute»,  il  les  a 
glorieusement  expiées*  Et  je  put»  dire  qw  j'expie  ennuyeusement 
ceBe  que  je.fi*  de  rester  à  son- bord  quand  on  l'attaqua.  Brueys 
fut  d'abord  blegsé  à  la  t4te  et  à  la  main,  U  continua  le  combat 
jusqu'au  moment  où  un  boulât  lui  fln-aoba,  les  entrailles.  Il  se  fit 
mettre  dans  ut  sac  de  son  et  nuwrotsuirsQnbanc  de  quart.  Noua 
vîmes  clairement  que  noua  allions  «aut»er  veïs  les  dix  heures  du 
soit;  Ce  qui  restait  de  l'équipage  descendit  dans  les  chaloupes  et 
se  sauva,  excepté  Casablanca»  Il  dameusa  le  deroier,  bien  en- 
tendu; mai»  son  fih,  un  beau  garçon,  qus  tu  a^ entrevu,  j^  crois, 
vint  me  trouver  et  me  dit;  «Citoyen,  qu'est-ce  que  l'honneur 
veut  que  je  fasse?  d  Pauvre  petit  !  Il  avait  dix  ans,  je  crois,  et  cela, 
parlait  d'honneur  dansun  tel  moment!  Je  le  pris  su*  mes  genoux 
dans  le  canot,  et  je  l'empêchai  de,  voir  sauter  son  père  avec  le 
pauvre  Orient,  qui  s'éparpilla  en  l'air  comme  une  getfie  de  feu,. 
Nom:  Be>  sautâmes  pas ,  nous ,  mais  noua  famés*  pjis,*  ce.qni  est 
bien  plus  douloureux  »  et  je  vins  à  Douvres,  saua  la  giwcde  d'un 
brave  capitaine  anglais  ;  nommé  CoUing^ood,  qui  commande  à 
présentie Gulkitn.  C'est ungal^ttomme,  s'ileu  fut, qui>  d«- 
pu*  1761  qu'il  sert  dans  la  marine,  n'a  quitté  la  marque  pendant 
deux  années  pour  se  marier.  Ses  enfens,  dont  il  parle  sws  cesse, 


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16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  le  connaissent  pas ,  et  sa  femme  ne  connaît  guère  que  par  ses 
lettres  son  beau  caractère.  Mais  je  sens  bien  que  la  douleur  de 
cette  défaite  d' Aboukir  a  abrégé  mes  jours,  qui  n'ont  été  que  trop 
longs ,  puisque  j'ai  vu  un  tel  désastre  et  la  mort  de  mes  glorieux 
amis.  Mon  grand  âge  a  touché  tout  le  monde  ici;  et,  comme  le 
climat  de  l'Angleterre  m'a  fait  tousser  beaucoup  et  a  renouvelé 
toutes  mes  blessures  au  point  de  me  priver  entièrement  de  l'usage 
d'un  bras,  le  bon  capitaine  Collingwood  a  demandé  et  obtenu 
pour  moi  (ce  qu'il  n'aurait  pu  obtenir  pour  lui-même ,  à  qui  la 
terre  était  défendue)  la  grâce  d'être  transféré  en  Sicile  sous  un 
soleil  plus  chaud  et  un  ciel  plus  pur.  Je  crois  bien  que  j'y  vais  finir; 
car  soixante-dix-huit  ans,  sept  blessures,  des  chagrins  profonds 
et  la  captivité  sont  des  maladies  incurables.  Je  n'avais  à  te  laisser 
que  mon  épée,  pauvre  enfant;  à  présent  je  n'ai  même  plus  cela, 
car  un  prisonnier  n'a  pas  d'épée.  Mais  j'ai  au  moins  un  conseil  à 
te  donner,  c'est  de  te  défier  de  ton  enthousiasme  pour  les  hommes 
qui  parviennent  vite,  et  surtout  pour  Bonaparte.  Tel  que  je  te  con- 
nais, tu  serais  un  séide,  et  il  faut  se  garantir  du  séidisme  quand 
on  est  Français ,  c'est-à-dire  très  susceptible  d'être  atteint  de  ce 
mal  contagieux.  C'est  une  chose  merveilleuse  que  la  quantité  de 
petits  et  de  grands  tyrans  qu'il  a  produits.  Nous  aimons  les  fanfa- 
rons à  un  point  extrême,  et  nous  nous  donnons  à  eux  de  si  bon 
cœur,  que  nous  ne  tardons  pas  à  nous  en  mordre  les  doigts  ensuite. 
La  source  de  ce  défaut  est  un  grand  besoin  d'action  et  une  grande 
paresse  de  réflexion.  Il  s'ensuit  que  nous  aimons  infiniment 
mieux  nous  donner  corps  et  ame  à  celui  qui  se  charge  de  penser 
pour  nous  et  d'être  responsable  :  quittes  à  rire  après  de  nous  et 
de  lui. 

Bonaparte  est  un  bon  enfant,  mais  il  est  vraiment  par  trop 
charlatan.  Je  crains  qu'il  ne  devienne  fondateur,  parmi  nous,  d'un 
nouveau  genre  de  jonglerie  ;  nous  en  avons  bien  assez  en  France. 
Le  charlatanisme  est  insolent  et  corrupteur,  et  il  a  donné  de  tels 
exemples  dans  notre  siècle,  et  a  mené  si  grand  bruit  du  tambour 
et  de  la  baguette  sur  la  place  publique ,  qu'il  s'est  glissé  dans  toute 
profession,  et  qu'il  n'y  a  si  petit  homme  qu'il  n'ait  gonflé.  —  Le 
nombre  est  incalculable  des  grenouilles  qui  crèvent.  —  Je  désire 
bien  vivement  que  mon  fils  n'en  soit  pas. 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  17 

Je  sois  bien  aise  qu'il  m'ait  tenu  parole  en  se  chargeant  de  toi, 
comme  il  dit,  mais  ne  t'y  fie  pas  trop.  Quand  nous  étions  en 
Egypte,  voici  ce  qui  se  passa  à  un  certain  dîner,  et  ce  que  je 
veux  te  dire  afin  que  tu  y  penses  souvent 

Le  1er  vendémiaire  an  vu,  étant  au  Caire ,  Bonaparte,  membre 
de  l'Institut,  ordonna  une  fête  civique  pour  l'anniversaire  de  l'é- 
tablissement de  la  république.  La  garnison  d'Alexandrie  célébra 
la  fêle  autour  de  la  colonne  de  Pompée ,  sur  laquelle  on  planta  le 
drapeau  tricolore;  l'aiguille  de  Cléopàtre  fut  illuminée  assez  mal  ; 
et  les  troupes  de  la  Haute-Egypte  célébrèrent  la  fête  le  mieux 
qu'elles  purent  entre  les  pylônes,  les  colonnes,  les  cariatides  de 
Thèbes ,  sur  les  genoux  du  colosse  de  Memrion,  aux  pieds' des  fi- 
gures de  Tâma  et  Chàma.  Le  premier  corps  d'armée  fit  au  Caire  ses 
manœuvres ,  ses  courses  et  ses  feux  d'artifice.  Le  général  en  chef 
avait  invité  à  dîner  tout  l'état-major ,  les  ordonnateurs,  les  savans, 
le  kiaya  du  pacha,  l'émir,  les  membres  du  divan  et  les  agas ,  au* 
tour  d'une  table  de  cinq  cents  couverts  dressée  dans  la  salle  basse 
de  la  maison  qu'il  occupait  sur  la  place  d'El-Bequier;  le  bonnet 
de  la  liberté  et  le  croissant  s'entrelaçaient  amoureusement;  les 
couleurs  turques  et  françaises  formaient  un  berceau  et  un  tapis 
fort  agréables  sur  lesquels  se  mariaient  le  Koran  et  la  Table  des 
Droits  de  l'Homme.  Après  que  les  convives  eurent  bien  mangé 
avec  leurs  doigts  des  poulets  et  du  riz  assaisonnés  de  safran,  des 
pastèques  et  des  fruits ,  Bonaparte ,  qui  ne  disait  rien ,  jeta  un 
coup  d'œil  très  prompt  sur  eux  tous.  Le  bon  Kléber,  qui  était 
couché  à  côté  de  lui  parce  qu'il  ne  pouvait  pas  ployer  à  la  turque 
ses  longues  jambes,  donna  un  grand  coup  de  coude  à  Abdallah- 
Menou  son  voisin ,  et  lui  dit  avec  son  accent  demi-allemand  : 

— Tiens  1  voilà  Ali-Bonaparte  qui  va  nous  faire  une  des  siennes. 

Il  l'appelait  comme  cela ,  parce  que,  à  la  fête  de  Mahomet ,  le 
général  s'était  amusé  à  prendre  le  costume  oriental ,  et  qu'au  mo- 
ment où  il  s'était  déclaré  protecteur  de  toutes  les  religions,  on  lui 
avait  pompeusement  décerné  le  nom  de  gendre  du  prophète ,  et 
on  l'avait  nommé  Ali-Bonaparte. 

Kléber  n'avait  pas  fini  de  parler  et  passait  encore  sa  main  dans 
ses  grands  cheveux  blonds,  que  le  petit  Bonaparte  était  déjà  de- 
TOME  iv.  2 


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48"  &ET1TB  M$  W*  M0ft*Bfe; 

bout;  etv  approchant  son  venre  de  son  menton  rasigr*  et dç  m 
grojœ^cravatte,  il  dit  d'une  voix  brève ,  claire  et  saccadé*  : 

-r~  Bwonaà  l'ai*  trois  cents  de  Ut  uèpuWiqufr  française! 

Kléber  se  mit  à  rire  daçs  répaulede  MteQQU>*  au;  pom*  cte  lu* 
faire  verser  son  verresur.  un  vieil,  aga,  et  Bonaparte  les  regarda 
tous  deux  de  travers,  en  fronçant  le  sourci). 

Certainement,  moa enfant,  il  avait  raison,  parce  que ,  en  prér- 
sence  d'un  général  en  chef ,  un  général  de  division  ne  doit  pas  se 
tenir  indécemment,  fût-ce  un,  gaillard  comme  Kléber;  mais  eux, 
ils  n'avaient  pas  tout-à-fait  tort  non  plus,  puisque  Bonaparte,  à 
l'heure  qu'il  est,  s'appelle  l'Empereur  et  que  tu  es  son  page.  » 

En  effet,  dit  le  capitaine  Renaud  en  reprenant  la  lettre  de  mes 
mains ,  je  venais  d'être  nommé  page  de  l'empereur  en  1804.  — 
Ah!  la  terrible  année  que  celle-là  1  de  quels  événemens elle  était 
chargée  quand  elle  nous  arriva,  et  comme  je  l'aurais  considérée 
avec  attention,  si  j'avais  su  alors  considérer  quelque  chose!  Mais, 
je  n'avais  pas  d'yeux  pour  voir,  pas  d'oreilles  pour  entendre  autre 
chose  que  les  actions  de  l'Empereur,  la  voix  de  l'Empereur,  les 
gestes  de  l'Empereur,  les  pas  de  l'Empereur.  Son  approche  m'eni- 
vrait, sa  présence  me  magnétisait.  La  gloire  d'être  attaché  à  cet 
homme  me  semblait  la  plus  grande  chose  qui  fût  au  monde,  et 
jamais  un  amant  n'a  senti  l'ascendant  de  sa  maltresse  avec  des 
émotions  plus  vives  et  plus  écrasantes  que  celles  que  sa  vue  me 
donnait  chaque  jour.  L'admiration  d'un  chef  militaire  devient  une 
passion,  un  fanatisme,  une  frénésie  qui  font  de  nous  des  esclaves, 
des  furieux,  des  aveugles.  Cette  pauvre  lettre  que  je  viens  de  vous 
donner  à  lire  ne  tint  dans  mon  esprit  que  la  place  de  ce  que  les 
écoliers  nomment  un  sermon,  et  je  ne  sentis  que  le  soulagement 
impie  des  enfans  qui  se  trouvent  délivrés  de  l'autorité  naturelle, 
et  se  croient  libres  parce  qui  ils  ont  choisi  fat  chaîne  que  l'entrai 
nement  général  leur  a  fiait  river  à  leur  cou*  Mars  un  reste  de  bons 
sentimens  natifs  me  fit  conserver  cette  écriture  sacrée,  et  son 
autorité  sur  moi  a  grandi  à  uwaure  que  diminuaient  mes  rêves 
d'héroïque  sujétion.  Elle  est  restée  toujours*  sur  mon  cœur,  et 
elle  a  fini  par  y  jeter  des  racines  invisibles ,  à  mesure  que  le  bon 
sens  a  dégagé  ma  vue  des  nuages  qui  les  couvraient  alors.  Je  n'ai 


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IE  CAPITAINE  RENAUD.  19 

pu  m'empêcher,  cette  nuit ,  de  la  relire  avec  vous,  et  je  méprends 
en  pitié  en  considérant  combien  a  été  lente  la  courbe  que  m 
idées  ont  survie  pour  revenir  à  la  base  la  plus  solide  et  la  plus 
«impie  delà  conduite  d'un  homme.  Vous  verrez  à  combien  peu 
elle  se  réduit;  mais  en  vérité,  monsieur/ je  pense  que  cela  suffit 
à  la  vie  d'un  honnête  homme,  et  il  m'a  fallu  bien  du  temps  pour 
arriver  à  trouver  la  source  de  la  véritable  grandeur  qu'il  peut  y 
avoir  dans  la  profession  presque  barbare  des  armes. 

Ici  le  capitaine  Renaud  fut  interrompu  par  un  vieux  sergent  de 
grenadiers  qui  vint  se  placer  à  la  porte  du  café ,  portant  son  arme 
en  sous-bfficier,  et  tirant  une  lettre  écrite  sur  papier  gris  placée 
dans  la  bretelle  de  son  fusil.  Le  capitaine  se  leva  paisiblement  et 
ouvrit  l'ordre  qu'il  recevait 

—  Dites  à  Béjaud  de  copier  cela  sur  le  livre  d'ordres,  dit-il  au 
sergent. 

—  Le  sergenfniajor  n'est  pas  revenu  de  l'Arsenal ,  dit  le  soufr- 
officier  d'une  voir  douce  comme  celle  d'une  jeune  fille,  et  baissant 
les  yeux,  sans  même  daigner  dire  comment  son  camarade  avait 
été  tué. 

—  Le  fourrier  le  remplacera ,  dit  le  capitaine  sans  tien  deman- 
der, et  il  signa  son  ordre  sur  le  dos  du  sergent,  qui  lui  servit  de 
pupitre. 

U  toussa  un  peu,  et  reprit  avec  tranquillité. 


CHAPITRE  IV. 

Le 


La  lettre  démon  pauvre  père  et  sa  mort,  que  j'appris,  peu  de 
temps  après ,  produisirent  en  moi ,  tout  enivré  que  j'étais  et  tout 
étourdi  du  bruit  de  mes  éperons,  une  impression  assez  forte  pour 
donner  un  grand  ébranlement  à  mon  ardeur  aveugle,  et  je  com- 
mençai à  examiner  de  plus  près  et  avec  plus  de  calme  ce  qu'il  y 
avait  de  surnaturel  dans  l'éclat  qui  m'enivrait.  Je  me  demandai, 
pour  la  première  fois ,  en  quoi  consistait  l'ascendant  que  nous  lais- 
sons prendre  sur  nous  aux  hommes  d'action  revêtus  d'un  pouvoir 

2. 


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90  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

absolu,  et  j'osai  tenter  quelques  efforts  intérieurs  pour  tracer  des 
bornes,  dans  ma  pensée»  à  cette  donation  volontaire  de  tant 
d'hommes  à  un  homme.  Cette  première  secousse  me  fit  entrouvrir 
la  paupière,  et  j'eus  l'audace  de  regarder  en  face  l'aigle  éblouissant 
qui  m'avait  enlevé,  tout  enfant,  et  dont  les  ongles  me  pressaient 
les  reins. 

Je  ne  tardai  pas  à  trouver  des  occasions  de  l'examiner  de  plus 
près,  et  d'épier  l'esprit  du  grand  homme,  dans  les  actes  obscurs 
de  sa  vie  privée. 

On  avait  osé  créer  des  pages ,  comme  je  vous  l'ai  dit,  mais  nous 
portions  l'uniforme  d'officiers  en  attendant  la  livrée  verte  à  culot- 
tes rouges  que  nous  devions  prendre  au  sacre.  Nous  servions 
d'ccuyers,  de  secrétaires  et  d'aides-de-camp  jusque-là,  selon  la  vo- 
lonté du  maître  qui  prenait  ce  qu'il  trouvait  sous  sa  main.  Déjà  il 
se  plaisait  à  peupler  ses  antichambres;  et  comme  le  besoin  de  domi- 
ner le  suivait  partout ,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  l'exercer  dans 
les  plus  petites  choses  et  tourmentait  autour  de  lui  ceux  qui  l'en- 
touraient,  par  l'infatigable  maniement  d'une  volonté  toujours  pré- 
sente. Il  s'amusait  de  ma  timidité;  il  jouait  avec  mes  terreurs  et 
mon  respect.— Quelquefois  il  m'appelait  brusquement,  et  me 
voyant  entrer  pâle  et  balbutiant ,  il  s'amusait  à  me  faire  parler  long- 
temps pour  voir  mes  étonnemens  troubler  mes  idées.  Quelquefois, 
tandis  que  j'écrivais  sous  sa  dictée,  il  me  tirait  l'oreille  tout  d'un 
coup,  à  sa  manière ,  et  me  faisait  une  question  imprévue  sur  quel- 
que vulgaire  connaissance  comme  la  géographie  ou  l'algèbre,  me 
posant  le  plus  facile  problème  d'enfant;  il  me  semblait  alors  que 
la  foudre  tombait  sur  ma  tète.  Je  savais  mille  fois  ce  qu'il  deman- 
dait, j'en  savais  plus  qu'il  ne  le  croyait,  j'en  savais  même  souvent 
plus  que  lui,  mais  son  œil  me  paralysait.  Lorsqu'il  était  hors  de  la 
chambre ,  je  pouvais  respirer,  le^sang  commençait  à  circuler  dans, 
mes  veines,  la  mémoire  me  revenait  et  avec  elle  une  honte  inexpri- 
mable; la  rage  me  prenait,  j'écrivais  ce  que  j'aurais  dû  lui  répon- 
dre ;  puis  je  me  roulais  sur  le  tapis ,  je  pleurais,  j'avais  envie  de  me 
tuer. 

c  Quoi!  me  disais-je ,  il  y  a  donc  des  têtes  assez  fortes  pour  être 
sûres  de  tout  et  n'hésiter  devant  personne?  des  hommes  qui  s'é- 
tourdissent par  l'action  sur  toute  chose,  et  dont  l'assurance  écrase 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  21 

les  autres  en  leur  faisant  penser  que  la  clé  de  tout  savoir  et  de 
tout  pouvoir  »  clé  qu'on  ne  cesse  de  chercher,  est  dans  leur  poche» 
et  qu'ils  n'ont  qu'à  l'ouvrir  pour  en  tirer  lumière  et  autorité  infail- 
libles? >  —  Je  sentais  pourtant  que  c'était  là  une  force  fausse  et 
usurpée.  Je  me  révoltais,  je  criais  :  «  Il  ment!  Son  altitude,  sa 
voix,  son  geste,  ne  sont  qu'une  pantomime  d'acteur,  une  miséra- 
ble parade  de  souveraineté,  dont  il  doit  savoir  la  vanité.  Il  n'est 
pas  possible  qu'il  croie  en  lui-même  aussi  sincèrement  !  Il  nous 
défend  à  tous  de  lever  le  voile,  mais  il  se  voit  nu  par-dessous.  Et 
que  voit-il?  un  pauvre  ignorantcomme  nous  tous,  et  sous  tout  cela, 
la  créature  faible!  »  — Cependant  je  ne  savais  comment  voir  le 
fond  de  cette  ame  déguisée.  Le  pouvoir  et  la  gloire  le  défendaient 
sur  tous  les  points;  je  tournais  autour  sans  réussir  à  y  rien  sur- 
prendre, et  ce  porc-épic  toujours  armé  se  roulait  devant  moi ,  n'of- 
frant de  tous  côtés  que  des  pointes  acérées.  —Un  jour  pourtant, 
le  hasard,  notre  maître  à  tous,  les  entr'ouvrit,  et  à  travers  ces  piques 
et  ces  dards  fit  pénétrer  une  lumière  d'un  moment.  —  Un  jour,  ce 
fut  peut-être  le  seul  de  sa  vie,  il  rencontra  plus  fort  que  lui  et  re- 
cula un  instant  devant  un  ascendant  plus  {/rand  que  le  sien.  —  J'en 
fus  témoin ,  et  me  sentis  vengé.  —  Voici  comment  cela  m' arriva  : 
Nous  étions  à  Fontainebleau.  Le  Pape  venait  d'arriver.  L'Em- 
pereur l'avait  attendu  impatiemment  pour  le  sacre,  et  l'avait  reçu 
en  voiture ,  montant  de  chaque  côté  au  même  instant  avec  une  éti- 
quette en  apparence  négligée,  mais  profondément  calculée  de  ma- 
nière à  ne  céder  ni  prendre  le  pas;  ruse  italienne.  Il  revenait  au  châ- 
teau, tout  y  était  en  rumeur;  j'avais  laissé  plusieurs  officiers  dans 
la  chambre  qui  précédait  celle  de  l'Empereur,  et  j'étais  resté  seul 
dans  la  sienne.  — Je  considérais  une  longue  table  qui  portait,  au 
lieu  de  marbre,  des  mosaïques  romaines,  et  que  surchargeait  un 
amas  énorme  de  placets.  J'avais  vu  souvent  Bonaparte  rentrer  et 
leur  faire  subir  une  étrange  épreuve.  Il  ne  les  prenait  ni  par  or- 
dre, ni  au  hasard;  mais  quand  leur  nombre  l'irritait,  il  passait  sa 
main  sur  la  table  de  gauche  à  droite  et  de  droite  à  gauche,  comme- 
un  faucheur,  et  les  dispersait  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût  réduit  le  nom- 
bre à  cinq  ou  six  qu'il  ouvrait.  Cette  sorte  de  jeu  dédaigneux 
m'avait  ému  singulièrement.  Tous  ces  papiers  de  deuil  et  de  dé- 
tresse repoussés  et  jetés  sur  le  parquet,  enlevés  comme  par  un 


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22  Ittnrtfi  DÉS  îflEÛX  MOTCDES. 

vent  de  colère,  ces  implorations  inutiles  des  veuves  et  des  orphe- 
lins n'ayant  pour  chances  de  secours  quela  manière  dont  les  feuil- 
les volantes  étaient  balayées  par  le  chapeau  consulaire;  toutes  ces 
feuilles  gémissantes,  modifiées  par  des  larmes  de  fenrtHe,  traînant 
au  hasard  sous  -ses  bottes»  et  sur  lesquelles  il  marchait  -comme  sur 
ses  morts  du  champ  de  bataille,  me  représentaient  la  destinée  pré- 
sente de  la  France  comme  une  loterie  sinistre,  et;  toute  grande 
qu'était  la  main  indifférentes*  rude  qui  tirait  les  lots,  je  pensais 
qu'il  n'était  pas  juste  de  livrer  ainsi  au  caprice  de  ses  coups' de 
poing  tant  de  fortunes  obscures  qui  eussent  été  peut-être  un  jour 
aussi  grandes  que  la  sienne,  si  un  point  d'appui  leur  eût  été  donné. 
Je  sentis  mon  cœur  battre  contre  Bonaparte  et  se  révolter,  mais 
honteusement,  mais  en  coeur  d'esclave  qu'il  était,  le  considérais 
ces  lettres  abandonnées,  des  cris  de  douleur  inattendus  s'élevaient 
de  leurs  plis  profanés  ;  et  les  prenant  pour  les  Kre ,  les  rejetant  en- 
suite, moi-même  je  me  faisais  juge  entre  ees  malheureux  et  le 
maître  qu'ils  s'étaient  donné,  et  qui  allait  aujourd'hui  s'asseoir 
plus  solidement  que  jamais  sur  leurs  têtes.  Je  tenais  dans  ma 
main  l'une  de  ces  pétitions  méprisées,  lorsque  le  bruit  des  tam- 
bours qui  battaient  aux  champs ,  m'apprit  l'arrivée  subite  de  l'Em- 
pereur. Or,  vous  savez  que  de  même  que  l'on  voit  la  lumière  du 
canon  avant  d'entendre  sa  détonation,  on  le  voyait  toujours  en 
même  temps  qu'on  était  frappé  du  .brait  de  son  approche,  tant 
ses  allures  étaient  promptes,  et  tant  il  semblait  pressé  de  vivre  et 
de  jeter  ses  actions  les  unes  sur  les  autres.  Quand  il  entrait  à  che- 
val dans  la  cour  d'un  palais,  ses  guides  avaient  peine  à  le  suivre, 
et  le  poste  n'avait  pas  le  temps  de  prendre  les  armes ,  qu'il  était 
déjà  descendu  de  cheval  et  montait  l'escalier.  Cette  fois  j'entendis 
ses  talons  résonner  en  même  temps  que  le  tambour.  J'eus  le 
temps  à  peine  de  me  jeter  dans  l'alcôve  d'un  grand  lit  de  parade 
qui  ne  servait  à  personne,  fortifié  d'une  balustrade  de  prince  et 
fermé  heureusement,  plus  qu'à  demi,  par  des  rideaux  semés 
d'abeilles. 

L'Empereur  était  fort  agité;  il  marcha  seul  dans  la  chambre 
comme  quelqu'un  qui  attend  avec  impatience  et  fit  en  un  instant 
trois  fois  sa  longueur,  puis  s'avança  vers  la  fenêtre  et  se  mit  à  y 
tambouriner  une  marche  avec  les  ongles.  Une  voiture  roula  encore 


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Ut  CAPITÀIHS»  RBHAU».  25  " 

dans  te* cours*  il  ces»  (te  battra,  frappa-  des  pie*  deux  ou 
trois  fois  €omne  uftpatieiaé  de  la*  v«e  de  quelque  chose  qui  se 
faisait  aveo  lenteur*  puis  alla  brusquement  à  la  porte  et  rouvrit 
auPipev 

Pie  Vtfenlr»  seul ,  Bonaparte  se  M  ta  derefcrwer  Je  porte  der- 
rière lui  avec  une  promptitude  de  geôlier.  Je  sentis  une  grande 
terreur,  je  l'avoue,  en  ipe  voyant  en  tiers  entre  de  telles  gens.  Ce- 
pendant je  restais  sans  voix  et  sans  mouvement ,  regardant  et  écou- 
tant de  toute  la  puissaaoa  de  me»  esprit. 

Le  Pape  était  d'une*  taille  élevée;  il  avait' un  visage  alongé, 
jaune,  souffrant,  mais  plein  d'une  noblesse  sainte  et  d'une  bonté 
sans  bornes*  Ses  yeux  noirs  étaient  grands  et  beaux;  sa  bouche 
était  entrouverte  par  un  sourire  bienveillant  auquel  son  menton 
avancé  donnait  une  expression  de  finesse  très  spirituelle  et  très 
vive,  sourire  qui  n'avait  rien  de  la  sécheresse  politique-,  mais  tout 
de  la  bonté  chrétienne.  Une  calotte  blanche  couvrait  ses  cheveux 
longs,  noir»i  mais  si  Bonnes  de  larges  mèches  argentées.  Il  por- 
tait négligemment  sur  ses  épaules  coubées ,  un  long  camail  de  ve- 
vours  rouge,  et  sa  robe  traînait  sur  ses  pieds.  Il  entra  lentement 
avec  la:  démarcheealmeet  prudente  d'une  femme  âgée.*  Il  vint  s'as- 
seoir les  yeux  baissés  sur  ttn  des  grands  fauteuils  romains  dorés  et 
chargés  d'aigles ,  et  attendit  ce  que  lui  allait  dire  l'autre  Italien. 

Ah  !  monsieur  !  quelle  scène  !  quelle  scène  !  je  la  vois  encore.  Ce 
ne  fut  pas  le  génie  de  l'homme  qu'elle  me  montra ,  mais  ce  fut  son 
caractère,  et  si  son  vaste  esprit  ne  s'y  déroula  pas,  du  moins  son 
cœur  éclata.  —  Bonaparte  n'était  pas  alors»  ce  que  vous  l'avez  vu 
depuis;  il  n'avait  point  ce  ventre  de  financier,  ce  visage  joufffa 
et  malade,  ces  jambes  de  goutteux,  tout  cet  infirme  embonpoint 
que  l'art  a  malheureusement  saisi  pour  en  faire  un.  type,  selon  le 
langage  actuel ,  et  qui  a  laissé  de  lui  à  la  foule  je  ne  sais  quelle 
forme  populaire  et  grotesque  qui  le  livre  aux  jouets  d'enfans  et  le 
laissera  peut-être  un  jour  fabuleux  et  impossible  comme  l'informe 
Polkhinelle.— r  II  n'était  point  ainsi  alors ,  monsieur ,  mais  nerveux 
et  souple,  mais  leste,  vif  et  élancé,  conyulsif  dansées  gestes,  gra- 
cieux dans  quelques  momens,  recherché  dans  ses  manières,  sa  poi- 
trine plate  et  rentrée  entre  les  épaules,  et  tel  encore  que  je  l'avais 
vu  à  Malte ,  le  visage  mélancolique  et  effilé. 


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24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  cessa  point  de  marcher  dans  la  chambre,  quand  le  Pape  fut 
entré  ;  il  se  mit  à  roder  autour  du  fauteuil  comme  un  chasseur 
prudent;  et  s'arrétant  tout  à  coup  en  face  de  lui  dans  l'attitude 
raide  et  immobile  d'un  caporal,  il  reprit  une  suite  de  la  conversa- 
tion commencée  dans  leur  voiture»  interrompue  par  l'arrivée  et 
qu'il  lui  tardait  de  reprendre. 

— Je  vous  le  répète ,  saint-père,  je  ne  suis  point  un  esprit  fort , 
moi,  et  je  n'aime  pas  les  raisonneurs  et  les  idéologues.  Je  vous 
assure  que,  malgré  mes  vieux  républicains,  j'irai  à  la  messe. 

II  jeta  ces  derniers  mots  brusquement  au  Pape  comme  un  coup 
d'encensoir  lancé  au  visage  et  s'arrêta  pour  en  attendre  l'effet, 
pensant  que  les  circonstances  tant  soit  peu  impies  qui  avaient  pré- 
cédé l'entrevue  devaient  donner  à  cet  aveu  subit  et  net  une  valeur 
extraordinaire.  —Le  Pape  baissa  les  yeux  et  posa  ses  deux  mains 
sur  les  têtes  d'aigle  qui  formaient  les  bras  de  son  fauteuil.  Il  parut, 
par  cette  attitude  de  statue  romaine ,  qu'il  disait  clairement  :  Je  me 
résigne  d'avance  à  écouter  toutes  les  choses  profanes  qu'il  lui 
plaira  de  me  faire  entendre. 

Bonaparte  fit  le  tour  de  la  chambre  et  du  fauteuil  qui  se  trouvait 
au  milieu,  et  je  vis,  au  regard  qu'il  jetait  de  côté  sur  le  vieux  pon- 
tife, qu'il  n'était  content  ni  de  lui-même  ni  des  on  adversaire  et  qu'il 
se  reprochait  d'avoir  trop  lestement  débuté  dans  cette  reprise  de 
conversation.  Il  se  mit  donc  à  parler  de  suite,  en  marchant  circu- 
lairement  et  jetant  à  la  dérobée  des  regards  perça n s  dans  les  gla- 
ces de  l'appartement  où  se  réfléchissait  la  figure  grave  du  saint- 
père,  et  le  regardant  en  profil,  quand  il  passait  près  de  lui,  mais 
jamais  en  face,  de  peur  de  sembler  trop  inquiet  de  l'impression  de 
ses  paroles. 

—Il  y  a  quelque  chose,  dit-il,  qui  me  reste  sur  le  cœur,  saint- 
père,  c'est  que  vous  consentez  au  sacre  de  la  même  manière  que 
l'autre  fois  au  concordat,  comme  si  vous  y  étiez  forcé.  Vous  avez 
un  air  de  martyr  devant  moi ,  vous  êtes  là  comme  résigné,  comme 
offrant  au  ciel  vos  douleurs.  Hais  en  vérité  ce  n'est  pas  là  votre 
situation,  vous  rfétes  pas  prisonnier,  pardieul  vous  êtes  libre 
comme  l'air. 

Pie  VII  sourit  avec  tristesse  et  le  regarda  en  face.  Il  sentait  ce 
qu'il  y  avait  de  prodigieux  dans  les  exigences  de  ce  caractère  des- 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  25 

potique  à  qui ,  comme  à  tous  les  esprits  de  même  nature ,  il  ne  suf- 
fisait pas  de  se  foire  obéir  s'il  n'était  obéi  avec  l'air  d'avoir  désiré 
ardemment  ce  qu'il  ordonnait. 

—  Oui,  reprit  Bonaparte  avec  plus  de  force,  vous  êtes  parfaite- 
ment libre  ;  vous  pouvez  vous  en  retournera  Rome,  la  route  est 
ouverte,  personne  ne  vous  retient. 

Le  Pape  soupira  et  leva  sa  main  droite  et  ses  yeux  au  ciel  sans 
répondre;  ensuite  il  laissa  retomber  très  lentement  son  front  ridé» 
et  se  mit  à  considérer  la  croix  d'or  suspendue  à  son  cou. 

Bonaparte  continua  à  parler  en  tournoyant  plus  lentement.  Sa 
toîx  devint  douce  et  son  sourire  plein  de  grâce. 

—  Saint-père,  si  la  gravité  de  votre  caractère  ne  m'en  empê- 
chait, je  dirais,  en  vérité,  que  vous  êtes  un  peu  ingrat.  Vous  ne 
paraissez  pas  vous  souvenir  assez  des  bons  services  que  la  France 
vous  a  rendus.  Le  conclave  de  Venise ,  qui  vous  a  élu  pape ,  m'a  un 
peu  l'air  d'avoir  été  inspiré  par  ma  campagne  d'Italie  et  par  un 
mot  que  j'ai  dit  sur  vous.  L'Autriche  ne  vous  traita  pas  bien  alors, 
et  j'en  fus  très  affligé.  Votre  sainteté  fut ,  je  crois ,  obligée  de  reve- 
nir, par  mer,  à  Rome ,  faute  de  pouvoir  passer  par  les  terres  au- 
trichiennes. 

Il  s'interrompit  pour  attendre  la  réponse  du  silencieux  hôte 
qu'il  s'était  donné;  mais  Pie  VII  ne  fit  qu'une  inclination  de  tête 
presque  imperceptible,  et  demeura  comme  plongé  dans  un  abatte- 
ment qui  l'empêchait  d'écouter. 

Bonaparte  alors  poussa  du  pied  une  chaise  près  du  grand  fau- 
teuil du  Pape.  —  Je  tressaillis,  parce  qu'en  venant  chercher  ce 
siège,  il  avait  effleuré  de  son  épaulette  le  rideau  de  l'alcôve  où 
j'étais  caché. 

—  Ce  fut,  en  vérité,  continua-t-il ,  comme  catholique  que  cela 
m'affligea.  Je  n'ai  jamais  eu  le  temps  d'étudier  beaucoup  la  théo- 
logie, moi ,  mais  j'ajoute  encore  une  grande  foi  à  la  puissance  de 
l'Église,  elle  a  une  vitalité  prodigieuse,  saint-père.  Voltaire  vous 
a  bien  un  peu  entamés,  mais  je  ne  l'aime  pas,  et  je  vais  lâcher  sur 
lui  un  vieil  oratorien  défroqué.  Vous  serez  content,  allez;  tenez , 
nous  pourrions ,  si  vous  vouliez ,  faire  bien  des  choses  de  l'avenir. 

Ici  il  prit  un  air  d'innocence  et  de  jeunesse  très  caressant. 

—  Moi,  je  ne  sais  pas,  j'ai  beau  chercher,  je  ne  vois  pas  bien  9 


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26  REfVCE  DBS  OWX  MOVDES. 

*n  vérilé,  pourquoi  vous  «iriez -de' h;  répugnance  à  siéger  à 

.'Paris,  pornr  toujours?  Je  vouslateserats,  ma  foi,  les  Toileries  si 

vous  vouliez.  Vous  y  trouverez  déjà  votre  chambre  -de  Moote- 

tCfevaHoqui  vous  attend.  Moi,  je  «'y  séjourne  guère.  Ne  voyez-vous 

pas  bien,  padre^  quee'est  là  la  vraie  capitale  du  monde?  Moi,  je 

ferais  tout  ce  que  vous  voudriez  ;  «d'abord ,  je  suis  meilleur  enfant 

•  qu'on  ne  eroit.  Pourvu  que  la  guerre  et'la  politique  fatigante  me 

fussent  laissées ,  vous  arrangeriez  l'Église  comme  il  voafc  plairait. 

Je  serais  votre  soldat  tout*à-fait.  Véyez  ,  ce  serait  vraiment  beau  ; 

nous  aurions  nos  «conciles  oomme  Constantin  et  Charlemagne ,  je 

les  ouvrirais  et  les  fermerais;  je  vous -mettrais  ensuite  dans  la  main 

les  vraies  clés  du  monde ,  et  comme  notre  Seigneur  a  dit  :-Je  suis 

venu  'avec  l'épée  ,  Jçgarderais  l'<épée ,  moi  ;  je  vous  Ja  rapporterais 

.«seulement  à  bénir  après  chaque  snccàs*de  nos  anses. 

Il  s'inclina  légèrement  en  disant  ces  derniers  taots. 

Le  Pape ,  qui  jusque-là  n'avait  cessé  de  demeurer  sans  mouve- 
ment comme  ane  statue  égyptienne,  releva  lentement  sa  tête  à 
demi  baissée*  sourit  avec  mélancolie,  leva  ses  yeux  en  haut  et  dit, 
«près  un  soupir  paisible,  comme  s'il  eût  confié  sa  pensée  à  son 
ange  gardien  invisible  : 

—  Commedidnle! 

Bonaparte  sauta  de  sa  chaise  et  bondit  comme  nn  léopard  blessé. 
Une  vraie  colère  le  prit*  une  de  tes  colères  jaunes.  Il  marcha 
d'abord  sans  parler,  se  mordant  les  lèvres  jusqu'au  sang.  Il  ne 
tournait  pinson  cercle  autour  de  sa  proie  avec  des  regards  fins  et 
une  marche  cauteleuse*  mais  il  allait  droit  et  ferme,  en  long  et  en 
larçje,  bra*queaicfnt»  frappant  du  pied  et  faisant  sonner  ses  talons 
éperonnés.  La  chambre  tressaillit,  les  rideaux  frémirent  comme 
les  arbres  à  rapproche  <lu  tonnerre  ;  il  me  semblait  qu'il  allait  ar- 
river quelque  terrible  et  grande  chose  ;  mes  cheveux  me  firent 
mal,  et  j'y  portai  la  main  malgré  moi.  Je  regardai  le  Pape,  il  ne 
remua  pas ,  seulement  il  serra  de  ses  deux  mains  les  têtes  d'aigle 
des  bras  du  fauteuil. 

La  boinbe  éclata  tout  à  coup. 

—  Comédien  !  moi  !  Ah  !  je  vous  donnerai  des  comédies  à  vous 
faire  tous  pleurer  commodes  femmes  etdesenfans.— Comédien! 
—  Ah  !  vous  n  y  êtes  pas,  si  vous  croyez  qu'on  puisse  avec  moi 


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LK  CAPITALE  RESUUJD*  27  . 

faire  du  sang-froid  insolent?  Mon  théâtre ,  c'est  le  monde;  le  rôle, 
qnej  y  joue,  c'est  celui  de  maître  et  d'auteur;  pour  comédiens  j'ai 
vous  tous ,  papes,  rois,  peuple;  et  le  fil  par  lequel  je  vous  remue» 
c'est  la  peur  !  —  Comédien!  Ah!  il  faudrait  être  d'une  autre  taille 
que  la  vôtre  pour  m'oser  applaudir  ou  siffler.  Signor  Chiaramonti  ! 
savez- vous  bien  qiie  vous  ne  seriez  qu'un  pauvre  curé  si  je  le  vou- 
lais. Vous  et  voire  tiare >  la.  France  vous  rirait  au  ne»,  si  je  ne 
gardais  mon  air  sérieux  en  vous  saluant, 

D  y  a  quatre  ans,  seulement,  personne  n'eût  osé  parler  tout 
haut  du  Christ.  Qui  donc  eût  parlé  du  Pape,  s'il  vous  plaît!  -— 
Comédien  !  Ah  !  messieurs ,  vous  prenez  vite  pied  chez  nous  !  Vous 
êtes  de  mauvaise  humeur,  parce  que  je  n'ai  pas  été  assez  sot  pour 
signer,  comme  Louis  XI V ,  la  désapprobation  des  libertés  gallica- 
nes !  —  Mais  on  ne  me  pipe  pas  ainsi*  —  C'est  moi  qui  vous  tiens 
dans  mes  doigts,  c'est  moi  qui  vous  porte  du  midi  au  nord,  comme 
des  marionnettes  ;  c'est  moi  qui  fais  semblant  de  vous  compter  pour 
quelque  chose ,  parce  que  vous  représentez  une  vieille  idée  que  je 
veux  ressusciter,  et  vous  n'avez  pas  l'esprit  de  voir  cela ,  et  de  faire 
comme  si  vous  ne  vous  en  aperceviez  pas.  —  Mais  non!  Il  faut 
tout  vous  dire  !  il  faut  vous,  mettre  le  nez  sur  les  choses  pour  que 
vous  les  compreniez.  Et  vous  croyez  bonnement  que  l'on  a  besoin 
de  vous,  et  vous  relevez  la  tête,  et  vous  vous  drapez  dans  vos 
robes  de  femmes?  —  Mais  sachez  bien  qu'elles  ne  m'en  imposent 
nullement,  et.  que,  si  vous  continuez,  vous  !  je  traiterai  la  vôtre 
comme  Charles  XII  celle  du  grand- visir;  je  la  déchirerai  d'un 
coqp  d'éperon. 

U  se  tut*.  Je  n'osais  pas  respirer.  J'avançai  la  tête,  n'entendant 
plus  sa  voix  tonnante,  pour  voir  si  le  pauvre  vieillard  était  mort 
d'effroi  :  le  même  calme  dans  l'attitude,  le  même  calme  sur  le  vi- 
sage. Il  leva  une  seconde  fois  les  yeux  au  ciel ,  et  après  avoir  en- 
core jeté  un  profond  soupir,  il  sourit  avec  amertume  et  dit  : 

—  Tragedianle! 

Bonaparte,  en  ce  moment,  était  au  bout  de  la  chambre  appuyé 
sur  la  cheminée  de  marbre  aussi  haute  que  lui.  II  partit  comme  un 
trait  courant  sur  le  vieillard;  je  crus  qu'il  Fallait  tuer.  Mais  il  s'ar- 
rêta court,  prit,  sur  la  table,  un  vase  de  porcelaine  de  Sèvres,  où 
le  château  Saint-Ange  et  le  Capitole  étaient  peints,  et  le  jetant  sur 


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28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  chenets  et  le  marbre,  le  broya  sous  ses  pieds.  Puis  tout  d'un 
coup  s'assit  et  demeura  dans  un  silence  profond  et  une  immobilité 
formidable. 

Je  fus  soulagé.  Je  sentis  que  la  pensée  réfléchie  lui  était  revenue» 
et  que  le  cerveau  avait  repris  l'empire  sur  les  bouillonnemens  du 
sang.  Il  devint  triste,  sa  voix  fut  sourde  et  mélancolique,  et  dès 
sa  première  parole,  je  compris  qu'il  était  dans  le  vrai,  et  que  ce 
Protée ,  dompté  par  deux  mots ,  se  montrait  lui-même. 

—  Malheureuse  vie!  dit-il  d'abord.  —  Puis  il  rêva,  déchira  le 
bord  de  son  chapeau,  sans  parler  pendant  une  minute  encore  et 
reprit,  se  parlant  à  lui  seul ,  au  réveil. 

—  C'est  vrai!  Tragédien  ou  comédien.  — 

Tout  est  rôle,  tout  est  costume  pour  moi  depuis  long-temps  et 
pour  toujours.  Quelle  fatigue!  quelle  petitesse!  Poser!  toujours 
poser!  de  face  pour  ce  parti,  de  profil  pour  celui-là,  selon  leur 
idée.  Leur  paraître  ce  qu'ils  aiment  que  l'on  soit  et  deviner  juste 
leurs  rêves  d'imbécilles.  Les  placer  tous  entre  l'espérance  et  la 
crainte.  —  Les  éblouir  par  des  dates  et  des  bulletins ,  par  des  pres- 
tiges de  distance  et  des  prestiges  de  noms.  Être  leur  maître  à  tous 
et  ne  savoir  qu'en  faire.  Voilà  tout,  ma  foi!  —  Et  après  ce  tout, 
s'ennuyer  autant  que  je  fais,  c'est  trop  fort. — Car,  en  vérité,  pour- 
suivit-il, en  se  croisant  les  jambes  et  se  couchant  dans  un  fauteuil, 
je  m'ennuie  énormément.  —  Sitôt  que  je  m'assieds,  je  crève  d'en- 
nui. —  Je  ne  chasserais  pas  trois  jours  à  Fontainebleau  sans  périr 
de  langueur.  —  Moi ,  il  faut  que  j'aille  et  que  je  fosse  aller.  Si  je 
sais  où ,  je  veux  être  pendu ,  par  exemple.  Je  vous  parle  à  cœur 
ouvert.  J'ai  des  plans  pour  la  vie  de  quarante  empereurs,  j'en  fais 
un  tous  les  matins  et  un  tous  les  soirs;  j'ai  une  imagination  infati- 
gable, mais  je  n'aurais  pas  le  temps  d'en  remplir  deux  que  je 
serais  usé  de  corps  et  d'ame;  car  notre  pauvre  lampe  ne  brûle  pas 
long-temps.  Et  franchement,  quand  tous  mes  plans  seraient  exé- 
cutés, je  ne  jurerais  pas  que  le  monde  s'en  trouvât  beaucoup  plus 
heureux;  mais  il  serait  plus  beau,  et  une  unité  majestueuse  ré- 
gnerait sur  lui.  —  Je  ne  suis  pas  un  philosophe,  moi ,  et  je  ne  sais 
que  notre  secrétaire  de  Florence  qui  ait  eu  le  sens  commun.  Je 
n'entends  rien  à  certaines  théories.  La  vie  est  trop  courte  pour 
s'arrêter.  Sitôt  que  j'ai  pensé ,  j'exécute.  On  trouvera  assez  d'ex- 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  29 

plications  de  mes  actions  après  moi,  pour  m'agrancfir  si  je  réussis, 
et  me  rappetisser  si  je  tombe.  Les  paradoxes  sont  là  tout  prêts  9 
ils  abondent  en  France.  Je  les  fais  taire  de  mon  vivant ,  mais  après 
il  faudra  voir.  —  N'importe,  mon  affaire  est  de  réussir  et  je 
m'entends  à  cela.  Je  fais  mon  Iliade  en  action,  moi,  et  tous  les 
joors. 

Ici  il  se  leva  avec  une  promptitude  gaie  et  quelque  chose  d'alerte 
et  de  vivant;  il  était  naturel  et  vrai  dans  ce  moment-là,  il  ne  son- 
geait point  à  se  dessiner  comme  il  fit  depuis  dans  ses  dialogues  de 
Sainte-Hélène  ;  il  ne  songeait  point  à  s'idéaliser  et  ne  composait 
point  son  personnage  de  manière  à  réaliser  les  plus  belles  concep- 
tions philosophiques;  il  était  lui,  lui-même  mis  au  dehors.  —  Il 
revint  près  du  saint-père  qui  n'avait  pas  fait  un  mouvement,  et 
marcha  devant  lui.  Là  s'enflammant,  riant  à  moitié  avec  ironie, 
il  débita  ceci,  à  peu  près,  tout  mêlé  de  trivial  et  de  grandiose, 
selon  son  usage,  en  parlant  avec  une  volubilité  inconcevable,  ex- 
pression rapide  de  ce  génie  facile  et  prompt  qui  devinait  tout  à 
la  fois ,  sans  études.  —  La  naissance  est  tout,  dit-il;  ceux  qui  vien- 
nent au  monde  pauvres  et  nus  sont  toujours  des  désespérés.  Cela 
tourne  en  action  ou  en  suicide,  selon  le  caractère  des  gens.  Quand 
ils  ont  le  courage,  comme  moi ,  de  mettre  la  main  à  tout,  ma  foi! 
ils  font  le  diable.  Que  voulez-vous?  Il  faut  vivre.  Il  faut  trouver  sa 
place  et  faire  son  trou.  Moi,  j'ai  fait  le  mien  comme  un  boulet  de 
canon.  Tant  pis  pour  ceux  qui  étaient  devant  moi.  —  Les  uns  se 
contentent  de  peu,  les  autres  n'ont  jamais  assez.  —  Qu'y  faire? 
Chacun  mange  selon  son  appétit;  moi,  j'avais  grand'faim  !  —  Te- 
nez, saint-père;  à  Toulon,  je  n'avais  pas  de  quoi  acheter  une  paire 
d'épaulettes,  et  au  lieu  d'elles,  j'avais  une  mère  et  je  ne  sais  com- 
bien de  frères  sur  les  épaules.  Tout  cela  est  placé  à  présent ,  assez 
convenablemement,  j'espère.  Joséphine  m'avait  épousé,  comme 
par  pitié,  et  nous  allions  la  couronner  à  la  barbe  de  Raguideau 
son  notaire,  qui  disait  que  je  n'avais  que  la  cape  et  l'épée.  Il  n'a- 
vait,  ma  foi!  pas  tort.  —  Manteau  impérial,  couronne,  qu'est-ce 
que  tout  cela?  Est-ce  à  moi? — Costume!  costume  d'acteur!  Je 
Tais  l'endosser  pour  une  heure  et  j'en  aurai  assez.  Ensuite  je  re- 
prendrai mon  petit  habit  d'officier  et  je  monterai  à  cheval.  —  Tou- 
jours à  cheval!  toute  la  vie  à  cheval!  —  Je  ne  serai  pas  assis  un 


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30  REVUE  DES  DEUX.  N01TOE8,.  . 

jour  sans  courir  le  risque  d'être  jeté  à  bas  du  fauteuil  Eslrce  donc 
bien  à  envier?  Hein? 

Je  vous  le  dis,  saint-père,  il  n'y  a  au  monde  que  deux  classes 
d'hommes  :  ceux  qui  ont  et  ceux  qui  gagnent. 

Les  premiers  se  couchent,  les  autres  se  remuent.  Comme  j'ai 
compris  cela  de  bonne  heure  et  à  propos ,  j'irai  loin ,  voilà  tout.  Il 
n'y  en  a  que  deux  qui  soient  arrivés  en  commençant  à  quarante 
ans,  Cromwell  et  Jean-Jacques;  si  vous  aviez  donné  à  l'un  une  . 
ferme  et  à  l'autre  douze  cents  francs  et  sa  servante,  ils  n'auraient 
ni  prêché,  ni  commandé,  ni  écrit.  Il  y  a  des  ouvriers  en  bâtimcns* 
en  couleurs,  en  formes  et  en  phrases;  moi  je  suis  ouvrier  en  ba- 
tailles. C'est  mon  état.  —  A  trente-cinq  ans  j'en  ai  déjà  fabriqué 
dix-huit  qui  s'appellent  :  victoires.  —  Il  faut  bien  qu'on  me  paie 
mon  ouvrage.  Et  le  payer  d'un  trône,  ce  n'est  pas  trop  cher.  — 
D'ailleurs  je  travaillerai  toujours.  Vous  en  verrez  bien  d'autres. 
Vous  verrez  toutes  les  dynasties  dater  de  la  mienne ,  tout  parvenu 
que  je  suis  et  élu.  Élu  comme  vous,  saint-père,  et  tiré  de  la  foule. 
Sur  ce  point  nous  pouvons  nous  donner  la  main. 

Et,  Rapprochant ,  il  tendit  sa  main  blanche  et  brusque  vers  la 
main  décharnée  et  timide  du  bon  Pape,  qui,  peut-être  attendri 
par  le  ton  de  bonhomie  de  ce  dernier  mouvement  de  l'Empereur, 
peut-être  par  un  retour  secret  sur  sa  propre  destinée  et  une  triste 
pensée  sur  l'avenir  des  sociétés  chrétiennes,  lui  donna  doucement 
le  bout  de  ses  doigts,  Iremblans  encore,  de  l'air  d'une  grand'mère 
qui  se  raccommode  avec  un  enfant  qu'elle  avait  eu  le  chagrin  de 
gronder  trop  fort.  Cependant  il  secoua,  la  tête  avec  tristesse,  et  je 
vis  rouler  de  ses  beaux  yeux  une  larme  qui  glissa  rapidement  sur 
sa  joue  livide  et  desséchée.  Elle  me  parut  le  dernier  adieu  du 
christianisme  mourant  qui  abandonnait  la  terre  à  l'égoïsme  et  an 
hasard. 

Bonaparte  jeta  un  regard  furtif  sur  cette  larme  arrachée  à  ce 
pauvre  cœur,  et  je  surpris  même,  d'un  côté  de  sa  bouche,  ua 
mouvement  rapide  qui  ressemblait  à  un  sourire  de  triomphe.  En. 
ce  moment,  celte  nature  toute  puissante  me  parut  moins  élevée  et 
moins  exquise  que  celle  de  son  saint  adversaire;  cela  me  fit  rou- 
gir, sous  mes  rideaux,  de  tous  mes  enthousiasmes  passés;  je  sentis 
aine  tristesse  toute  nouvelle  en  découvrant  combien  la  pins  haute 


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t£  CAPITAINE  kEttÂtJft.  "31 

grandeur  -politique  pouvait  devenir  petite  dans  ses  froides  rases 
de  vanité,  ses  pièges  misérables,  et  ses  noirceurs  de  roué.  Je  vis 
qu'il  n'avait  rien  voulu  de  son  prisonnier,  et  que  c'était  une  joie  ta- 
tite  qu'if  s'était  donnée  de  n'avoir  pas  faibli  dans  ce  téte-à-téte,  et 
s'étânt  laissé  surprendre  à  l'émotion  dé  la  colère ,  de  foire  fléchir 
le  captif  sous  l'émotion  de  la  fatigue,  de  la  crainte,  et  de  toute* 
les  faiblesses  qui  amènent  un  attendrissement  inexplicable  sur  la 
paupière  d'un  vieillard. —U  avait  voulu  atoir  le  dernier,  et  sortit, 
sans  ajouter  un  mot,  aussi  brusquement  qu'il  était  entré.  Je  ne  vis 
pas  s  il  avait  salué  le  Pape,  et  je  ne  le  crois  pas. 

CHAPITRE  V. 


Sitôt  queTEmperear  fut  sorti  de  l'appartement ,  deux  ecclésias- 
tiques vinrent  auprès  du  saint-père ,  et  l'emmenèrent  en  le  soute- 
nant sous  chaque  bras ,  altéré ,  ému  et  tremblant. 

Je  demeurai,  jusqu'à  la  nuit,  dans  l'alcôve  d'où  j'avais  écouté 
fcet  entretien.  Mes  idées  étaient  confondues,  et  la  terreur  de  cette 
scène  n'était  pas  ce  qui  les  dominait.  J'étais  accablé  de  ce  que  j'a- 
vais vu,  et  sachant  à  présent  à  quels  calculs  mauvais  l'ambition 
toute  personnelle  pouvait  faire  descendre  le  génie ,  je  baissais  cette 
passion  qui  venait  de  flétrir,  sous  mes  yeux,  le  plus  brillant  des 
dominateurs  ;  celui  qui  donnera  peut-être  son  nom  au  siècle  pour 
Pavoir  arrêté  dix  ans  dans  sa  marche.  Je  sentis  que  c'était  folie 
que  de  se  dévouer  &  un  homme,  puisque  l'autorité  despotique  ne 
peut  manquer  de  rendre  mauvais  nos  faibles  cœurs;  mais  je  ne 
feavais  à  quelle  idée  me  donner  désormais.  Je  vous  l'ai  dit,  j'avais 
dix-huit  ans  alors,  et  je  n'avais  encore  en  moi  qu'un  instinct  vague 
du  vrai,  du  bon  et  du  beau,  mais  assez  obstiné  pour  m'attacher 
sans  cesse  à  cette  recherche.  C'est  la  seule  chose  que  j'estime  en  moi. 

Je  jugeai  qu'il  était  de  mon  devoir  de  me  taire  sur  ce  que  j'avais 
tu  ;  mais  j'eus  bien  lied  de  croire  que  l'on  s'était  aperçu  de  ma  dis- 
parition momentanée  de  la  suite  de  l'Empereur,  car  voici  ce  qui 
itf arriva.  Je  ne  remarquai  dans  les  manières  du  maître  aucun 
changement  à  mon  égard.  Seulement,  je  passai  peu  de  jours  près 


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32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  lui,  et  l'étude  attentive  que  j'avais  voulu  faire  de  son  caractère 
fut  brusquement  arrêtée.  Je  reçus  un  matin  Tordre  de  partir  sur- 
le-champ  pour  le  camp  de  Boulogne,  et  à  mon  arrivée,  Tordre  de 
m'embarquer  sur  un  des  bateaux  plats  que  Ton  essayait  en  mer. 

Je  partis  avec  moins  de  peine  que  je  ne  m'y  fusse  attendu,  si  Ton 
m'eût  annoncé  ce  voyage  avant  la  scène  de  Fontainebleau.  Je  res- 
pirai en  m'éloignant  de  ce  vieux  château  et  de  sa  forêt,  et  à  ce 
soulagement  involontaire  je  sentis  que  mon  sèidisme  était  mordu 
au  cœur.  Je  fus  attristé  d'abord  de  cette  première  découverte,  et 
je  tremblais  pour  l'éblouissante  illusion  qui  faisait  pour  moi  un 
devoir  de  mon  dévouement  aveugle.  Le  grand  égoïste  s'était  montré 
à  nu  devant  moi;  mais  à  mesure  que  je  m'éloignai  de  lui ,  je  Com- 
mençai à  le  contempler  dans  ses  œuvres ,  et  il  reprit  encore  sur 
moi,  par  cette  vue,  une  partie  du  magique  ascendant  par  le- 
quel il  avait  fasciné  le  monde.  —  Cependant  ce  fut  plutôt  l'idée 
gigantesque  de  la  guerre  qui  désormais  m'apparut,  que  celle 
de  l'homme  qui  la  représentait  d'une  si  redoutable  façon,  et 
je  sentis  à  cette  grande  vue  un  enivrement  insensé  redoubler  en 
moi  pour  la  gloire  des  combats,  m'étourdissant  sur  le  maître  qui 
les  ordonnait,  et  regardant  avec  orgueil  le  travail  perpétuel  des 
hommes  qui  ne  me  parurent  tous  que  ses  humbles  ouvriers. 

Le  tableau  était  homérique  en  effet  et  bon  à  prendre  des  écoliers 
par  l'étourdissement  des  actions  multipliées.  Quelque  chose  de 
faux  s'y  démêlait  pourtant  et  se  montrait  vaguement  à  moi ,  mais 
sans  netteté  encore ,  et  je  sentais  le  besoin  d'une  vue  meilleure  que 
la  mienne  qui  me  fît  découvrir  le  fond  de  tout  cela.  Je  venais  d'ap- 
prendre à  mesurer  le  capitaine,  il  me  fallait  sonder  la  guerre.  — 
Voici  quel  nouvel  événement  me  donna  cette  seconde  leçon.  Car 
j'ai  reçu  trois  rudes  enseignemens  dans  ma  vie ,  et  je  vous  les  ra- 
conte après  les  avoir  médités  tous  les  jours.  Leurs  secousses  me 
furent  violentes,  et  la  dernière  acheva  de  renverser  l'idole  de  mon 
ame. 

L'apparente  démonstration  de  conquête  et  de  débarquement  en 
Angleterre,  l'évocation  des  souvenirs  de  Guillaume-le-Conquérant, 
la  découverte  du  camp  de  César  à  Boulogne ,  le  rassemblement 
subit  de  neuf  cents  bâtimens  dans  ce  port,  sous  la  protection  d'une 
flotte  de  cinq  cents  voiles,  toujours  annoncée  ;  l'établissement  des' 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  33 

camps  de  Dunkerque  et  d'Ostende,  de  Calais ,  de  Montreuil  et 
de  Saint-Omer,  sous  les  ordres  de  quatre  maréchaux  ;  le  trône  mi- 
litaire d'où  tombèrent  les  premières  étoiles  de  la  Légion-d'Honneur; 
les  revues,  les  fêtes ,  les  attaques  partielles,  tout  cet  éclat  réduit, 
selon  le  langage  géométrique,  à  sa  plus  simple  expression,  eut 
trois  buts:  inquiéter  F  Angleterre,  assoupir  l'Europe,  concentrer 
et  enthousiasmer  l'armée. 

Ces  trois  points  dépassés,  Bonaparte  laissa  tomber  pièce  à 
pièce  la  machine  artificielle  qu'il  avait  fait  jouera  Boulogne.  Quand 
j'y  arrivai ,  elle  jouait  à  vide ,  comme  celle  de  Marly .  Les  généraux 
y  faisaient  encore  les  faux  mouvemens  d'une  ardeur  simulée  dont 
ils  n'avaient  pas  la  conscience.  On  continuait  à  jeter  encore  à  la 
mer  quelques  malheureux  bateaux  dédaignés  par  les  Anglais  et 
coulés  par  eux  de  temps  à  autre.  Je  reçus  un  commandement  sur 
l'une  de  ces  embarcations,  dès  le  lendemain  de  mon  arrivée. 

Ce  jour-là,  il  y  avait  en  mer  une  seule  frégate  anglaise.  Elle 
courait  des  bordées  avec  une  majestueuse  lenteur,  elle  allait,  elle 
venait,  elle  virait,  elle  se  penchait ,  elle  se  relevait ,  elle  se  mirait , 
die  glissait,  elle  s'arrêtait,  elle  jouait  au  soleil  comme  un  cygne 
qui  se  baigne.  Le  misérable  bateau  plat  de  nouvelle  et  mauvaise 
invention  s'était  risqué  fort  avant  avec  quatre  autres  bâtimens  pa- 
reils, et  nous  étions  tout  fiers  de  notre  audace,  lancés  ainsi  depuis 
le  matin,  lorsque  nous  découvrîmes  tout  à  coup  les  paisioles  jeux 
de  la  frégate.  Us  nous  eussent  sans  doute  paru  fort  gracieux  et 
poétiques,  vus  de  la  terre  ferme,  ou  seulement  si  elle  se  fût  amu- 
sée à  prendre  ses  ébats  entre  l'Angleterre  et  nous ,  mais  c'était  au 
contraire  entre  nous  et  la  France.  La  côte  de  Boulogne  était  à 
plus  d'une  lieue.  Cela  nous  rendit  pensifs.  Nous  fîmes  force  de 
nos  mauvaises  voiles  et  de  nos  plus  mauvaises  rames,  et  pendant 
que  nous  nous  démenions,  la  paisible  frégate  continuait  à  prendre 
son  bain  de  mer  et  à  décrire  mille  contours  agréables  autour  de 
nous,  faisant  le  manège  et  changeant  de  main  comme  un  cheval 
bien  dressé  et  dessinant  des  s  et  des  %  sur  l'eau ,  de  la  façon  la  plus 
aimable.  Nous  remarquâmes  qu'elle  eut  la  bonté  de  nous  laisser 
passer  plusieurs  fois  devant  elle  sans  tirer  un  coup  de  canon,  et 
même  tout  d'un  coup  elle  les  retira  tous  dans  l'intérieur  et  ferma 
tous  ses  sabords.  Je  crus  d'abord  que  c'était  une  manœuvre  toute 
TOME  iv.  3 


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54  RETUE  DES  DEUX  MÔKMS. 

pacifique  et  je  ne  comprenais  rien  à  cette  politesse.  —Mais  un  gros 
vieux  marin  me  donna  un  coup  de  coudent  me  dit  :  Yeilà  qui  va 
mal.  En  effet,  après  nous. avoir,  laissé  bien  courir  devant  elle, 
comme  des  souris  devant  un  chat,  l'aimable  et  beUefnégate  arriva 
sur  noua  à  toutes,  voiles  et  sans  daigner  .faire  feu,  neusheartade 
sa  proue  comme  on  cheval  du  poitrail,  nous  brisa,  pqus  écrasa, 
nous  coula  et  passa  joyeusement  par-dessus,  nous,  laissant  quet 
ques  canot» pocher  les  prisonniers  desquels  je  fus,  moi,  dixième 
sur  deux  cents  hommes  que  nous  étions  au  départ.  La  belle  fré- 
gate se  nommait  la  Naïade,  et  pour  ne  pas  perdre  loabhudef ranr 
çaise  des  jeux  de  mots ,  vous  pensez  bien  que  nous  ne  manquâmes 
jamais  de  rappeler  depuis  la.  Noyade. 

J'avais  pris  un  bain  si  violent,  que  Ton  était  sur  le  pomt  da  me 
rejeter  comme  mort  dans  la  mer ,  quand  un  officie*  qui  visitait 
mon  portefeuille^  trouva  la  lettre 'démon  père  que  vous*  veoez  de 
lire  et  la  signature  deiord  Collingwood*  II  me*  fit  donner  des  «oins 
plus  attentifs;  on  me  trouva  quelques  signes  de  vie,  et  quand  je 
repris  connaissance,  ce  fut,  non  à  bord  de  la  gracieuse  Naïade. 
mais  sur  la  Victoire  (thb  Victoky  ).  Je  demandai  qui  commandait 
cet  autre  navire.  On  me  répondit  laconiquement  .lard  GoUiBgwood. 
Jocrusqu  il  était  fils  de  celui  qui  avait  connu  mon  père;  maîsiquand 
on  me  conduisit  à  lui ,  je  fus  détrompé.  C'était  le  même  homme. 

Je  ne  pus  contenir  ma  surprise  quand  il  me  dit ,  avec  une  bonté 
toute  paternelle,  qu'il  ne,  s'attendait  pas  à  être  le  gardien  du  fils 
après  Tavoir  été  du  père,  mais  qu'il  espérait  qu'il  ne  s'en  trouve- 
rait pas  plus  mal;  qu'il  avait. assisté  aux.  derniers  momeas  de  ce 
vieillard,  et  qu'en  apprenant  mon  nom,  il  avait  .voukknïavoir  à  son 
bord  ;  il  me  parlait  le  meilleur  français,  avec  une  douceur  mélan- 
colique dont  l'expression  ne  m'est  jamais,  sortie  de  la  mémoire.  Il 
m'offrit  de  rester  à  son  bord  sur  parole  de  ne  faire  aucune  tenta-; 
tive  d'évasion.  J'en  donnai  ma  parole  d'honneur,  sans  hésiter,  à 
la  manière  des  jeunes  gens  de  dix-huit  ans,  et  me  trouvant  beau? 
coup  mieux  a  bord  de  la  Victoire  que  sur  quelque  ponton,  Étonné 
de  ne  rien  voir  qui  justifiât  les  préventions  qu'on  nous  donnait  con- 
tre les  Anglais,  je  fis  connaissance  assea  facilement  avec  Jes offi- 
ciers du  bâtiment ,  quo  mon  ignorance  de  la  mer  et  dd  leur  langue 
amusait  beaucoup ,  et  qui  se  divertirent  à  me  faire  connaître  l'une 


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XB  CkPmSKB  REîfMJD.  3K 

•  et  l'autre,  avec  une  politesse  d'autant  plus  grande,  que  leur  ami- 
ral me  traitait  comme  son  fils.  Cependant  une  grande  tristesse  me 
prenait  quand  je  voyais  de  loin  les  côtes  blanches  de  la  Norman- 
die, et  je  me  retirais  pour  ne  pas  pleurer.  Je  résistais  à  l'envie 
que  j'en  avais,  parce  que  j'étais  jeune  et  courageux;  mais  ensuite, 
dès  que  ma  volonté  ne  surveillait  plus  mon  cœur ,  dès  que  j'étais 
couché  et  endormi  ,  les  larmes  sortaient  de  mes  yeux  malgré  moi 
et  trempaient  mes  joues  et  la  toile  de  mou  lit  au- point  de  me  ré- 
veiller. 

Un  soir  surtout ,  il  y  avait  eu  une  prise  nouvelle  d'un  brick  fran- 
çais; je  l'avais  vu  périr  de  loin ,  sans  que  Ton  pût  sauver  un  seul 
homme  de  l'équipage,  et,  malgré  la  gravité  et  la  retenue  des  of- 
ficiers, il  m'avait  bien  fallu  entendre  les  cris  et  les  hourras  des 
matelots  qui  voyaient  avec  joie  l'expédition  s'évanouir  et  la  mer 
engloutir  goutte  à  goutte  celte  avalanche  qui  menaçait  d'écraser 
Jenr  patrie.  Je  m'étais  retiré  et  caché  tout  le  jour  dans  le  réduit 
que  lord  Collmgwood  m'avait  fait  donner  près  de  son  apparte- 
ment,  comme  pour  mieux  déclarer  sa  protection ,  et,  quand  la 
suit  fut  venue ,  je  montai  seul  sur  le  pont.  J'avais  senti  l'ennemi 
autour  de  moi  plus  que  jamais,  et  je  me  mis  à  réfléchir  sur  ma 
destinée  si  tôt  arrêtée ,  avec  une  amertume  plus  grande.  Il  y  avait 
un  mois ,  déjà  que  j'étais  prisonnier  de  guerre  et  l'amiral  Colling- 
wood ,  qui ,  en  public ,  me  traitait  avec  tant  de  bienveillance ,  ne 
m'avait  parlé  qu'un  instant  en  particulier,  le  premier  jour  de  mon 
arrivée  à  son  bord  ;  il  était  bon,  mais  froid,  et,  dans  ses  manières, 
ainsi  que  dans  celles  des  officiers  anglais ,  il  y  avait  un  point  où 
tous  les  epanchemens  s'arrêtaient,  et  où  la  politesse  compassée  se 
présentait  comme  une  barrière, sur  tous  les  chemins.  C'est  à  eeia 
que  se  fait  sentir  la  vie  en  pays  étrangers.  J'y  pensais  avec  une 
sorte  de  terreur  en  considérant  l'abjection  de  ma  position  qui  pou- 
vait durer  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  et  je  voyais  coaaœeinévitaWe 
la  sacrifice  de  ma  jeunesse,  anéantie  dans  la, honteuse  inutilité  du 
prisonnier.  La  frégate  marchait  rapidement,  toutes  voHes  dehors, 
et  je  ne  la  sentais  pas  aller.  J'avais  appuyé  mes  deux  mains  à  un  câble 
et  mon  front  sur  mes  deux  mains ,.  et  »  ainsi  penché,  je  regardais 
dans  l'eau  de  la  mes.  Ses  profondeurs  vertes  et  sombres  me  don  naient 

>  aorte  de  vertige,  et  le  silence  de  la  mût  n'était  interrompu  que 

3. 


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56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  des  cris  anglais.  J'espérai  un  moment  que  le  navire  m'empor- 
tait bien  loin  de  la  France  et  que  je  ne  verrais  plus ,  le  lendemain, 
ces  côtes  droites  et  blanches ,  coupées  dans  la  bonne  terre  chérie 
de  mon  pauvre  pays.  —  Je  pensais  que  je  serais  ainsi  délivré  du 
désir  perpétuel  que  me  donnait  cette  vue,  et  que  je  n'aurais  pas  du 
.moins  ce  supplice  de  ne  pouvoir  même  songer  à  in  échapper  sans 
déshonneur,  supplice  de  Tantale  où  une  soif  avide  de  la  patrie  de- 
vait me  dévorer  pour  long-temps.  J'étais  accablé  de  ma  solitude  et 
je  souhaitais  une  prochaine  occasion  de  me  faire  tuer.  Je  révais  à 
•composer  ma  mort  habilement  et  à  la  manière  grande  et  grave  des 
anciens.  J'imaginais  une  fin  héroïque  et  digne  de  celles  qui  avaient 
été  le  sujet  de  tant  de  conversations  de  pages  et  d'enfans  guer- 
riers, l'objet  de  tant  d'envie  parmi  mes  compagnons.  J'étais  dans 
ces  rêves  qui ,  à  dix-huit  ans ,  ressemblent  plutôt  a  une  continua- 
tion d'action  et  de  combat  qu'à  une  sérieuse  méditation ,  lorsque 
je  me  sentis  doucement  tirer  par  le  bras ,  et ,  en  me  retournant  , 
je  vis,  debout  derrière  moi,  le  bon  amiral  Collingwood. 

Il  avait  à  la  main  sa  lunette  de  nuit  et  il  était  vêtu  de  son  grand 
uniforme  avec  la  rigide  tenue  anglaise.  Il  me  mit  une  main  sur 
l'épaule  d'une  façon  paternelle,  et  je  remarquai  un  air  de  mélan- 
colie profonde  dans  ses  grands  yeux  noirs  et  sur  son  front.  Ses 
cheveux  blancs ,  à  demi  poudrés ,  tombaient  assez  négligemment 
sur  ses  oreilles ,  et  il  y  avait ,  à  travers  le  calme  inaltérable  de  sa 
voix  et  de  ses  manières,  un  fonds  de  tristesse  profonde  qui  me 
frappa  ce  soir-là  surtout,  et  me  donna  pour  lui,  tout  d'abord,  plus 
de  respect  et  d'attention. 

-—  Vous  êtes  déjà  triste ,  mon  enfant ,  me  dit-il.  —  J'ai  quel- 
ques petites  choses  à  vous  dire  ;  voulez* vous  causer  un  peu  avec 
moi? 

Je  balbutiai  quelques  paroles  vagues  de  reconnaissance  et  de  po- 
litesse qui  n'avaient  pas  le  sens  commun  probablement ,  car  il  ne 
les  écouta  pas,  et  s'assit  sur  un  banc,  me  tenant  une  main.  J'étais 
debout  devant  lui. 

Vous  n'êtes  prisonnier  que  depuis  un  mois,  reprit-il,  et  je  le  suis 
depuis  trente-trois  ans.  Oui ,  mon  ami ,  je  suis  prisonnier  de  la 
mer,  elle  me  garde  de  tous  côtés  :  toujours  des  flots  et  des  flots;  je 
ne  vois  qu'eux,  je  n'entends  qu'eux.  Mes  cheveux  ont  blanchi 


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1E  CAPITAINE  RENAUD.  37 

sous  leur  écume  et  mon  dos  s'est  un  peu  voûté  déjà  sous  leur  hu- 
midité. J'ai  passé  si  peu  de  temps  en  Angleterre,  que  je  ne  la  con- 
nais que  par  la  carte.  La  patrie  est  un  être  idéal  que  je  n'ai  fait 
qu'entrevoir,  mais  que  je  sers  en  esclave  et  qui  augmente  pour  moi 
de  rigueur,  à  mesure  que  je  lui  deviens  plus  nécessaire.  C'est  le 
sort  commun  et  c'est  même  ce  que  nous  devons  le  plus  souhaiter  que 
d'avoir  de  telles  chaînes ,  mais  elles  sont  quelquefois  bien  lourdes. 
Il  s'interrompit  un  instant,  et  nous  nous  tûmes  tous  deux,  car  je 
n'aurais  pas  osé  dire  un  mot,  voyant  bien  qu'il  allait  poursuivre. 

—  J'ai  bien  réfléchi,  me  dit-il,  et  je  me  suis  interrogé  sur  mon 
devoir  quand  je  vous  ai  eu  à  mon  bord.  J'aurais  pu  vous  laisser 
conduire  en  Angleterre,  mais  vous  auriez  pu  y  tomber  dans  une 
misère  dont  je  vous  garantirai  toujours,  et  dans  un  désespoir 
dont  j'espère  aussi  vous  sauver;  j'avais,  pour  votre  père,  une 
amitié  bien  vraie,  et  je  lui  en  donnerai  ici  une  preuve  :  s'il  me  voit, 
il  sera  content  de  moi ,  n'est-ce  pas? 

L'amiral  se  tut  encore  et  me  serra  la  main.  11  s'avança  même 
dans  la  nuit  et  me  regarda  attentivement  pour  voir  ce  que  j'éprou- 
vais à  mesure  qu'il  me  parlait.  Mais  j'étais  trop  interdit  pour  lui 
répondre.  Il  poursuivit  plus  rapidement. 

—  J'ai  déjà  écrit  à  l'amirauté  pour  qu'au  premier  échange  vous 
fussiez  renvoyé  en  France.  Mais  cela  pourra  être  long,  ajouta-t-il, 
je  ne  vous  le  cache  pas;  car,  outre  que  Bonaparte  s'y  prête  mal, 
on  nous  fait  peu  de  prisonniers.  —  En  attendant ,  je  veux  vous 
dire  que  je  vous  verrais  avec  plaisir  étudier  la  langue  de  vos  enne- 
mis, vous  voyez  que  nous  savons  la  vôtre.  Si  vous  voulez,  nous 
travaillerons  ensemble  et  je  vous  prêterai  Shakspeare  et  le  capi- 
taine Gook. — Ne  vous  affligez  pas,  vous  serez  libre  avant  moi; 
car,  si  l'empereur  ne  fait  la  paix,  j'en  ai  pour  toute  ma  vie. 

Ce  ton  de  bonté,  par  lequel  il  s'associait  à  moi  et  nous  faisait 
camarades  dans  sa  prison  flottante,  me  fit  de  la  peine  pour  lui;  je 
sentis  que ,  dans  cette  vie  sacrifiée  et  isolée,  il  avait  besoin  de  faire 
du  bien  pour  se  consoler  secrètement  de  la  rudesse  de  sa  mission 
toujours  guerroyante. 

—  Milord,  lui  dis-je,  avant  de  m'enseigner  les  mots  d'une  lan- 
£ae(nouvelie,  apprenez-moi  les  pensées  par  lesquelles  vous  êtes 
parvenu  à  ce  calme  parfait,  à  cette  égalité  d'à  me  qui  ressemble  à 


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ISS  REVUE  DES  DEUX  MONDÉS. 

«lu  bonheur,  et  qui  cache  un  éternel  ennui....  PardonneMior  ce 
que  je  vais  tous  dire,  maïs  je  crains  que  cette  vertu  ne  soit  qu'une 
dissimulation  perpétuelle. 

—  Vous  vous  trompez  grandement ,  dit-il  ;  le  sentiment  du  de- 
voir finit  par  dominer  tellement  l'esprit,  qu'il  entre  dans  le  carac- 
tère et  devient  un  de  ses  traits  principaux,  justement  comme  une 
saine  nourriture,  perpétuellement  reçue,  peut  changer  la  masse 
du  sang  et  devenir  un  des  principes  de  notre  constitution.  J'ai 
éprouvé  plus  que  tout  homme  peut-être  à  quel  point  il  est  facile 
d'arriver  à  s'oublier  complètement.  Mais  on  ne  peut  dépouiller 
l'homme  tout  entier,  et  il  y  a  des  choses  qui  tiennent  plus  au  coeur 
que  l'on  ne  voudrait. 

Là,  il  s'interrompit  et  prit  sa  longue  lunette.  Il  la  plaça  sur  mon 
épaule  pour  observer  une  lumière  lointaine  qui  glissait  à  l'horizon 
et,  sachant  à  l'instant  au  mouvement  ce  que  c'était  :  —  Bateaux 
pécheurs,  —  dit-il,  et  il  se  plaça  près  de  moi,  assis  sur  le  bord 
du  navire.  Je  voyais  qu'il  avait  depuis  long-temps  quelque  chose  à 
me  dire,  qu'il  n'abordait  pas  : 

—  Vous  ne  me  pa  riez  jamais  de  votre  père ,  me  dit-il  tout  à  coup  -r 
je  suis  étonné  que  vous  ne  m'interrogiez  pas  sur  lui  f  'sur  ce  qu'il 
a  souffert,  sur  ce  qu'il  a  dit  sur  ses  volontés. 

Et  comme  la  nuit  était  très  claire,  je  vis  encore  que  j'étais  at- 
tentivement observé  par  ses  grands  yeux  noirs. 

—  Je  craignais  d'être  indiscret,  dis-je  avec  embarras 

lime  serra  le  bras,  comme  pour  m'empécher  de  parler  da- 
vantage. % 

—  Ce  n'est  pas  cela,  dit-il ,  my  chiid ,  ce  n'est  pas  cela. 
Et  il  secouait  la  tète  avec  doute  et  bonté. 

—  Tai  trouvé  peu  d'occasions  de  vous  parler,  milord. 

—  Encore  moins  ,  interrompit-il,  vous  m'auriez  parlé  de  cela 
tous  Içs  jours  si  vous  l'aviez  voulu. 

Je  remarquai  de  l'agitation  et  un  peu  de  reproche  dans  son  accent» 
C'était  là  ce  qui  lui  tenait  au  cœur.  Je  m'avisai  encore  d'une  autre 
sotte  réponse  pour  me  justifier,  car  riengne  rend  aussi  niais  que 
les  mauvaises  excuses. 

—  Mîlord,  lui  dis-je,  le  sentiment  humiliant  de  la  captivité  ab- 
sorbe plus  que  vous  ne  pouvez  croire.— Et  je  me  souviens  que 


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LE  CAPITAINE  REHAUD*  3B 

je  crus  prendre,. en  disant  .cela,  un  air  de  dignité  et  uae. conte- 
nance de  Règulus.  propres  à  lui  en  imposer. 

—  Ah  1  pauvre  garçon  !  pauvre  enfant  !  poor  boy!  me  dit-il,  vous; 
n'êtes  pas  dans  le  vrai.  Vbus  ne  descendez  pas  en  vous-même*. 
Cherchez  bien,  et  vous  trouverez  une  indifférence  dont  vous  n  êtes, 
pas  comptable,  mais  bien  la  destinée  militaire  de  votre  pauvre 
père. 

IL  avait  ouvert  le  chemin  à  la  vérité,  je  la  laissai  partir. 

—  Il  est  certain ,  dis-je,  que  je  ne  connaissais  pas  mon  père,  je 
Fai  à  peine  vu  à  Malte,  une  fois. 

—  Voilà  le  vrai  !  cria-t-il.  Voilà-  le  cruel ,  mon.  ami  !  Mes  deux, 
filles  diront  un  jour  comme  cela.  Elle  diront  :  Nous  ne  connaissons 
pas  notre  pète!  Sarah  et  Mary  diront  cela  !  et  cependant  je  les  aime 
avec  un  cœur  ardeat  et  tendre  >  je  les  élève  de  loin ,  je  les  surveille 
de  mon  vaisseau ,  je  leur  écris  tous  les  jours ,  je  dirige  leurs  lec- 
tures ,  leurs  travaux ,  je  leur  envoie  des  idées  et  des  sentimeas,  je 
reçois  en  échange  leurs  confidences  d'enfans  ;  je  les  gronde,  je  m'a- 
paise ,  je  me  reconcilie  avec  elles;  je)  sais  tout  ce  qu'elles  font  1  je 
sais  quel  jour  elles  ont  été  au  temple  avec  de  trop  belles  robes.  Je 
donne  à  leur  mère  de  continuelles  instructions  pour  elles;  je  pré- 
vois d'avance  qui  les  aimera ,  qui  les  demandera,  qui  les  épousera; 
leurs  maris  seront  mes  fils  ;  j'en  fais  des  femmes  pieuses  et  simples; 
on  ne  peut  pas  être  plus  père  que  je  ne  le  suis;  eh  bien!  tout  oela 
n'est  rien,  parce  qu'elles  ne  me  voient  pas. 

Il  dit  ces  derniers  mots  d'une  voix  émue  au  fond  de  laquelle 
on  sentait  des  larmes.. ...  Après  un  moment  de  silence,  jl  con- 
tinua : 

—  Oui ,  Sarah  ne  s'est  jamais  assise  sur  mes  genoux  que  lors- 
qu'elle avait  deux  ans»  et. je  n'ai  tenu  Mary  dans  mes  bras  que 
lorsque  ses  yeux  n'étaient  pas  ouverts  encore.  Oui ,  il  est  juste 
4juc  vous  ayez  été  indifférent  pour  votre  père  et  qu'elles  le  de- 
viennent ua  jour  peur  moi.  On  n'aime  pas  un  invisible.  —  Qu'est- 
ce  pour  elles  que  leur  père?  Une  lettre  de  chaque  jour.  —  Un  con- 
8eil  plus  ou  moins  froid.  —  On  n'aime  pas  un  conseil ,  on  aime  ua 
être,  i—  et  un  être  qu'on  ne  voit  jamais  n'est  p?s ,  on  ne  l'aime 
pas,  —  et  quand  il  est  mort»  il  n'est  pas  plus  absent  qu'il  n'était 
dcjjàt  —  et  on  ne  le  pleure  pas. 

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40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  étonnait  et  il  s'arrêta.  —  Ne  voulant  pas  aller  plus  loin  dans 
ce  sentiment  de  douleur,  devant  un  étranger,  il  s'éloigna,  il  se  pro- 
mena quelque  temps  et  marcha  sur  le  pont  de  long  en  large.  Je 
fus  d'abord  très  touché  de  cette  vue,  et  ce  fut  un  remords  qu'il  me 
donna  de  n'avoir  pas  assez  senti  ce  que  vaut  un  père,  et  je  dus  à 
cette  soirée  la  première  émotion  bonne,  naturelle,  sainte,  que  moa 
cœur  ait  éprouvée.  A  ces  regrets  profonds ,  à  cette  tristesse  insur- 
montable au  milieu  du  plus  brillant  éclat  militaire,  je  compris  tout 
ce  que  j'avais  perdu  en  ne  connaissant  pas  l'amour  du  foyer  qui 
pouvait  laisser  dans  un  grand  cœur  de  si  cuisans  regrets  ;  je  com- 
pris tout  ce  qu'il  y  avait  de  factice  dans  notre  éducation  barbare 
et  brutale,  dans  notre  besoin  insatiable  d'action  étourdissante;  je 
vis,  comme  par  une  révélation  soudaine  du  cœur,  qu'il  y  avait  une 
vie  adorable  et  regrettable  dont  j'avais  été  arraché  violemment, 
une  vie  véritable  d'amour  paternel,  en  échange  de  laquelle  on  nous 
faisait  une  vie  fausse  toute  composée  de  haines  et  de  toutes  sortes 
de  vanités  puériles;  je  compris  qu'il  n'y  avait  qu'une  chose  plus 
belle  que  la  famille  et  à  laquelle  on  pût  saintement  l'immoler,  c'é- 
tait l'autre  famille ,  la  patrie.  Et  tandis  que  le  vieux  brave  s'éloi- 
gnant  de  moi,  pleurait  parce  qu'il  était  bon,  je  mis  ma  tête  dans 
mes  deux  mains  et  je  pleurai  de  ce  que  j'avais  été  jusque-là  si 
mauvais. 

Après  quelques  minutes,  l'amiral  revint  à  moi  :  —  J'aie  vous 
dire,  reprit-il  d'un  ton  plus  ferme,  que  nous  ne  tarderons  pas  à 
nous  rapprocher  de  la  France.  Je  suis  une  éternelle  sentinelle  placée 
devant  vos  ports.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  ajouter,  et  j'ai  voulu  que  ce 
fût  seul  à  seul;  souvenez-vous  que  vous  êtes  ici  sur  votre  parole, 
et  que  je  ne  vous  surveillerai  point;  mais,  mon  enfant,  plus  le 
temps  passera,  plus  l'épreuve  sera  forte.  Vous  êtes  bien  jeune  en- 
core: si  la  tentation  devient  trop  grande  pour  que  votre  courage 
y  résiste,  venez  me  trouver  quand  vous  craindrez  de  succomber  et 
ne  vous  cachez  pas  de  moi ,  je  vous  sauverai  d'une  action  désho- 
norante que,  par  malheur  pour  leurs  noms,  quelques  officiers  ont 
commise.  Souvenez-vous  qu'il  est  permis  de  rompre  une  chaîne  de 
galérien ,  si  l'on  peut,  mais  non  une  parole  d'honneur.  —  Et  il  me 
quitta  sur  ces  derniers  mots  en  me  serrant  la  main. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  remarqué,  en  vivant,  monsieur,  que  les 

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LE  CAPITAINE  RENAUD.  41 

révolutions  qui  s'accomplissent  dans  notre  ame  dépendent  souvent 
-«Tune  journée,  d'une  heure  y  d'une  conversation  mémorable  et  iin- 
jprévue  qui  nous  ébranle  et  jette  en  nous  comme  des  germes  tout 
.nouveaux  qui  croissent  lentement,  dont  le  reste  de  nos  actions  est 
«seulement  la  conséquence  et  le  naturel  développement.  Telles  fu- 
irent pour  moi  la  matinée  de  Fontainebleau  et  la  nuit  du  vaisseau 
-anglais.  L'amiral  Collingwood  me  laissa  en  proie  à  un  combat  nou- 
veau. Ce  qui  n'était  en  moi  qu'un  ennui  profond  de  la  captivité  et 
une  immense  et  juvénile  impatience  d'agir,  devint  un  besoin  effréné 
<lela  patrie;  à  voir  quelle  douleur  minait  à  la  longue  un  homme 
toujours  séparé  delà  terre  maternelle,  je  me  sentis  une  grande 
Tiàtede  connaître  et  d'adorer  la  mienne;  je  m'inventai  des  biens 
passionnés  qui  ne  m'attendaient  pas  en  effet;  je  m'imaginai  une 
famille  et  me  mis  à  rêver  à  des  parens  que  j'avais  à  peine  connus 
et  que  je  me  reprochai  de  n'avoir  pas  assez  chéris ,  tandis  qu'ha- 
"bitués  à  me  compter  pour  rien ,  ils  vivaient  dans  leur  froideur  et 
leur  égoïsme,  parfaitement  indifférens  à  mon  existence  aban- 
donnée et  manquée.  Ainsi  le  bien  même  tourna  au  mal  en  moi; 
ainsi  le  sage  conseil  que  le  brave  amiral  avait  cru  devoir  me  don- 
ner, il  me  l'avait  apporté  tout  entouré  d'une  émotion  qui  lui  était 
propre  et  qui  parlait  plus  haut  que  lui  ;  sa  voix  troublée  m'avait 
plus  touché  que  la  sagesse  de  ses  paroles;  et  tandis  qu'il  croyait 
resserrer  ma  chaîne ,  il  avait  excité  plus  vivement  en  moi  le  désir 
effréné  de  la  rompre.  —  II  en  est  ainsi  presque  toujours  de  tous 
les  conseils  écrits  ou  parlés.  L'expérience  seule  et  le  raisonnement 
qui  sort  de  nos  propres  réflexions,  peuvent  nous  instruire.  Voyez, 
vous  qui  vous  en  mêlez,  l'inutilité  des  belles-lettres.  À  quoi  servez- 
tous?  qui  convertissez-vous  ?  et  de  qui  êtes-vous  jamais  compris , 
s'il  vous  platt?  Vous  faites  presque  toujours  réussir  la  cause  con- 
traire à  celle  que  vous  plaidez.  Regardez,  il  y  en  a  un  qui  fait  de 
Clarisse  le  plus  beau  poème  épique  possible  sur  la  vertu  de  la 
femme  ;  —  qu'arrive-tril?  on  prend  le  contre-pied  et  l'on  se  pas- 
sionne pour  Lovelace  qu'elle  écrase  pourtant  de  sa  splendeur  vir- 
ginale que  le  viol  même  n'a  pas  ternie  ;  pour  Lovelace  qui  se  traîne 
en  vain  à  genoux  pour  implorer  la  grâce  de  sa  victime  sainte,  et  ne 
peut  fléchir  cette  ame  que  la  chute  de  son  corps  n'a  pu  souiller. 
Tout  tourne  mal  dans  les  enseignemens.  Vous  ne  servez  à  rien 


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3R  ttttJE  VÊS  DEUX  bOiUiBS* 

qu'a  remuer  des  vices  qui,  fiers  de  Ce  que  vous  les  peignez» 
lient  se  mirer  dans  votre  tableau  et  se  trouver  beaux.— 11  est  vnâ 
que  cela  vous  est  égU,  mais  mou  simple  et  bon  CoUingwood  m'a- 
vait pris  vraiment  en  amitié,  et  ma  conduite  ne  lui  était  pas  indtffé» 
rente.  Aussi  trouva«t-il  d'abord  beaucoup  de  plaisir  à  me  voir  livré 
à  des  études  sérieuses  et  constantes.  Dans  ma  retenue  habitoeOe 
et  mon  silence  il  trouvait  aussi  quelque  chose  qui  sympathisait 
avec  b  gravité  anglaise ,  et  il  prit  l'habitude  de  s'ouvrir  à  moi  dans 
mainte  occasion  et  de  me  confier  des  affaires  qui  n'étaient  pas 
sans  importance.  Au  bout  de  quelque  temps  on  me  considéra 
comme  son  secrétaire  et  son  parent,  et  je  pariais  assez  bien  l'anglais 
pour  ne  plus  paraître  trop  étranger. 

Cependant  c'était  une  vie  cruelle  que  je  menais,  et  je  trouvais 
bien  longues  les  journées  mélancoliques  de  la  mer.  Noos  ne  ces- 
sâmes, durant  des  années  entières,  de  rôder  autour  de  la  France, 
et  sans  cesse  je  voyais  se  dessiner  i  l'horizon  les  côtes  de  cette 
terre  que  Grotius  a  nommée: — le  plus  beau  royaume  après  celui 
du  ciel  ;  —  puis  nous  retournions  à  la  mer,  et  il  n'y  avait  plus  an- 
tour  de  moi ,  pendant  des  mois  entiers ,  que  des  brouillards  et  des 
montagnes  d'eau.  Quand  un  navire  passait  près  de  nous  ou  loin 
de  nous,  c'est  qu'il  était  anglais  ;  aucun  autre  n'avait  permission 
de  se  livrer  au  vent ,  et  l'Océan  n'entendait  plus  une  parole  qui  ne 
fût  anglaise.  Les  Anglais  même  en  étaient  attristés  et  se  plaignaient 
qu'à  présent  rOcéan  fut  devenu  nn  désert  où  ils  se  rencontraient 
éternellement ,  et  l'Europe  une  forteresse  qui  leur  était  fermée. — 
Quelquefois  ma  prison  de  bois  s'avançait  si  prés  de  la  terre ,  que 
je  pouvais  distinguer  des  hommes  et  des  enlans  qui  marchaient 
sur  le  rivage.  Alors  le  cœur  me  battait  violemment  et  une  rage 
intérieure  me  dévorait  avec  tant  de  violence ,  que  j'allais  tue  cacher 
i  fond  de  cale ,  pour  ne  pas  succomber  au  désir  de  me  jeter  i  la 
nage  ;  mais  quand  je  revenais  auprès  de  l'infatigable  Collingwood, 
j'avais  honte  de  mes  faiblesses  d'entant  ;  ie  ne  pouvais  me  lasser 
d'admirer  comment  à  une  tristesse  si  profonde  il  unissait  un  cou- 
rage si  agissant.  Cet  homme ,  qui  depuis  quarante  ans  ne  connais- 
sait que  la  guerre  et  la  mer,  ne  cessait  jamais  de  s'appliquer  à  leur 
étude  comme  A  une  science  inépuisable.  Quand  un  navire  était 
las»  il  en  montait  un  autre  comme  un  cavalier  impitoyable;  0  les 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  45* 

usait  et  les  tuait  sons  loi.  Il  en  fatigua  sept  avec  moi.  H  passait  le$ 
nuits  tout  habillé ,  assis  sur  ses  canons ,  ne  cessant  de  calculer  Tàx% 
de  tenir  son  navire ,  immobile,  ea  sentinelle,  au  même  point  de  la, 
mer,  sans  être  à  l'ancre,  à  travers  les  vents  et  les  orages;  il  exer- 
çait sans  cesse  ses  équipages  et  veillait  sur  eux  et  pour  eux.  Cet 
homme  riche  n'avait  joui  d'aucune  richesse  ;  et  tandis  qu'on  le 
nommait  pair. d'Angleterre,  il  aimait  sa  soupière  d'étain  comme 
un  matelot  ;  puis ,  redescendu  chez  lui ,  il  redevenait  père  de  fa- 
mille, et  écrivait  à  ses  filles  de  ne  pas  devenir  de  belles  dames; 
de  lire,  non  des  romans,  mais  l'histoire,  des  voyages ,  des  essais 
«t  Shakspeare ,  tant  qu'il  leur  plairait  (  as  often  as  they  please  )  ;  il 
écrivait  :  —  Nous  avons  combattu  le  jour  de  la  naissance  de  ma 
petite  Sarah,  —  après  la  bataille  de  Trafalgar,  que  j'eus  la  dou- 
leur de  lui  voir  gagner,  et  dont  il  avait  tracé  le  plan  avec  son  ami 
Nelson,  à  qui  il  succéda. — Quelquefois  il  sentait  sa  santé  s'affai- 
blir, il  demandait. grâce  à  l'Angleterre;  mais  l'inexorable  lui  ré- 
pondait :  Restez  en  mer,  et  lui  envoyait  une  dignité  ou  une  médaille 
d'or  par  chaque  belle  action;  sa  poitrine  en  était  surchargée.  II: 
écrivait  encore  :  <r  Depuis  que  j'ai  quitté  mon  pays,  je  n'ai  pas 
passé  dix  jours  dans  un  port;  mes  yeux  s'affaiblissent;  quand  je 
pourrai  voir  mes  enfans,  la  mer  m'aura  rendu  aveugle.  Je  gémis, 
de  ce  que  sur  tant  d'officiers  il  est  si  difficile  de  me  trouver  un 
remplaçant  supérieur  en  habileté,  d  L'Angleterre  répondait  :  Vous 
resterez  en.  mer,  toujours  en  mer.  Et  il  y  resta  jusqu'à  sa  mort. 

Cette  vie  romaine  m'en  imposait  et  me  touchait  lorsque  je  l'avais 
contemplée  un  jour  seulement;  je  me  prenais  en  grand  mépris» 
moi  qui  n'étais  rien  comme  citoyen,  rien  comme  père,  ni  comme 
fils,  ni  comme  frère,  ni  homme  de  famille,  ni  homme  public,  de 
me  plaindre  quand  celui-là  ne  se  plaignait  pas.  Il  ne  s'était  laissé 
deviner  qu'une  fois  malgré  lui ,  et  moi ,  enfant  inutile,  moi,  fourmi 
d'entre  les  fourmis ,  que  foulait  aux  pieds  le  sultan  de  la  France, 
je  me  reprochais  mon  désir  secret  de  retourner  me  K  vrer  au  hasard 
de  ses  caprices  et  de  redevenir  un  des  grains  de  cette  poussière  qu'il 
pétrissait  dans  le  sang,  —  La  vue  de  ce  vrai  citoyen  dévoué,  non 
comme  je  l'avais  été  à  un  homme,  mais  à  la  patrie  et  au  devoir,  me 
fut  une  heureuse  rencontre;  car  j'appris,  à  cette  école  sévère,  quelle 
est  la  véritable  grandeur  que  nous  devons  désormais  chercher 


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44  ftttVtlË  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  armes,  et  combien,  lorsqu'elle  est  ainsi  comprise,  elle 
élève  notre  profession  au-dessus  de  toutes  les  autres,  et  peut 
laisser  digne  d'admiration  la  mémoire  de  quelques-uns  de  nous* 
quel  que  soit  l'avenir  de  la  guerre  et  des  armées.  Jamais  aucun: 
homme  ne  posséda  à  un  plus  haut  degré  cette  paix  intérieure  qui 
naît  du  sentiment  du  devoir  sacré ,  et  la  modeste  insouciance  d'un 
soldat  à  qui  il  importe  peu  que  son  nom  soit  célébré,  pourvu  que 
la  chose  publique  prospère.  Je  le  vis  écrire  un  jour  :  —  <r  Mainte- 
nir l'indépendance  de  mon  pays  est  la  première  volonté  de  ma  vie, 
et  j'aime  mieux  que  mon  corps  soit  ajouté  au  rempart  de  la  patrie 
que  traîné  dans  une  pompe  inutile,  à  travers  une  foule  oisive.  — 
Ha  vie  et  mes  forces  sont  dues  à  l'Angleterre.  —  Ne  parlez  pas  de 
ma  blessure  dernière,  on  croirait  que  je  me  glorifie  de  mes  dan- 
gers. »  —  Sa  tristesse  était  profonde,  mais  pleine  de  grandeur; 
elle  n'empêchait  pas  son  activité  perpétuelle ,  et  il  me  donna  la 
mesure  de  ce  que  doit  être  l'homme  de  guerre  intelligent ,  exer- 
çant, non  en  ambitieux,  mais  en  artiste,  l'art  de  la  guerre,  tout 
en  le  jugeant  de  haut  et  en  le  méprisant  maintes  fois;  comme  ca 
Montécuculli  qui ,  Turenne  étant  tué,  se  retira,  ne  daignant  plus, 
engager  la  partie  contre  un  joueur  ordinaire.  Mais  j'étais  trop- 
jeune  encore  pour  comprendre  tous  les  mérites  de  ce  caractère^ 
et  ce  qui  me  saisit  le  plus ,  fut  l'ambition  de  tenir,  dans  mon  pays» 
un  rang  pareil  au  sien..  Lorsque  je  voyais  les  rois  du  midi  lui  de- 
mander sa  protection,  et  Napoléon  même  s'émouvoir  de  l'espoft* 
que  Collingwood  était  dans  les  mers  de  l'Inde ,  j'en  venais  jusqu'à 
appeler  de  tous  mes  vœux  l'occasion  de  m'èchapper,  et  je  poussai 
la  hâte  de  l'ambition  que  je  nourrissais  toujours,  jusqu'à  être  prêt, 
à  manquer  à  ma  parole.  Oui,  j'en  vins  jusque-là. 

Un  jour,  le  vaisseau  l'Océan,  qui  nous  portait,  vint  relâcher  à 
Gibraltar.  Je  descendis  à  terre  avec  l'amiral ,  et  en  me  promenant 
seul  par  la  ville,  je  rencontrai  un  officier  du  T*e  de  hussards ,  qui . 
avait  été  fait  prisonnier  dans  la  campagne  d'Espagne ,  et  conduit 
à  Gibraltar  avec  quatre  de  ses  camarades.  Ils  avaient  la  ville  pour 
prison,  mais  ils  y  étaient  surveillés  de  près.  J'avais  connu  cet 
officier  en  France.  Nous  nous  retrouvâmes  avec  plaisir,  dans  une 
situation  à  peu  près  semblable.  Il  y  avait  si  long-temps  qu'un 
français  ne  m'avait  parlé  français,  que  je  le  trouvais  éloquent, 


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IÉ  CAPITAINE  RENAUD.  45 

Quoiqu'il  fût  parfaitement  sot,  et  au  bout  d'un  quart  d'heure  nous 
nous  ouvrîmes  l'un  à  Vautre  sur  notre  position.  Il  me  dit  tout  de 
suite  franchement  qu'il  allait  se  sauver  avec  ses  camarades ,  qu'ils 
avaient  trouvé  une  occasion  excellente,  et  qu'il  ne  se  le  ferait  pas 
dire  deux  fois  pour  les  suivre.  II  m'engagea  fort  à  en  faire  autant. 
Je  lui  répondis  qu'il  était  bien  heureux  d'être  gardé,  mais  que 
moi,  qui  ne  l'étais  pas,  je  ne  pouvais  pas  me  sauver  sans  déshon- 
neur, et  que  lui ,  ses  compagnons  et  moi  n'étions  point  dans  le 
même  cas.  Cela  lui  parut  trop  subtil. 

—  Ma  foi I  je  ne  suis  pas  casuiste,  me  dit-il,  et  si  tu  veux,  je 
t'enverrai  à  un  évéque  qui  t'en  dira  son  opinion.  Mais  à  ta  place, 
je  partirais.  Je  ne  vois  que  deux  choses,  être  libre  et  ne  pas  l'être. 
Sais-tu  bien  que  ton  avancement  est  perdu  depuis  plus  de  cinq  ans 
que  tu  traînes  dans  ce  sabot  anglais?  Les  lieutenans  du  même 
temps  que  toi  sont  déjà  colonels. 

Là-dessus  ses  compagnons  survinrent  et  m'entraînèrent  dans 
une  maison  d'assez  mauvaise  mine,  où  ils  buvaient  du  vin  de 
Xérès,  et  là  ils  me  citèrent  tant  de  capitaines  devenus  généraux, 
et  de  sous-lieutenans  vice-rois,  que  la  tète  m'en  tourna,  et  je  leur 
promis  de  me  trouver  le  surlendemain  à  minuit  dans  le  même  lieu. 
Un  petit  canot  devait  nous  y  prendre,  loué  à  d'honnêtes  contre- 
bandiers, qui  nous  conduiraient  à  bord  d'un  vaisseau  français 
chargé  de  mener  des  blessés  de  notre  armée  à  Toulon.  L'invention 
me  "parut  admirable,  et  mes  bons  compagnons  m'ayant  fait  boire 
force  rasades  pour  calmer  les  murmures  de  ma  conscience,  ter- 
minèrent leurs  discours  par  un  argument  victorieux ,  jurant  sur 
leur  tête  qu'on  pourrait  avoir,  à  la  rigueur,  quelques  égards  pour 
un  honnête  homme  qui  vous  avait  bien  traité,  mais  que  tout  les 
confirmait  dans  la  certitude  qu'un  Anglais  n'était  pas  un  homme. 

Je  revins  assez  pensif  à  bord  de  t Océan,  et  lorsque  j'eus  dormi 
et  que  je  vis  clair  dans  ma  position  en  m'é veillant,  je  me  deman- 
dai si  mes  compatriotes  ne  s'étaient  point  moqués  de  moi.  Cepen- 
dant le  désir  de  la  liberté  et  une  ambition  toujours  poignante  et 
excitée  depuis  mon  enfance  me  poussaient  à  l'évasion,  malgré  la 
honte  que  j'éprouvais  de  fausser  mon  serment.  Je  passai  un  jour 
entier  près  de  l'amiral ,  sans  oser  le  regarder  en  face,  et  je  m'étu- 
diai à  le  trouver  petit.  —  Je  parlai  tout  haut  à  table,  avec arnn 


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46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gapce,  de  la.  grandeur  de  Napoléon;  je  m'exaltai,  je  vantai  son 
génie  universel ,  qui  devinait  les  lois  en  faisant  les  codes,  et  l'a- 
venir en  faisant. des  évènemens.  J'appuyai  avec  insolence  sur  la 
supériorité  de  ce  génie,  comparé  au  médiocre  talent  des  hommes 
de  tactique  et  de  manœuvre..  J'espérais  être  contredit;  mais, 
contre  mon  attente,  je  trouvai  dans  les  officiers  anglais  plus  d'ad- 
miration encore  pour  l'empereur  que  je  ne  pouvais  en  montrer 
pour  leur  implacable  ennemi.  Lord  Collihgwood  surtout,  sortant 
de  son  silence  triste  et  de  ses  méditations  continuelles,  le  loua 
dans  des  termes  si  justes ,.  si  énergiques,  si  précis,  faisant  consi- 
dérer à  la  fois,  à  ses  officiers,  la  grandeur  des  prévisions,  de  l'Em- 
jtereur,  la  promptitude  magique  de  son  exécution,  la  fermeté  de 
ses  ordres,  la  certitude  de  son  jugement,  sa  pénétration  dans  les 
négociations ,  sa  justesse  d'idées  dans  les  conseils,  ça  grandeur 
dans  les  batailles ,  son  calme  dans  les  dangers,  sa  constance  dans 
la  préparation  des  entreprises,  sa  fierté  dans  l'attitude  donnée  à 
la  France,  et  enfin  toutes  les  qualités  qui  composent  le  grand 
homme,  que  je  me  demandai  ce  que  l'histoire  pourrait  jamais 
ajouter  à  cet  éloge,  et  je,  fus.  attéré  parce  que  j'avais  cherché  à 
m'irriter  contre  lui,  espérant  lui  entendre  proférer  des  accusa- 
tions injustes. 

J'aurais  voulu  méchamment  le  mettre  dans  son  tort,  et  qu'un 
mot  inconsidéré  ou  insultant  de  sa  part  servit  de  justification  à  la 
déloyauté  que  je  méditais.  Mais  il  semblait  qu'il  prit  à  tâche,  au 
contraire,  de  redoubler  de  bontés,  et  son  empressement,  faisant 
supposer  aux  autres  que  j'avais  quelque  nouveau  chagrin  dont  il 
était  juste  de  me  consoler,  ils  furent  tous,  pour  moi,  plus  attenr 
tifs  et  plus  indulgens  que  jamais.  J'en  pris  de  l'humeur  et  je  quit- 
tai la  table. 

L'amiral  me  conduisit  encore  à  Gibraltar,  le  lendemain,  pour 
mon  malheur.  Nous  devions  y  passer  huit  jours.  —  Le  soir  de  l'é- 
vasion arriva.  -—  Ma  tôte  bouillonnait  et  je  délibérais  toujours.  Je 
me  donnais  de  spécieux  motifs  et  je  m'étourdissais  sur  leur  faus- 
seté; il  se  livrait  en  moi  un  combat  violent;  mais  tandis  que 
mon  ame  se  tordait  et  se  roulait  sur  elle-même,  mon  corps, 
comme  s'il  eût  été  arbitre  entre  l'ambition  et  l'honneur,  sui- 
vait à  lui  tout  seul  le  chemin  de  la  fuite.  J'avais  fait,  sans  m'en 


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apercevoir  motahème,  tua  paquet  de  meé  hardes, et  j%Hais  me 
rendre,  de  la  maison  dé  Gibraltar  où  nous  étions,  à  celle  du 
rendez-vous,  lorsque  tout  à  coup  je  m'arrêtai  <et  je  sentis' que 
cela  était  impossible.  —11  y  a  dans  les  actions  honteuses  quelque 
chose  d'empoisonné  ;  qui  se  fait  sentir  aux  lèvres  d'un  homme  de 
cœur  sitôt  qu'il- touche  les  bords  du  vase  de  perdition.  Il  ne  peut 
même  pas  y  goûter  sans  être  prêt  à  en  mourir.  —  Quand  je  vis  ce 
que  j'allais  faire  ;  et  que  j'allais  manquer  à  ma  parole ,  \\  me  prit 
une  telle  épouvante,  que  je  crus  que  fêtais  devenu  fou.  Je  courus 
sur  le  livageafemfenfiHSfde  iamauson  fatale  coome  d'un  hôpital 
éepestîfiètés^amsflsepmejreiounierpour  la  regarder. — Je  me 
jetai  à  la  nage *et  j'abordai  dans  la  nuit  l'Océan j  notre  vaisseau, 
ma  flottante  prison.  Je  montai  avec  emportement,  me  cramponnant 
i  ses  câbles,  et  quand  je  fus  arrivé  sur  le  pont,  je  saisis  le  grand 
mât,  je  m'y  attachai  avec  passion, .comme  à  un  asile  qui  me.  ga- 
rantissait du  déshonneur,  et,  aamème  instant  y  le  sentiment  de  la 
grandeur  de  men  sacrifice,  me  déchirant  Je  cœur,  je  tombai  À 
genoux  >  et ,  appuyant  mon  front  sur  les  cercles  de  fer  du  grand 
mât,  je.  me  mis  à  fondreen  larmes  comme  un  enfant.  —  Le  capi- 
taine de  l'Océan,  me  voyant  dans  cet  état  ,.me  crut  ou  fit  semblant 
dame  croire  malade,  et  me  fit  porter  dans,  ma  chambre.  Je  le 
suppliai  à  grands  cris  demeure  une  sentinelle  à  ma  porte  pour 
m'empôcher  de  sortir.  On  .m'enferma  et  je  respirai ,  délivré  enfin 
du  supplice  d'être  mon  prppre  geèlier.  Le. lendemain,  au  jour,  je 
me  vis  en  pleine,  mer,  et  je  jouis  d'un  peu  de  calme,  en  perdant 
de  vue.  la  terre ,  objet  de  toute  tentation  malheureuse  dans  ma  si- 
tuation* —  J'y  pensais  avec  plus,  de  résignation  lorsque  ma  petite 
porte  s'ouvrit,  et  le  bon  amiral  entra  seul. 

—  Je  viens  vous  dire  adieu,  commença-tril  d'un  air  moins  grave 
que  de  coutume,  vous  parlez  pour  la  France  demain  matin. 

— Oh  !  mon,  Dieu,  est-ce  pour  m'éprouver  que  vous  m'annoncez 
cda,milord? 

— Ce  serait  un  jetf  bien  cruel;  mon  enfant,  repritnl,  j'ai  déjà  eu 
envers  vous  un  assez  grand  tort.  J'aurais  dû  vous  laisser  en  prison 
dans  le  Northumberland  en  pleine  terre  et  vous  rendre  votre  pa- 
role. Tous  auriez  pu  conspirer  sans  remords  contre  vos  gardiens, 
et  user  d'adresse»  sans  scrupule,  pour  vous  échapper.  Youa  avez 


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^oogk 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souffert  davantage  ayant  plus  de  liberté;  mais,  grâce  à  Dieu  !  vous 
avez  résisté  hier  à  une  occasion  qui  vous  déshonorait.  — C'eût  été 
échouer  au  port,  car  depuis  quinze  jours  je  négociais  votre  échange 
que  l'amiral  Rosily  vient  de  conclure.  —  J'ai  tremblé  pour  vous 
hier,  car  je  savais  le  projet  de  vos  camarades.  Je  les  ai  laissé  s'é- 
chapper à  cause  de  vous ,  dans  la  crainte  qu'en  les  arrêtant  on  ne 
vous  arrêtât.  Et  comment  aurions-nous  fait  pour  cacher  cela?  Vous 
étiez  perdu,  mon  enfant,  et,  croyez-moi,  mal  reçu  des  vieux  braves 
de  Napoléon.  Ils  ont  le  droit  d'être  difficiles  en  honneur. 

J'étais  si  troublé ,  que  je  ne  savais  comment  le  remercier  ;  il  vit 
mon  embarras ,  et ,  se  hâtant  de  couper  les  mauvaises  phrases  par 
lesquelles  j'essayais  de  balbutier  que  je  le  regrettais  : 

—  Allons,  allons,  me  dit-il,  pas  de  ce  que  nous  appelons: 
french  compliments  :  nous  sommes  contens  l'un  de  l'autre,  voilà 
tout ,  et  vous  avez ,  je  crois ,  un  proverbe  qui  dit  :  Il  n'y  a  pas  de 
belle  prison.  —  Laissez-moi  mourir  dans  la  mienne ,  mon  ami ,  je 
m'y  suis  accoutumé,  moi,  il  Ta  bien  fallu.  Hais  cela  ne  durera  plus 
bien  long-temps ,  je  sens  mes  jambes  trembler  sous  moi  et  s'amai- 
grir. Pour  la  quatrième  fois  j'ai  demandé  le  repos  à  lord  Mulgrave, 
et  il  m'a  encore  refusé;  il  m'écrit  qu'il  ne  sait  comment  me  rem- 
placer. Quand  je  serai  mort,  il  faudra  bien  qu'il  trouve  quelqu'un 
cependant ,  et  il  ne  ferait  pas  mal  de  prendre  ses  précautions.  *- 
Je  vais  rester  en  sentinelle  dans  la  Méditerranée  ;  mats  vous ,  m?/ 
chiid ,  ne  perdez  pas  de  temps.  Il  y  a  là  un  sloop  qui  doit  vous  con- 
duire. Je  n'ai  qu'une  chose  à  vous  recommander,  c'est  de  vous  dé- 
vouer à  un  principe  plutôt  qu'à  un  homme.  L'amour  de  votre  pa- 
trie en  est  un  assez  grand  pour  remplir  tout  un  cœur  et  occuper 
toute  une  intelligence. 

—  Hélas!  dis-je,  milord,  il  y  a  des  temps  où  l'on  ne  peut  pas 
aisément  savoir  ce  que  veut  la  patrie.  Je  vais  le  demander  à  la 
mienne. 

Nous  nous  dîmes  encore  une  fois  adieu,  et,  le  cœur  serré,  je 
quittai  ce  digne  homme,  dont  j'appris  la  mort  peu  de  temps  après.— 
Il  mourut  en  pleine  mer,  comme  il  avait  vécu  durant  quarante-neuf 
ans,  sans  se  plaindre  ni  se  glorifier  et  sans  avoir  revu  ses  deux 
filles ,  seul  et  sombre  comme  un  de  ces  vieux  dogues  d'Ossian  qui 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  49 

gardent  éternellement  les  côtes  de  l'Angleterre  dans  les  flots  et  les 
brouillards. 

J'avais  appris,  à  son  école,  tout  ce  que  les  exils  de  la  guerre 
peuvent  foire  souffrir  et  tout  ce  que  le  sentiment  du  devoir  peut 
dompter  dans  une  grande  ame,  et,  tout  plein  de  cet  exemple, 
devenu  plus  grave  par  mes  souffrances  et  le  spectacle  des  siennes, 
je  vins  à  Paris  me  présenter,  avec  l'expérience  de  ma  prison ,  au 
maître  tout  puissant  que  j'avais  quitté. 


CHAPITRE  VI. 

HéMjpftlOU. 

Ici  le  capitaine  Renaud  s'étant  interrompu,  je  regardai  l'heure 
à  ma  montre.  Il  était  deux  heures  après  minuit.  Il  se  leva  et  nous 
marchâmes  au  milieu  des  grenadiers.  Un  silence  profond  régnait 
partout  Beaucoup  s'étaient  assis  sur  leurs  sacs  et  s'y  étaient  en- 
dormis. Nous  nous  plaçâmes  à  quelques  pas  de  là ,  sur  le  parapet, 
et  il  continua  son  récit  après  avoir  allumé  son  cigare  à  la  pipe 
d'un  soldat.  Il  n'y  avait  pas  une  maison  qui  donnât  signe  de 
vie. 

Dès  que  je  fus  arrivé  â  Paris,  je  voulus  voir  l'Empereur.  J'en 
eus  occasion  au  spectacle  de  la  cour  où  me  conduisit  un  de  mes 
anciens  camarades,  devenu  colonel.  C'était  là-bas,  aux  Tuileries. 
Nous  nous  plaçâmes  dans  une  petite  loge  en  face  de  la  loge  impé- 
riale, et  nous  attendîmes.  Il  n'y  avait  encore  dans  la  salle  que  les 
rois.  Chacun  d'eux,  assis  dans  une  loge  aux  premières ,  avait  au- 
tour de  lui  sa  cour,  et  devant  lui,  aux  galeries,  ses  aides-de- 
camp  et  ses  généraux  familiers.  Les  rois  de  Westphalie,  de  Saxe 
et  de  Wurtemberg ,  tous  les  princes  de  la  confédération  du  Rhin, 
étaient  placés  au  même  rang.  Près  d'eux,  debout,  parlant  haut  et 
vite,  Murât,  roi  de  Naples,  secouant  ses  cheveux  noirs  bouclés, 
comme  une  crinière,  et  jetant  des  regards  de  lion.  Plus  haut,  le 
roi  d'Espagne,  et  seul,  à  l'écart,  l'ambassadeur  de  Russie,  le 
prince  Kourakim,  chargé  d'épaulettes  de  diamans.  Au  parterre, 
TOME  iv.  4 


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30  RHVtJE  DES  DEUX4  HDMDBS» 

là  foule'de?  généraux ,  des  ducs ,  des  princes ,  ides  colonels  et  des 
sénateurs.  Partout  en  haut,  les  bras  nus  et  les  épaules  découvertes 
des  femmes  dé  la  cour. 

La  loge  que  surmontait  l'aigle  étitit  vide  encore  r*  nous2  la  re- 
gardions sans  cesse.  Après  peu  de  temps,  les  rois  se  levèrent  et 
se  tinrent  debout.  L'Empereur  entra  seul  dans  sa  loge,  marchant 
vite,  se  jeta  vite  sur  son  fauteuil  et  lorgna  ertfece  de  lui,  puis  se 
souvint  que  la  salle  entière  était  debout  et  attendait  un  regard, 
secoua  la  tète  deux  fois,  brusquement  et  de  mauvaise  grâce,  se 
retourna  vite  et  laissa  les  reines  et  les  rois  s'asseoir.  Ses  cham- 
bellans, habillés  de  rouge*  étaient  debeut  derrière  lui.  Il  leur  par- 
lait sans  les  regarder,  et  de  temps  à  autre,  étendant  la  main  pour 
recevoir  une  botte  d'or  que  l'un-d'eu  lui  donnait  et  reprenait... 
Crescentini  chantait  les  Horaces,  avec  une  voix  de  séraphin  qui 
sortait  d'un  visage  étique  et  ridé.  L'orchestre  était  doux,  et  fai- 
ble, par  ordre  de  l'empereur;  voulant  peut-rètre,  comme  les 
Lacédémoniens,  être. apaisé  plutôt  qu'excité  par  la  musique.  II 
lorgna  devant  lui ,  et  très  souvent  de  mon  côté.  Je  reconnus  ses 
grands  yeux  d'un  gris  vert,  mais  je  n'aimai  pas  la  graisse. jaune 
qui  avait  englouti  ses  traits  sévères.  Il  posa  sa  main  gauche,  sur 
son  œil.  gauche  pour  mieux  voir,  selon  sa  coutume  ;  je  sentis  qu!il 
m'avait  reconnu.  Il  se  retourna  brusquement ,  ne  regarda  que  la 
scène,  et  sortit  bientôt  J'étais  .déjà  sur  .son  .passage.  Il  marchait 
vite  dans  le  corridor,  et  ses  jambes  grasses  serrées  dans  des  bas 
de  soie  blanc,  sa  taille  gonflée  sous  son  habit  vert,  me  le  ren- 
daient presque,  méconnaissable.  Il  s'arrêta  court  .devant  moi ,  et 
parlant  au  colonel  qui  me  présentait,  au  lieu  de  m'àdresser  direc- 
tement la  parole  : 

—  Pourquoine  l!ai-je  vu  nulle  part?  Encore  lieutenant  1 

—  Il  était  prisonnier  depuis  1804. 

—  Pourquoi  ne  s'est-il  pas  échappé? 

—  l'étais  sur  parole ,  dis-je  à  demi-voix. 

—  Je  .n'aime  pas  les  prisonniers ,  dit-il  ;  on  se  fait  tuer.  —  Il  me 
tourna  le  dos.  Nous  Testâmes  immobiles,  en  haie, .et  quand  tonte 
sa  suite  eut  xlèfilè.: 

— Mon  cher ,  me  dit  le  colonel,  tu  vois  bien  que  tu  es  un  imbé- 
cile, tu. as  perdu  ton  avancement,  et  on  ne  t'en  sait  pas  plus  de  gré. 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  SI 

CHAPITRE  VIL 

Lé  corps*  de  -garde  nuae. 

—Est-il  possible?  dW*je  en  frappant  du  pied.  Quand  j'entends 
de  pareils  récils ,  je  m'applaudis  de  ce  que  l'officier  est  mort  en 
*&oi  depuis  plusieurs  années.  Il  n'y  reste  plus*  que  l'écrivain  soli- 
taire et  indépendant,  qui  regarde  ce  que  va  devenir  sa  liberté  et 
**e  veut  pas  la  défendre  contre  ses  -anciens  amis. 

Et  je  crus  trouver  sur  le  visage  dur  capitaine  Renaud  des  tra- 
Qes  d'indignation  au  souvenir  de  ce  qu'il  me  racontait;  maisil  sou- 
liait  avec  douceur  et  d'un  air  content. 

—  Gâtait  tout  simple1,  reprit-O.  Ce  colonel  était  le  plus  brave- 
homme  du  monde;  mais  il  y  a  des  gens  qui  sont,  comme  dit  te 
mot  célèbre,  des  fanfarons  de  crime  et  de  dureté. H  voulait  me' 
maltraiter,  parce  que  l'Empereur  en  avait  donné  l'exemple. Grosse* 
flatterie  de  corps-de-garde. 

Biais  quel  bonheur  ce  fut  pour  moi  ! — Dès  ce  jour ,  je  comment 
çai  à  m*  estimer  intérieurement ,  à  avoir  confiance  en  moi ,  à  sentir 
mon  caractère  s'épurer,  se  former,  se  compléter,  s'affermir.  Dès 
ce  jour,  je  vis  clairement  que  les  évènemens  ne  sont  rien*  que 
l'homme  intérieur  est  tout;  je  me  plaçai  bien  au-dessus  de  mes 
juges.  Enfin  je  sentis  ma  conscience,  je  résolus  de  mf appuyer 
iniquement  sur  elle ,  de  considérer  les  jugemens  publiés ,  les  rfr- 
compenses  éclatantes,  les  fortunes  rapides,  les  réputations  de 
lmlletin ,  comme  de  ridicules  forfanteries  et  un  jeu  de  hasard  qui 
ne  valait  pas  la  peine  qu'on  s'en  occupât. 

J'allai  vite  à  la  guerre  me  plonger  dans  les  rangs  inconnus,  l*hH> 
Ganterie  de  ligne,  l'infanterie  de  bataille,  où  les  paysans  de  l'ar- 
mée se  faisaient  fitucher  par  mille  à  la  fois,  aussi  pareils,  aussi 
4gaux  que  les  blés  d'une  grasse  prairie  de  la  Beauce*  Je  me  cachai 
là  comme  un  chartreux  dans  son  cloître;  et  du  fond  de^  cette  foule 
armée,  marchant  à  pied  comme  les  soldats >  portant  un  sac  et 
mangeant  leur  pain ,  je  fis  les  grandes  guerres  de  l'empire  tant 
f    que  l'empire  fut  debout.  —  Ah  !  si  vous  saviez  comme  je  m&sen- 
1    tis  à  Taise  dans  ces  fatigues  inou'es  !  Comme  j'aimais  cette  obecu- 

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#2  RBVUE  DES  ftËUl  MONDES. 

rite  !  et  quelles  joies  sauvages  me  donnèrent  les  grandes  batailles  I 
La  beauté  de  la  guerre  est  au  milieu  des  soldats ,  dans  la  vie  du 
camp,  dans  la  boue  des  marches  et  du  bivouac.  Je  me  vengeais 
de  Bonaparte  en  servant  la  patrie,  sans  rien  tenir  de  Napoléon, 
et  quand  il  passait  devant  mon  régiment ,  je  me  cachais  de  crainte 
d'une  faveur.  L'expérience  m'avait  fait  mesurer  les  dignités  et 
le  pouvoir  à  leur  juste  valeur;  je  n'aspirais  plus  à  rien  qu'à  pren- 
dre de  chaque  conquête  de  nos  armes  la  part  d'orgueil  qui  de* 
vait  me  revenir  selon  mon  propre  sentiment  ;  et  je  voulais  être 
citoyen ,  où  il  était  encore  permis  de  l'être ,  et  à  ma  manière.  Tan- 
tôt mes  services  étaient  inaperçus ,  tantôt  élevés  au-dessus  de 
leur  mérite ,  et  moi  je  ne  cessais  de  les  tenir  dans  l'ombre  de  tout 
mon  pouvoir,  redoutant  surtout  que  mon  nom  fût  trop  prononcé. 
La  foule  était  si  grande  de  ceux  qui  suivaient  une  marche  con- 
traire, que  l'obscurité  me  fut  aisée,  et  je  n'étais  encore  que  lieu* 
tenant  de  la  garde  impériale  en  1814 ,  quand  je  reçus  au  front  cette 
blessure  que  vous  voyez  et  qui ,  ce  soir,  me  fait  souffrir  plus  qu'à 
l'ordinaire. 

Ici  le  capitaine  Renaud  passa  plusieurs  fois  sa  main  sur  son  front, 
et,  comme  il  semblait  vouloir  se  taire ,  je  le  pressai  de  poursuivre 
avec  assez  d'instance  pour  qu'il  cédât. 

Il  appuya  sa  tète  sur  la  pomme  de  sa  canne  de  jonc* 

—  Voilà  qui  est  singulier,  dit-il,  je  n'ai  jamais  raconté  tout 
cela ,  et  ce  soir  j'en  ai  envie.  —  Bah  !  n'importe  !  j'aime  à  m'y  lais- 
ser aller  avec  un  ancien  camarade.  Que  ce  soit  pour  vous  un 
objet  de  réflexions  sérieuses  quand  vous  n'aurez  rien  de  mieux  à 
faire.  Il  me  semble  que  cela  n'en  est  pas  indigne.  Vous  me  croirez, 
bien  faible  ou  bien  fou;  mais  c'est  égal.  Jusqu'à  l'événement, 
assez  ordinaire  pour  d'autres ,  que  je  vais  vous  dire  et  dont  je  re- 
cule le  récit  malgré  moi,  parce  qu'il  me  fait  mal ,  mon  amour  de 
la  gloire  des  armes  était  devenu  sage ,  grave ,  dévoué  et  parfaite- 
ment pur,  comme  est  le  sentiment  simple  et  unique  du  devoir; 
mais,  à  dater  de  ce  jour-là,  d'autres  idées  vinrent  assombrir 
encore  ma  vie. 

C'était  en  1814  ;  c'était  le  commencement  de  l'année  et  la  fin 
de  cette  sombre  guerre  où  notre  pauvre  armée  défendait  l'empire 
et  l'Empereur,  et  où  la  France  regardait  le  combat  avec  découra- 


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tfc  CAPlt AlKB  RENAUD.  53 

gement  Soissons  venait  de  se  rendre  au  Prussien  Bulow.  Les  ar- 
mées de  Silésie  et  du  Nord  y  avaient  fait  leur  jonction.  Macdonald 
avait  quitté  Troyes  et  abandonné  le  bassin  de  l'Yonne  pour  éta- 
blir sa  ligne  de  défense  de  Nogent  à  Montereau  avec  trente  mille 
hommes. 

Nous  devions  attaquer  Reims  que  l'Empereur  voulait  repren- 
dre. Le  temps  était  sombre  et  la  pluie  continuelle.  Nous  avions 
perdu  la  veille  un  officier  supérieur  qui  conduisait  des  prison- 
niers. Les  Russes  l'avaient  surpris  et  tué  dans  la  nuit  précédente, 
et  ils  avaient  délivré  leurs  camarades.  Notre  colonel,  qui  était  ce 
qu'on  nomme  un  dur  à  cuire,  voulut  prendre  sa  revanche.  Nous 
étions  près  d'Épernai ,  et  nous  tournions  les  hauteurs  qui  l'envi- 
ronnent. Le  soir  venait ,  et,  après  avoir  occupé  le  jour  entière 
nous  refaire,  nous  passions  près  d'un  joli  château  blanc  à  tourel- 
les, nommé  Boursault,  lorsque  le  colonel  m'appela;  il  m'emmena  à 
part  pendant  qu'on  formait  les  faisceaux ,  et  me  dit  de  sa  vieille 
voix  enrouée  : 

—Vous  voyez  bien  là-haut  une  grange  sur  cette  colline  coupée 
à  pic ,  là  où  se  promène  ce  grand  nigaud  de  factionnaire  russe 
avec  son  bonnet  d'évêque? 

—Oui ,  oui,  dis-je,  je  vois  parfaitement  le  grenadier  et  la 
grange. 

—Eh  bien  !  vous  qui  êtes  un  ancien,  il  faut  que  vous  sachiez  que 
c'est  là  le  point  que  les  Russes  ont  pris  avant-hier  et  qui  occupe 
le  plus  l'Empereur  pour  le  quart  d'heure.  Il  dit  que  c'est  la  clér 
de  Reims,  et  ça  pourrait  bien  être.  En  tout  cas,  nous  allons  jouer 
un  tour  à  Woronsow.  A  onze  heures  du  soir,  vous  prendrez  deux 
cents  de  vos  lapins,  vous  surprendrez  le  corps-de-garde  qu'ils 
ont  établi  dans  cette  grange.  Mais,  de  peur  de  donner  l'alarme» 
vous  enlèverez  ça  à  la  baïonnette. 

Il  prit  et  m'offrit  une  prise  de  tabac,  et,  jetant  le  reste  peu  à 
peu,  comme  je  fais  là ,  il  me  dit,  en  prononçant  un  mot  à  chaque 
grain  semé  au  vent  : 

—  Vous  sentez  bien  que  je  serai  par  là  derrière  vous  avec  ma 
colonne. 

—  Vous  n'aurez  guère  perdu  que  soixante  hommes ,  vous  au— 
jrez  les  six  pièces  qu'ils  ont  placées  là...  vous  les  tournerez  du 


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84  RBVtf  R  MES  DSDX  MOtf D£9. 

cAté  de  Heinis.  Àoaxeiieures-.  onze  heures  et  demie,-  1&  position 
sera  A  nom.  Et  neo»%  dormirons  jusqu'à  trois,  heures  pour  nous, 
repose*  un  peu»*  de  la.petite  affaire  de  Craonne,.  quj  n'était  pas* 
comme  on  dit,  piquée  des  vers- 

—  Ça  suffit,  lui  dis-je,  et  je  m'en  allai,  avec  mon  lieutenant  en 
second*  préparer  oa  peu -nette  soirée*  L'essentiel,  comme  tous 
voyez,  était  de  ne,  pça  faire  .de  bruit..  Je  passai  l'inspection  des 
armes,  et  je  fis  enlever,  avec  le  tire-bourre,  les  cartouches  de 
tontescelles  qui  étaient  chargées..  Ensuite,  je  me  promenai  quel- 
que tempe  avec  mes  sergems ,  en. attendant  l'heuse.  A  dix  heures 
et  demie,  je  leur  fis  mettre  leur  capotte  sur  l'habit  et  le  fusil  ca- 
ché so«3  la  capotte ,  car,  quelqye  chose  qu'on  fasse,  comme  vous 
voyez,  ce  soir,  la  baïonnette  se  voit  toujours,  et,  quoiqu'il  fit  au- 
trement sombre  qu'à  présent,  je  ne  m'y  fiai  pas.  J'avais  bien  ob- 
servé les  petits  sentiers -bordés  de  baies  qui*conduisaient  au  corps- 
de-garde  russe,  et  j'y  fis  monter  les  (dus  déterminés  gaillards  que 
j'aie  jamais  commandés.  —  Il  y  en  a  encore  là ,  dans  les  rangs» 
deux  qui  y  étaient  et  s'en  souviennent  bien.  — Ils  avaient  l'habi- 
tude des  Russes*  et  savaient  comment  les  prendre.  Les  faction- 
naires que  nous  rencontrâmes  en  montant  disparurent  sans  bruit, 
comme  des  roseaux  que  l'on  couche  par  terre  avec  la  main.  Celui 
qui  était  devant  les  armes  demandait  plus  de  soin.  Il  était  immo- 
bile ,  Vanne  au  pied ,  et  le  menton  sur  son  fusil  ;  le  pauvre  diable 
se  balançait  comme  un  homme  qui  s'endort  de  fatigue  et  va  tom- 
ber. Un  de  mes  grenadiers  le  prit  dans  ses  bras  en  le  serrant  & 
l'étouffer,  et  deux  autres,  l'ayant  bâillonné,  le  jetèrent  dans  les 
broussailles.  J'arrivai  lentement  ,  et  jq  ne  pus  me  défendre,  je  l'a- 
voue, d'une  certaine  émotion  que  je  n'avais  jamais  éprouvée  au 
moment  des  autres  combats  :  c'était  la  honte  d'attaquer  des 
gens  couchés.  Je  les  voyais  roulés  dans  leurs  manteaux ,  éclairés 
par  une  lanterne  sourde ,  et  le  cœur  me  battit  violemment.  Mais 
tout  à  coup ,  au  moment  d'agir,  je  craignis  que  ce  ne  fût  une  fai- 
blesse qui  ressemblât  à  celle  des  lâches,  j'eus  peur  d'avoir  senti 
la  peur  une  fois,  et»  prenant  mon  sabre  caché  sous  mon  bras, 
j'entrai  le  premier,  brusquement ,  donnant  l'exemple  à  mes  gre- 
nadiers. Je  leur  fis  ua  geste  qu'ils  comprirent;  ils  se  jetèrent  d'a- 
bord sur  les  armes,  puis  sur  les  hommes ,  comme  des  loups  sur 


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k  1B  C*PH*AT*E'  1«*A*D.  35 

tto  troupeau. OM  ce  fat  une  bofcrtœtfe  sourde  et'horitirtèr  la 
baïonnette  perçait,  la  crosse  'assommait,  le  genou  étouffait,  la 
h  main  étranglait.1  Tous  tes  cris,  à  peine  poussés ,  étaient  éteints 
sons  les  pieds  de  nos  soldats,  et  nulle  tête  ne  se  soûlerait  sans 
recevoir'  le  «coup  mortel.LEn  entrant  ;  J'avais*  frappé  au  hasard 
un  coup  terrible,  devant  moi,  sur  quelque  chose  "de  noir  que  j'a- 
vais traversé  d'outre  en  outre;  «un  rieux  officier,  un  homme 
grand  et  fort,  la  tête  chargée  de  cheveux  blancs,  se  leva  de- 
bout comme  un  fantôme,  jeta  un  cri  affreux  en  voyant  ce  que 
j'irais  fait,  me 'frappa  à  la' figure  ffun  coup  tfépée  violent ,  et 
tomba  mon  à  l'instant  sous  les  baïonnettes:  Moi ,  je  tombai  assis 
à  coté  de  lui,  étourdi  du  coup  porté  entre  les  yeux ,  et  j'entendis 
sous  moi  la  voix  mourante  et  tendre  d'un  enfant  qui  disait:  Papal 

Je  compris  alors  mon  œuvre, "et  j'y  regardai  avec  un  empres- 
sement frénétique.  Je  vis  un  de  ces  officiers  de  quatorze  ans  si 
nombreux  dans  les  armées  russes  qui  nous  envahirent  à  cette 
époque,  et  quéTon  traînait  à  cette  terrible  école.  Ses  longs  che- 
veux bouclés  tombaient  sur  sa  poitrine,  aussi  blonds,  aussi 
soyeux  que  ceux  d'une  femme ,  et  sa  tête  s'était  penchée  comme 
s'il  n'eût  fait  que  s'endormir  une  seconde  fois.  Ses  lèvres  roses, 
épanouies  comme  celles  d'un  nouveau-né ,  semblaient  encore 
engraissées  par  le  lait  de  la  nourrice,  et  ses  grands  yeux  bleus  en- 
trouverts avaient  une  beauté  de  forme  candide,  féminine  et  cares- 
sante. Je  le  soulevai  sur  un  bras ,  et  sa  joue  tomba  sur  ma  joue 
ensanglantée,  comme  s'il  allait  cacher  sa  tète  entre  le  menton  et 
l'épaule  de  sa  mère  pour  se  réchauffer.  Il  semblait  se  blottir  sous 
ma  poitrine  pour  fuir  ses  meurtriers.  La  tendresse  filiale ,  la  con- 
fiance et  le  repos  d'un  sommeil  délifeieux  reposaient  sur  sa  figure 
morte,  et  il  paraissait  me  dire  r'Dormons  en  paix. 

—  Était-ce  là  un  ennemi?  m'écriai-je.  Et  ce  que  Dieu  a  mis 
de  paternel  dans  les  entrailles  de  tout  homme ,  é'émut  et  tressaillit 
en  moi;  je  le  serrais  contre  ma  poitrine,  lorsque  je  sentis  que 
j'appuyais  sur  moi  la  garde  de  mon  sabre  qui  traversait  son  cœur 
et  qui  avait  tué  cet  ange  endormi.  Je  voulus  pencher  ma  tète  sur 
sa  tête,  mais  mon  sang  le  couvrit  de  larges  taches;  je  sentis  la 
blessure  de  mon  front,  et  je  me  souvins  qu'elle  m'avait  été  faite 
par  son  père.  Je  regardais  honteusement  de  côté,  et  je  ne  vis 


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56  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

qu'un  amas  de  corps  que  mes  grenadiers  tiraient  par  les  pieds  et 
jetaient  dehors,  ne  leur  prenant  que  des  cartouches. 

En  ce  moment  le  colonel  entra  suivi  de  la  colonne  dont  j'enten- 
dis le  pas  et  les  armes. 

—  Bravo  1  mon  cher,  me  dit-il,  vous  avez  enlevé  ça  lestement 
Mais  vous  êtes  blessé  ? 

—  Regardez  cela,  dis-je,  quelle  différence  y  a-t-il  entre  moi 
et  un  assassin? 

—  Eh!  sacredié!  mon  cher,  que  voulez- vous?  c'est  le  métier. 

—  C'est  juste,  répondis-je,  et  je  me  levai  pour  aller  reprendre 
mon  commandement.  L'enfant  retomba  dans  les  plis  de  son  man- 
teau dont  je  l'enveloppai,  et  sa  petite  main  ornée  de  grosses  bagues 
laissa  échapper  une  canne  de  jonc,  qui  tomba  sur  ma  main,  comme 
s'il  me  l'eût  donnée.  Je  la  pris,  je  résolus,  quels  que  fussent  mes 
périls  à  venir,  de  n'avoir  plus  d'autre  arme,  et  je  n'eus  pas  l'au- 
dace de  retirer  de  sa  poitrine  mon  sabre  d'égorgeur. 

Je  sortis  à  la  hâte  de  cet  antre  qui  puait  le  sang ,  et  quand  je 
me  trouvai  au  grand  air,  j'eus  la  force  d'essuyer  mon  front  rouge 
et  mouillé.  Mes  grenadiers  étaient  à  leurs  rangs,  chacun  essuyait 
froidement  sa  baïonnette  dans  le  gazon  et  raffermissait  sa  pierre 
à  feu  dans  la  batterie.  Mon  sergent-major,  suivi  du  fourrier,  mar- 
chait devant  les  rangs  tenant  sa  liste  à  la  main  et  la  lisant  à  la 
lueur  d'un  bout  de  chandelle  planté  dans  le  canon  de  son  fusil 
comme  dans  un  flambeau;  il  faisait  paisiblement  l'appel.  Je  m'ap- 
puyai assis  contre  un  arbre,  et  le  chirurgien-major  vint  me  bander 
le  front  Une  large  pluie  de  mars  tombait  sur  ma  tête  et  me  faisait 
quelque  bien.  Je  ne  pus  m' empêcher  de  pousser  un  profond  soupir: 

—  Je  suis  las  de  la  guerre ,  dis-je  au  chirurgien. 

—  Et  moi  aussi,  dit  une  voix  grave  que  je  connaissais. 

Je  soulevai  le  bandage  de  mes  sourcils,  et  je  vis,  non  pas  Na- 
poléon empereur,  mais  Bonaparte  soldat.  H  était  seul,  triste,  à 
pied,  debout  devant  moi ,  ses  bottes  enfoncées  dans  la  boue ,  son 
habit  déchiré ,  son  chapeau  ruisselant  la  pluie  par  les  bords;  il 
sentait  ses  derniers  jours  venus  et  regardait  autour  de  lui  ses 
derniers  soldats. 

Il  me  considéra  attentivement  —  Je  t'ai  vu  quelque  part,  dit-il, 
grognard. 


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LE  CAPITAINE  RENAUD*  57 

A  ce  dernier  mot ,  je  sentis  qu'il  ne  me  disait  là  qu'une  phrase 
banale,  je  savais  que  j'avais  vieilli  de  visage  plus  que  d'années, 
et  que  fatigues,  moustaches  et  blessures  me  déguisaient  assez. 

—  le  vous  ai  vu  partout  sans  être  vu ,  répondis-je. 

—  Veux-tu  de  l'avancement? 
Je  dis  :  —  Il  est  bien  tard. 

Il  croisa  les  bras  un  moment  sans  répondre,  puis  : 

—  Tu  as  raison ,  va ,  dans  trois  jours,  toi  et  moi ,  nous  quitte- 
rons le  service. 

Il  me  tourna  le  dos  et  remonta  sur  son  cheval  tenu  à  quelques 
pas.  En  ce  moment  notre  tête  de  colonne  avait  attaqué  et  l'on  nou9 
lançait  des  obus.  Il  en  tomba  un  devant  le  front  de  ma  compagnie, 
et  quelques  hommes  se  jetèrent  en  arrière  par  un  premier  mou- 
rement  dont  ils  eurent  honte.  Bonaparte  s'avança  seul  sur  l'obus 
qui  brûlait  et  fumait  devant  son  cheval  et  lui  fit  flairer  cette  fumée. 
Tout  se  tut  et  resta  sans  mouvement;  l'obus  éclata  et  n'atteignit 
personne.  Les  grenadiers  sentirent  la  leçon  terrible  qu'il  leur 
donnait,  moi  j'y  sentis  de  plus  quelque  chose  qui  tenait  du  déses- 
poir. La  France  lui  manquait,  et  il  avait  douté  un  instant  de  ses 
vieux  braves.  Je  me  trouvai  trop  vengé  et  lui  trop  puni  de  ses 
fautes,  par  un  si  grand  abandon.  Je  me  levai  avec  effort,  et, 
m'approcbant  de  lui ,  je  pris  et  serrai  la  main  qu'il  tendait  à  plu- 
sieurs d'entre  nous.  Il  ne  me  reconnut  point,  mais  ce  fut  pour 
moi  une  réconciliation  tacite  du  plus  obscur  et  du  plus  illustre 
des  hommes  de  notre  siècle.  —  On  battit  la  charge ,  et  le  lende- 
main au  jour,  Reims  fut  repris  par  nous.  Mais  quelques  jours 
après,  Paris  l'était  par  d'autres. 

Le  capitaine  Renaud  se  tut  long-temps  après  ce  récit  et  de- 
meura la  tête  baissée,  sans  que  je  voulusse  interrompre  sa  rêverie. 
Je  considérais  ce  brave  homme  avec  vénération,  et  j'avais  suivi 
attentivement,  tandis  qu'il  avait  parlé,  les  transformations  lentes 
de  cette  ame  bonne  et  simple ,  toujours  repoussée  dans  ses  dona- 
tions expansives  d'elle-même,  toujours  écrasée  par  un  ascendant 
invincible,  mais  parvenue  à  trouver  le  repos  dans  le  plus  humble 
et  le  plus  austère  devoir.  Sa  vie  inconnue  me  paraissait  un  specta- 
cle intérieur  aussi  beau  que  la  vie  éclatante  de  quelque  homme 
d'action  que  ce  fût.  Chaque  vague  de  la  mer  ajoute  un  voile 


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Man€hAtitt*anxi»e««Sés  dtona  perle,  .chaque  flot  travaille  .leote- 
înent^larondreptasparfa^ 

lanea  su^eUe,  lnûbisia  une  teime  mystérieuse  A  demi  dorée,  4 
demi  transparente»  où.  Ton  .peut  seulement  deviner  un  rayon  inté- 
rieur qui  part  de  son  cœur  ;  c'était  toafaàirfiû*  ainsi  que  s'était 
formé  ce  caractère  dans  de  vastes  boulevemmensret  au-  fond  des 
(dus  sombres*  et  perpétuelles,  épreuves.  Je,  savais  .que  jusque  la 
mort  dei' Empereur,  il  avait  regardé  coHroie,un  devoir  de  ne  point 
servir,  respectant,  malgré  toutes  les  instances  de  se*  amis»  ce 
ce  qtfil  nommait  les  xonvenaneesy  et,,  depuis;  affranchi  du  lien 
deseaaneieûiàa^fomesserÀ un, maître  qai-ne  le  connaissait  plus, 
il  était  revenu  commander,  dansla^jarde  royale,  les  restes  de  sa 
vieille  garde,  et  comme  il  ne  parlait  jamais  de  lui,  on  n'avait 
point  pensé  à  lui,  et  il  navait.pa  eu  ^avancement.  —  U  s'en  sou- 
ciait peu  et  il  avait  coutume  dédire  qu'à  moins  d'être  général  à 
vingt-cinq  ans,  àgç  où  l'on  peut  mettre  en  œuvre  sonimagination, 
il.. valait  mieux  .demeurer  simple  capitaine  pour  vivre  avec  les 
soldais  en  p^re  de  la  famille,  en  prieur  du  couvent, 

— Tenez,  medil-il^après  ce  momemderepoi,  regardez  notre 
vieux  grenadier  Poirier  avec. ses  yeux  sombres  et  louches,  sa 
tête  chauve  et  ses ,  .coups  de  sabre .  sur  la  joue ,  lui  que  les  maré- 
chaux de  France  sarxitentà  admirer  .quand  il  leur  présente  les 
armes  à  la.  porta  du  roi;  voyez  Beccaria  .avec  son  profil  de  vétéran 
romani ,  Fréchnu  avec  saimouitache  blanche  ;  voyez  tout, ce  pre-r 
mier  rang  décoré ,  dont  les  bras  portent  trois  chevrons;  qifau-T 
raient-ils  dit,  ce&.vieax  moines  de  4a  vieille annéequi ne  voulurent 
jamais  être  autre  chose  que  grenadiers-,  si  je  leur  avais  manqué 
c*  matin,  moi  qui  les  commandais  encore «ily  a  quinze  jours?  — 
Si  j'avais  pris,  depuis  plusieurs  années,  des  habitudes  de  foyer  et 
de  rep^s,  ou. un  autre  état,  c'eàt  été  différent;,  mais  ici,  je  n'ai 
en  vérité  que  Je mérite  qu'ils  oat.  D'arUeure  voyez  comme  tout 
est  calme,  ce  soir  à  Paris  f  calme  comme  raiiv  ayouta*t-il.en  se  le-? 
vant  ainsi  quemoL  Voici  le  jour  qui- va  venir  j  on  ne  recomraeor 
cera  pas.  sans  doute  A  casser  les  lanternes»  et  demain  nous  rein 
trerons  an  quartier.  Maisdansquelques  jours  je  serai  probablement 
retiré  dans  an  petit  coin  de  lerrexjqe^ai  quelque  part  en  France, 
où  il  y  a  une  petite  tourelle  dans  laquelle  j'achèverai  d'étudier 


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■flolybe,  Turenne,  IWard  et  Vatbaa,  pour  ntfamuserilPresqœ 
tans  mes  camarades  oot&é  tuéf  àl^fliandôarniie^ou  wut  mortg 
de^is,>et  ily  akmg-4empsquejene3cau»  pins ,awc  personne, 
«tioni  saraz  par;  qmel  chemin  je  «ris  airixé  à  haïr  la  guêtre, 
tout  emlaiaieant  avec  énergie. 

JLà^dassn»  il  me  secoua  vramcnt  teanametinc  qnitta  enme 
dmnamlan»  encore  lelnmis&-eol  qui  fan  manquait;  si  te  mien  n'é- 
tait pe**ropro»illé^et  si  je  le  tnM»v«îs4tesnoL:PjHa.iliBefap«- 
pela  et  me  dit: 

1-»  Tenez ,  comme  il  n'est  pas  entièrement  ènpessible:  qne  l'o* 
fese  encore  fen  sur  nous  de  i  quelque  fenêtre,  çaKlesvmoi,  je 
fous  prie,  ce  portefeuille  plein  de  vieille*  Jetteras  qui  n'iatéve*» 
sent,  moi  seul*  et  que  vous  brftferiez  si*  nonsme  nom  retrouvions 
pins. 

ILooqs  est  venu  plusieurs  de -nos  anciens  camarades  y  et  wns 
les  avons  priés  de  se  retirer  chez  eux.  Nous  ne  faisons  point  Ja 
guerre  civile,  nous» — Nous  sommes  calmes  comme  des  pompiers 
dont  le  devoir  est^d'éteindre  l'inosiidie.  On  s'expliquera  ensuite; 
cela  nenous  regarde  pas. 

Et  H»e  quitta  ea  souriant 


CHAPITRE  VIII. 
Une  bille. 

Qninse  Joarsaptèscetle  oonvenatien ,  qoe  la  révolution  même 
ae  m'avait  pointfoit  omblter,  je  réfléchissais  seul  à  Fbèroésme  mo- 
deste «t  au,  désintéressement ,  si  rares  Dons  les  doux.  Je  tâchais 
l'oublier  le  sang  pur>quivenaitde  couler  r  et  je  relisais  dans  ^his- 
toire d'Amérique  comment,  en  1783»  l'armée  angkhaméricatne 
tonte  victorieuse,  ayant  posé  les  armes  et  délivré  la  patrie,  fut 
prête  à  se  réroker  centre  le  cengrès,  qui,  trop  pauvre  ipour  loi 
payer  sa  solde,  s'apprêtait  à  la  licencier;  Washington ,  généra- 
lissime et.  vainqueur,  n'avait  qtfunimot  à  dire  ou  un  signe  de  tête 
àfahrepourêtre  dictatenri  il  fitee  que  lui  seul  avait  le  pouvoir 
tfacnomniir,  il  licencia  l'armée  et. donna  sa  démission»*-  Jbrafs 


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60  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

posé  le  livre  et  je  comparais  cette  grandeur  sereine  à  nos  ambi- 
tions inquiètes*  J'étais  triste  et  me  rappelais  toutes  les  âmes  guer- 
rières et  pures,  sans  faux  éclat  et  sans  charlatanisme,  qui  n'ont 
aimé  le  pouvoir  et  le  commandement  que  pour  le  bien  public , 
l'ont  gardé  sans  orgueil ,  et  n'ont  su  ni  le  tourner  contre  la  patrie 
ni  le  convertir  en  or;  je  songeais  à  tous  les  hommes  qui  ont  fait  la 
«guerre  avec  l'intelligence  de  ce  qu'elle  vaut,  je  pensais  au  bon 
Collingwood,  si  résigné,  et  enfin  à  l'obscur  capitaine  Renaud, 
lorsque  je  vis  entrer  un  homme  de  haute  taille,  vêtu  d'une  longue 
capote  bleue  en  assez  mauvais  état.  A  ses  moustaches  blanches, 
aux  cicatrices  de  son  visage  cuivré,  je  reconnus  un  des  grena- 
diers de  sa  compagnie;  je  lui  demandai  s'il  était  vivant  encore, et 
l'émotion  de  ce  brave  homme  me  fit  voir  qu'il  était  arrivé  mal- 
beur.  Il  s'assit,  s'essuya  le  front;  et  quand  il  se  fut  remis,  après 
quelques  soins  et  un  peu  de  temps,  il  me  dit  ce  qui  était. ar- 
rivé. 

Pendant  les  deux  jours  du  28  et  du  29  juillet ,  le  capitaine  Re- 
naud n'avait  fait  autre  chose  que  marcher  en  colonne  le  long  des 
rues,  à  la  tête  de  ses  grenadiers  ;  il  se  plaçait  devant  la  première 
section  de  sa  colonne ,  et  allait  paisiblement  au  milieu  d'une  grêle 
de  pierres  et  des  coups  de  fusil  qui  partaient  des  cafés,  des  bal- 
cons et  des  fenêtres.  Quand  il  s'arrêtait,  c'était  pour  faire  serrer 
les  rangs  ouverts  par  ceux  qui  tombaient,  et  pour  regarder  si 
ses  guides  de  gauche  se  tenaient  à  leurs  distances  et  à  leurs  chefs 
de  file.  Il  n'avait  pas  tiré  son  épée  et  marchait  la  canne  à  la  main. 
Ses  ordres  lui  étaient  d'abord  parvenus  exactement;  mais  soit 
que  les  aides-de-camp  fussent  tués  en  route,  soit  que  l'état- 
major  ne  les  eût  pas  envoyés,  il  fut  laissé  dans  la  nuit  du  28  au  29, 
sur  la  place  de  la  Bastille ,  sans  autre  instruction  que  de  se  reti- 
rer sur  Saint-Cloud  en  détruisant  les  barricades  sur  son  chemin. 
Ce  qu'il  fit  sans  tirer  un  coup  de  fusil.  Arrivé  an  pont  d'Iéna,  il 
s'arrêta  et  fit  faire  l'appel  de  sa  compagnie.  Il  lui  manquait  moins  de 
monde  qu'à  toutes  celles  de  la  garde  qui  avaient  été  détachées,  et 
ses  hommes  étaient  aussi  moins  fatigués.  Il  avait  eu  l'art  de  les 
fidre  reposer  i propos  et  à  l'ombre,  dans  ces  brûlantes  journées, 
et  de  leur  trouver,  dans  les  casernes  abandonnées,  la  nourriture 
que  refusaient  les  maisons  ennemies;  la  contenance  de  sa  co- 


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LE  CAPITAINE  RENAUD.  61 

Jonne  était  telle,  qu'il  avait  trouvé  déserte  chaque  barricade  et 
n'avait  eu  que  la  peine  de  la  faire  démolir. 

Il  était  donc  debout,  à  la  tête  du  pont  d'Iéna ,  couvert  de  pous- 
sière, et  secouant  ses  pieds  ;  il  regardait  vers  la  barrière  si  rien 
ne  gênait  la  sortie  de  son  détachement  et  désignait  des  éclaireurs 
pour  envoyer  en  avant.  Il  n'y  avait  personne,  dans  le  Champ-de- 
Vars,  que  deux  maçons  qui  paraissaient  dormir,  couchés  sur  le 
ventre,  et  un  petit  garçon  d'environ  quatorze  ans  qui  marchait 
pieds  nus  et  jouait  des  castagnettes  avec  deux  morceaux  de 
faïence  cassée.  Il  les  raclait  de  temps  en  temps  sur  le  parapet  du 
pont,  et  vint  ainsi  en  jouant  jusqu'à  la  borne  où  se  tenait  Re- 
naud. Le  capitaine  montrait  en  ce  moment  les  hauteurs  de  Passy 
avec  sa  canne.  L'enfant  s'approcha  de  lui ,  le  regardant  avec  de 
grands  yeux  étonnés,  et  tirant  de  sa  veste  un  pistolet  d'arçon ,  il 
le  prit  des  deux  mains  et  le  dirigea  vers  la  poitrine  du  capitaine. 
Celui-ci  détourna  le  coup  avec  sa  canne,  et  l'enfant  ayant  fait 
feu,  la  balle  porta  dans  le  haut  de  la  cuisse.  Le  capitaine  tomba 
assis  sans  dire  mot,  et  regarda  avec  pitié  ce  singulier  ennemi.  Il 
rit  ce  jeune  garçon  qui  tenait  toujours  son  arme  des  deux  mains, 
et  demeurait  tout  effrayé  de  ce  qu'il  avait  fait.  Les  grenadiers 
étaient  en  ce  moment  appuyés  tristement  sur  leurs  fusils  ;  ils  ne 
daignèrent  pas  faire  un  geste  contre  ce  petit  drôle.  Les  uns  sou- 
levèrent leur  capitaine,  les  autres  se  contentèrent  de  tenir  cet 
enfant  par  le  bras  et  de  l'amener  à  celui  qu'il  avait  blessé.  Il  se 
mit  à  fondre  en  larmes,  et  quand  il  vit  le  sang  couler  à  flots  de 
la  blessure  de  l'officier  sur  son  pantalon  blanc ,  effrayé  de  cette 
boucherie,  il  s'évanouit  On  emporta  en  même  temps  l'homme  et 
f  enfant  dans  une  petite  maison  proche  de  Passy  où  tous  deux 
étaient  encore.  La  colonne,  conduite  par  le  lieutenant,  avait 
poursuivi  sa  route  pour  Saint-Cloud,  et  quatre  grenadiers, 
après  avoir  quitté  leurs  uniformes,  étaient  restés  dans  cette  mai- 
son hospitalière  à  soigner  leur  vieux  commandant.  L'un  (celui 
-qui  me  parlait  )  avait  pris  de  l'ouvrage  comme  ouvrier  armurier  à 
Paris,  d'autres  comme  maîtres  d'armes,  et  apportant  leur  jour- 
née au  capitaine,  ils  l'avaient  empêché  de  manquer  de  soins  jus- 
qu'à ce  jour.  On  l'avait  amputé ,  mais  la  fièvre  était  ardente  et 
mauvaise  ;  et  comme  il  craignait  un  redoublement  dangereux ,  il 


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f&  RBTUE  DEff'BECX  HOITOÉS* 

îtfenvoyait  chercher!  H  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre.  Je  partis 
sur-le-champ  avec  le  digne  soldat  qui  m'avait  raconté  ces  détails 
les  yeux  humides  et  la  voix  tremblante ,  mais  sans  murmure,  sans 
injure,  sans  accusation,  répétant  seulement  t  C'est  an  grand  mal- 
heur pour  nous! 

Le  blessé  avait  été  porté  chez  une  petite  marchande  qui  était 
veuve  et  qui  vivait  seule  dans  une  petite  boutique,  dans  une  rue 
écartée  du  village ,  avec  des  enfans  en  bas  Âge.  Elle  n'avait  passa 
la  crainte,  un  seul  moment,  de  se  compromettre,  et  personne 
n'avait  eu  l'idée  de  l'inquiéter  à  ce  sujet.  Les  voisins,  au  contraire, 
s'étaient  empressés  de  l'aider  dans  les  soins  qu'elle  prenait  du 
malade.  Les  officiers  de  santé  qu'on  avait  appelés  ne  Tayaut  pas 
jugé  transportable  après  l'opération,  elle  l'avait  gardé,  et  sou- 
vent elle  avait  passé  la  nuit  près  de  son  lit.  Lorsque  j'entrai ,  elle 
vint  au-devant  de  moi ,  avec  un  air  de  reconnaissance  et  de  timi- 
dité qui  me  firent  peine.  Je  sentis  combien  d'embarras  à  la  fois 
elle  avait  cachés  par  bonté  naturelle  et  par  bienfaisance.  Elle 
était  fort  pâle ,  et  ses  yeux  étaient  rougis  et  fatigués.  Elle -allait  et 
venait  vers  une  arrière-boutique  fort  étroite  que  j'apercevais  de 
la  porte,  et  je  vis,  à  sa  précipitation,  qu'elle  arrangait  la  petite 
chambre  du  blessé,  et  mettait  une  sorte  de  coquetterie  à  ce  qu'un 
étranger  la  trouvât  convenable.  —  Aussi,  j'eus  soin  de  ne.  pas 
marcher  vite,  et  je  lui  donnai  tout  le  temps  dont  elle  eut  besoin. 
— Voyez ,  monsieur,  il  a  bien  souffert,  allez  1  me  dit-elle  en  ou- 
vrant la  porte. 

.Le capitaine  tteaaud  était  assi*<sur  un  petit  ht  à  rideaux  t& 
serge ,  placé  dans  un  coin  de  la  chambre ,  et  plusieurs  traversins 
soutenaient  son  corps.  Il  était  d'une  maigieur  de  squelette  ,*t 
les  pommettes  des  joues  d'un  rouge  ardent;  la  blessure  de  son 
front  était  noire.  Je  vis  qu'il  n'irait  pas  loin  /  et  son  sourire  me 
ledit  aussi.  Il  me  tendit  la  main  et  me  fit  signe  de  m'asseotr. 
Il  y  avait  à  sa  droite  un  jeune  garçon  qui  tenait  un  verre  d'eau 
gommée  et  le  remuait  avec  la  cuillère.  Il  se  leva  et  m'apporta  *a 
chaise.  Beaaud  le  prit,  de  son  lit,  par  le  bout  de  l'oreille  el»e 
dit  doucement ,  d'une  voix  affaiblie  : 

'—Tenez,  mon  cher,  je  vous  présente  mon  vainqueur. 


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LK.CiPrOnrE.BKNAUD*.,  S3 

Je  haussai  les,  épaules,  et  le  pauvre  enfiwt,baiss*  les  yeux  «n 
rougissant  ;  —je  vis  une  grosse  .larme  rouler,  sua  sa  joue* 

—  Allons!  allons  I  dit  le  capitaine  en.p^ssaat  sa. main  dauMea 
cheveux-  Ce  n'est  pas  sa  faute-  Pauvre  garçon  1  Biavait  rencootoé 
deux  hommes  q\u*  lui  avaient  fait  boire 4a Teaurde- vie,  rawûeat 
p^yé,  et  lavaienteavoy  è  me.  tirer, son  coup  dep^stolet.  Ua;fak 
cela  comme  il  aurait  jeta  ,uue  billeaucoin  de  la  .borne..— N'est* 
cepae,  Jean? 

El  Jean  se:  mit  à  trembler,,  et  prit  uae  expression  de  douta»  si 
déclarante,  qu'elle  me  toucha»  Je  Je  regardai  déplus. près;  c'était 
un  fort  bel  enfant. 

—  C'était! bien  une  bille  aussi»  me  dit  la  jeune  marchande» 
Voyez,  monsieur,  «r-  Et  elle  me  montra  une  petite  bille  d'agate, 
grosse  comme  les  plus  fortes  balles  de  plomb  et  avec  laqaeUe,on 
avait  chargé  le  pistolet  de  calibre -quittait  là,- 

—  Il  n'en  faut  pas  plus,  que  ça  pour  retrancher  une  jajnbe  d'un 
capitaine ,  me-  dit  Renaud. . 

—Vous  ne  devez  pas  le  faire  parler  beaucoup/  me  dit  timide* 
ment  ,1a  marchande. 
Renaud  ne  J'écoutai t  pas  : 

—  Oui  r  mon  cher,-  il  ne  me  reste  pas  assez  d&jambe  pour  y  faire 
tenir  une  jambe  de  bois. 

Je  lui  serrai  la.  main  sans  répondre ,  humilia  devoir  que,  pour 
tuer  un  homme  qui  avait  tant  vu  et  tant  souffert,  dont  la  poitrine 
était  broniée  par  vingt;  campagnes  et  dix  blessures,,  éprouvée  à 
la  glace  et  au  feu,  passée  à  la  baïonnette  et  à  la  lance»  il  n'avait 
Muque  le  soubresaut  d'une  de,, ces  .gipnonUleadefrruiaseaux.de 
Pans  qu'on  nomme  gamins* 

Renaud  répondit  à  ma  pensée.  Il  pencha  sa  joue  sur  Jatm^ 
versin,etr  me  gerçante  la  mai  ne 

— Nous  étions  en  guerre,  me  dit-il,  il  n'est  pas  plus  assassin 
«{yejene  lefusà  Reims,  moi.  Quand  j'ai  tué  l'en&nt.russe»  j'é- 
tais peutr être  aussi  un  .assassin*  —  Bans,  la  grande  guerre  d'JSat 
pagne,  les  hommes  qui..pçigpardaieat  nos  sentinelles  ne  se 
croyaient  pas  des  assassins,  et»  étant  en  guerre,  uVne  l'étaient 
peut-être  pas.  Les  catholiques  et  les  huguenots  s'assassinaient-ils 
ou  non?  —De  .combien  d'assassinats,  se  compose  une  grande 


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64  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

bataille? — Voilà  an  des  points  où  notre  raison  se  perd  et  ne  sait 
que  dire. — C'est  la  guerre  qui  a  tort  et  non  pas  nous.  Je  vous  as- 
sure que  ce  petit  bonhomme  est  fort  doux  et  fort  gentil,  il  lit  et 
écrit  déjà  très  bien.  C'est  un  enfant  trouvé.  —  Il  était  apprenti 
menuisier.  —  Il  n'a  pas  quitté  ma  chambre  depuis  quinze  jours, 
et  il  m'aime  beaucoup,  ce  pauvre  garçon.  Il  annonce  des  disposi- 
tions pour  le  calcul;  on  peut  en  foire  quelque  chose. 

Comme  il  parlait  plus  péniblement,  et  s'approchait  de  mon 
oreille,  je  me  penchai ,  et  0  me  donna  un  petit  papier  plié  qu'il 
me  pria  de  parcourir.  J'entrevis  un  court  testament  par  lequel  il 
laissait  une  sorte  de  métairie  misérable  qu'il  avait,  à  la  pauvre 
marchande  qui  l'avait  recueilli,  et,  après  elle,  à  Jean  qu'elle 
devait  foire  élever,  sous  condition  qu'il  ne  serait  jamais  militaire  ; 
il  stipulait  la  somme  de  son  remplacement,  et  donnait  ce  petit 
bout  de  terre  pour  asile  à  ses  quatre  vieux  grenadiers.  11  chan- 
geait de  tout  cela  un  notaire  de  sa  province.  Quand  j'eus  le  pa- 
pier dans  les  mains,  il  parut  plus  tranquille  et  prêt  à  s'assoupir. 
Puis  il  tressaillit,  et,  rouvrant  les  yeux,  il  me  pria  de  prendre  et 
de  garder  sa  canne  de  jonc.  —  Ensuite ,  il  s'assoupit  encore.  Son 
vieux  soldat  secoua  la  tête  et  lui  prit  une  main.  Je  pris  l'autre 
que  je  sentis  glacée.  Il  dit  qu'il  avait  froid  aux  pieds ,  et  Jean 
coucha  et  appuya  sa  petite  poitrine  d'enfant  sur  le  lit  pour  le 
réchauffer.  Alors  le  capitaine  Renaud  commença  à  tàter  ses 
draps  avec  les  mains,  disant  qu'il  ne  les  sentait  plus,  ce  qui  est 
un  signe  fatal  Sa  voix  était  caverneuse.  Il  porta  péniblement  une 
main  à  son  front,  regarda  Jean  attentivement,  et  dit  encore  : 

—  C'est  singulier  !  — Cet  enfant-là  ressemble  à  l'enfant  russe! 
Ensuite ,  il  ferma  les  yeux ,  et  me  serrant  la  main  avec  une  pré- 
sence d'esprit  renaissante  : 

— Voyez-vous  !  me  dit-il ,  voilà  le  cerveau  qui  se  prend,  c'est 
la  fin. 

Son  regard  était  différent  et  plus  calme.  Nous  comprimes  cette 
lutte  d'un  esprit  ferme  qui  se  jugeait,  contre  la  douleur  qui  ré- 
garait, et  ce  spectacle,  sur  un  grabat  misérable,  était  pour  mot 
plein  d'une  majesté  solennelle.  Il  rougit  de  nouveau  et  dit  très 
haut: 

—  Ils  avaient  quatorze  ans...—  Tous  deux...  —  Qui  sait  si..* 


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LB  CAPITAINE  RKfÀUV.    ;  6$ 

Puis  il  tressaillit ,  il  pâlit,  et  me  regarda  tranquillement  et 
avec  attendrissement  : 

—  Dites-moi  !..  ne  pourriez-Yons  me  tfertner  la  bouche?  Je 
crains  de  parler....  On  s'affaiblit...  Je  voudrais  ne  plus  parler...» 
J'ai  soif. 

On  lui  donna  quelques  cuillerées,  et  il  dit  : 

—  J'ai  fait  mon  devoir.  Cette  idée-là  fait  du  bien. 
Et  il  ajouta  : 

—  Si  le  pays  se  trouve  mieux  de  tout  ce  qui  s'est  fait,  nous 
n'avons  rien  à  dire;  mais  vous  verrez.... 

Ensuite  il  s'assoupit  et  dormit  une  demi-heure  environ.  Après 
ce  temps ,  une  femme  vint  à  la  porte  timidement ,  et  fit  signe  que 
le  chirurgien  était  là  ;  je  sortis  sur  la  pointe  du  pied  pour  lui  par- 
ler, et,  comme  j'entrais  avec  lut  dans  le  petit  jardin,  m'étant  ar- 
rêté auprès  d'un  puits  pour  l'interroger,  nous  entendîmes  un 
grand  cri.  Nous  courûmes  et  nous  vîmes  un  drap  sur  la  tête  de 
cet  honnête  homme  qui  n'était  plus... 

Cle  Alfred  de  Vigny. 


M.  de  Vigny  nous  a  autorisé  à  publier  ce  fragment  du  dernier  livre 
d'un  volume  divisé,  comme  Stello,  en  trois  parties  :  les  deux  premières 
sur  la  pesante  servitude  des  armées  en  temps  de  paix,  la  troisième  sur 
leur  grandeur.  Dans  cette  triple  composition  (1),  dont  la  forme,  créée 
par  Fauteur,  paraît  être  celle  qu'il  préfère  à  toutes,  chaque  livre  ren- 
ferme un  épisode,  chaque  épisode  est  un  roman  complet  qui,  précédé 
de  considérations  graves ,  prouve  et  appuie  l'idée  principale  du  livre  ; 
idée  consolante  pour  l'homme  de  guerre ,  dans  la  rigueur  de  sa  desti- 
née ,  comme  Siello  le  fut  pour  le  poète. 

Le  troisième  livre,  dont  nous  avons  cité  la  plus  grande  partie,  est 
consacré  aux  souvenirs  de  grandeur  militaire ,  et  adressé  par  M.  de 
Vigny  aux  officiers  de  la  garde  royale,  ses  anciens  compagnons 
d'armes. 

«  Vous  que  j'ai  tant  vus  souffrir  des  langueurs  et  des  dégoûts  de  la 

(x)  Servitude  et  Grandeur  militaires,  i  vol.  in-S°,  qui  paraîtra  dans  quelque» 

jours  chez  Félix  Bonnaire,  rue  «les  Beaux- Arts,  xo,  et  Victor  Mageo,  quai  de* 
Augustins,  ai: 

TOME  IV.  5 

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#5  RETftB  BK6  MUX  M0KMB6. 

Servitude  militaire,  e*eat  peur  vous  surtout  que  j'écris  oe  H  vre.  Aussi, 

à  côté  de  ces  souvenirs  où  j*ai  montré  quelques-  traite  dô  ce  4ju41  y  a  de 

bon, et  d'honnête  dans. les  armées,  mais. où  j'ai  détaillé  quelques-unes 

des  petitesses,  pénibles  de  cette  vie,  je  veux  placer  les  souvenirs  qui 

peuvent  relever  nos  fronts  par  la  recherche  et  la  considération  de  ses 

grandeurs. 

«  La  Grandeur  guerrière,  ou  là  beauté  de  la  vie  des  armes,  me 
semble  être  de  deux  sortes.  11  y  a  celle  dû  commandement  et  celle  de 
l'obéissance.  L'une  tout  extérieure,  active,  brillante,  fière,  égoïste, 
capricieuse ,  sera ,  de  jour  en  jour,  plus  rare  et  moins  désirée ,  à  mesure 
que  la  civilisation  deviendra  plus  pacifique;  l'autre  tout  intérieure, 
passive  »  obscure,  modeste,  dérouée,  persévérante,  sera  chaque  jour 
plus  honorée,  «ar  aujourd'hui  que  dépérit  l'esprit  des  conquêtes»  tout 
ce  qu'un,  caractère  élevé  peut,  apporter  de  grand  dans  le  métier  des 
armes,  me  parait  être  moins  encore  dans  la  gloire,  de  combattre,  (put 
dans  l'honneur  de  souffrir  en  silence  et  d'accomplir,  avec  constance, 
des  devoirs  souvent  odieux. 

a  Si  le  mois  de  juillet  1830  eut  ses  héros ,  il  eut  en  vous  ses  martyrs, 
ô  mes  braves  compagnons!  — Vous  voilà  tous  à  présent  séparés  et 
dispersés.  Beaucoup  parmi  vous  se  sont  retirés  en  silence,  après  l'orage, 
sous  le  toit  de  leur' famille;  quelque  pauvre  qu'il  fût,  beaucoup  l'ont 
préféré  à  l'ombre  d'un  autre  drapeau  que  le  leur.  D'autres  ont  voulu 
chercher  leurs  fleurs  de  lis  dans  les  bruyères  de  la  Vendée,. et  les  ont 
encore  une  fois  arrosées  de  leur  sang  ;  d'autres  sont  allés  mourir  pour 
des  rois  étrangers;  d'autres,  encore  saignans  des  blessures  des  trois 
jours,  n'ont  point  résisté  aux  tentations  de  l'épée.  Ils  l'ont  reprise  pour 
la  France ,  et  lui  ont  encore  conquis  des  citadelles.  Partout  même  ha- 
bitude de  se  donner  corps  et  ame^méme  besoin  de  se  dévouer*  même 
désir  de  porter  et  d'exercer  quelque  part  l'art  de  bien  souffrir  et  de 
bien  mourir.  Mais  partout.se  sont  trouvés  à  plaindre  ceux  qui  n'ont  pas 
eu  à  combattre  là  où  ils  se  trouvaient  jetés.  Le  combat  est  la  vie  de 
l'armée.  Où  il  commence,  le  rêve  devient  réalité,  la  science  devient 
gloire,  et  la  Servitude  service.  La  guerre. console  par  son  éclat  des 
peines  inouies  que  la  léthargie  de  la  paix  cause  aux  esclaves  de  l'armée; 
mais,  je  le  répète,  ce  n'est  pas  dans  les  combats  que  sont  ses  plus  pures 
grandeurs.  Je  parlerai  de  vous  souvent  aux  autres,  mais  je  veux  une 
fois,  avant  de  fermer  ce  livre ,  vous  parler  de  vous-mêmes  et  d'une  vie 
et  d'une  mort  qui  eurent  k  mes  jeux  un  grand  caractère  de  force  et  de 
candeur.  * 


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DIPLOMATES 

EUROPÉENS. 


US» 

LE  PRINCE  DE^METTERNICH. 


La  monarchie  autrichienne,  telle  qu'eue  existe  aujourd'hui,  avec  le 
vaste  amalgame  de  ses  provinces,  et  ses  grands  ©Tas.qni  détendent  du 
centre  de  l'Allemagne  aux  tanches  daCattaro;  cette  monarchie,  com- 
posée de  vieux  états  héréditaires  et  de  récentes  conquêtes ,  sorte  d'échi- 
quier de  privilèges  et  d'immunités  provinciales  eons  une  unique  pentfée 
tf  administration,  est  tout  entière  l'outrage  du  même  homme  d'état; 
è  lui  la  gloire,  à kd  seul aiiaBi  la  rapoimbititédeBon  oeuvre*  L'antique 
constitution  d'Allemagne  a  été  détruite  à  la  paix  de  Preàbourg,  loin 
du  bizarre 'et  fragile  assemblage  de  la  confédération  du  Rhin;  la  maison 
d'Autriche  a  renoncé  à  la  couronne  impériale  :  ane>  nouvelle  existence 
a  oommencé'ponr  elle.  Abattue  par  d'innombrables  revers,  sous  la  ré- 
publique et  Napoléon,  elle  s'est  rétorée  arec  d'autres  conditions  de 
tie.politiqne  et  de  puissance  militaire.  ^Depuis  1613,  V Autriche  staet 

5. 


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68  REVUE  MB  DEUX  MONDES. 

vue  appelée  à  jouer  un  grand  rôle  dans  les  affaires  de  l'Europe,  et 
M.  de  Metternich  a  donné  à  sa  politique  un  caractère  de  persévérance , 
ou  plutôt  d'immobilité ,  qui  résulte  sans  doute  d'une  pensée  fortement 
conçue ,  et  accomplie  comme  une  mission. 

J'irai  vite  sur  les  premières  années  de  M.  de  Metternich ,  afin  d'arri- 
ver à  la  haute  partie  de  pon  système;  je  me  dégagerai  de  toutes  les 
petites  passions  du  jour,  de  tous  les  préjugés  de  nationalité,  pour  voir 
l'homme  d'état. 

Clément- Wenzeslaus,  comte  de  Metternich- Winneburg-Ochsen- 
hausen ,  est  né  à  Coblentz  le  15  mai  1773 ,  d'une  bonne  maison  alle- 
mande; il  reçut  les  prénoms  de  Clément- Wenzeslaus  du  prince  de  Po- 
logne et  de  Lithuanie,  duc  de  Saxe.  A  l'âge  de  quinze  ans,  il  entra  i 
l'université  de  Strasbourg.  L'effervescence  des  idées  de  liberté  éclatait 
de  toutes  parts  en  Europe.  Dans  cette  vieille  université  se  trouvaient 
alors  réunis,  sous  le  célèbre  professeur  de  Rock,  deux  jeunes  hommes 
que  la  fortune  jeta  depuis  dans  de  hautes  carrières  :  Loewestein  et 
Benjamin  Constant;  le  comte  de  Loewestein,  l'un  de  ces  nobles  Sué- 
dois qui  dominèrent  ce  mouvement  aristocratique  d'où  sortit,ya  cou- 
ronne au  front,  un  des  fils  de  la  révolution  française;  Benjamin  Constant, 
l'homme  de  l'esprit,  des  idées,  de  l'imagination,  rêveur  puissant  au 
milieu  de  ces  têtes  positives.  Le  comte  de  Metternich  achevait  sa  phi- 
losophie avec  l'année  1790;  ses  études  furent  complétées  en  Allema- 
gne. A  vingt  et  un  ans  il  visitait  l'Angleterre,  la  Hollande;  il  vint  enfin 
habiter  Vienne,  où  il  épousa  Marie-Éléonore  de  Kaunitz-Rietberg. 

C'est  à  cette  époque  que  M.  de  Metternich  entra  dans  la  diplomatie 
active.  Il  avait  assisté  comme  simple  secrétaire  au  congrès  de  Rastadt; 
puis  il  accompagna  le  comte  de  Stadion  dans  ses  missions  en  Prusse  et 
à  Saint-Pétersbourg  ;  il  était  auprès  du  czar  lors  de  cette  alliance  de  la 
Russie  et  de  l'Autriche ,  glorieusement  détruite  à  Austerlitz  par  Napo- 
léon. Le  comte  de  Metternich  participa  k  tous  les  traités  de  cette  épo- 
que; ses  idées  jusqu'alors  paraissaient  appartenir  à  l'école  de  M.  de 
Stadion,  qui  fut  bientôt  appelé  au  ministère  des  affaires  étrangères. 
Ce  ministre  songeait  à  M.  de  Metternich  pour  l'ambassade  de  Russie; 
mais  le  traité  de  Presbourg  ayant  complètement  modifié  la  situation 
de  l'Autriche  en  Europe,  François  II  préféra  l'envoyer  A  Paris. 
X'ambanadeur  arriva  le  15  août  1806,  au  moment  où  le  canon  des 
invalides  annonçait  la  grande  fête  de  Napoléon. 

Le  système  et  la  situation  politique  que  le  comte  de  Metternich 
représentait  à  Paris  étaient  compliqués  et  difficiles.  La  maison  d'Au- 
triche avait  subi  bien  des  revers  depuis  la  première  coalition  contre  la 


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DIPLOMATES  EUROPÉENS.  69" 

France.  Bonaparte  lui  avait  arraché  deux  fois  le  Milanais;  Moreau 
l'avait  refoulée  sur  le  Rhin.  Rentrée  en  lice  par  son  alliance  avec  la 
Russie,  Austerlitz  accabla  cette  nouvelle  coalition,  et  le  cabinet  autri- 
chien se  décida  à  signer  le  traité  de  Presbourg. 

C'est  la  politique  de  ce  traité  que  M.  de  Metternich  était  chargé  de 
diriger  à  Paris.  Cette  convention ,  immense  dans  ses  clauses,  avait  bou- 
leversé tout  le  vieux  système  allemand  qui  remontait  à  la  Bulle  d'or. 
D'abord  le  Wurtemberg  et  la  Bavière  cessaient  d'être  de  simples  élec- 
torals, et  devenaient  des  royaumes.  La  Bavière  recevait,  aux  dépens  de 
FAutrichc,  un  territoire  de  plus  de  douze  cents  milles  carrés,  une  po- 
pulation de  près  de  trois  millions  d'ames,  et  des  revenus  de  plus  de  dix- 
sept  millions  de  florins.  L'agrandissement  du  Wurtemberg,  également 
au  préjudice  de  l'Autriche,  quoique  moins  considérable  sans  doute, 
s'élevait  encore  à  près  de  cent  cinquante  milles  carrés.  Le  duché  de 
Bade  avait  part  à  ces  dépouilles.  L'Autriche  perdait  l'état  de  Venise , 
leTyrol,  les  cinq  villes  du  Danube,  la  Dalmatie  vénitienne,  les  bouches 
du  Cattaro.  L'acte  de  la  confédération  du  Rhin  déchira  les  derniers 
débris  du  vieux  manteau  impérial,  et  François  II  renonça  à  cette 
antique  dignité,  désormais  un  vain  titre,  à  cette  boule  et  à  cette  cou- 
ronne d'or  qui  depuis  six  siècles  n'étaient  jamais  sorties  de  la  maison 
d'Autriche. 

Dans  sa  mission  à  Paris ,  M.  de  Metternich  s'était  profondément  pé- 
nétré de  cette  situation  triste  et  pénible  où  se  trouvait  François  II. 
Après  les  grands  revers  de  la  maison  d'Autriche ,  l'ambassadeur  croyait 
que  le  meilleur  moyen  de  reconquérir  un  peu  d'influence  en  Europe, 
était  de  conserver  l'alliance  de  Napoléon,  ou  pour  mieux  dire,  une 
exacte  neutralité,  qui  put  permettre  à  l'Autriche  de  se  dessiner  à  son 
profit  dans  une  circonstance  décisive.  De  nouveaux  succès  d'ailleurs 
venaient  de  couronner  les  armes  de  Napoléon  ;  la  Prusse,  après  avoir 
trop  hésité ,  s'était  jetée  tête  baissée  dans  l'alliance  de  la  Russie. 
Vaincue  à  Jéna,  la  paix  de  Tilsitt  avait  encore  une  fois  pacifié  le  monde 
et  posé  les  bases  d'une  trêve  universelle.  M.  de  Metternich  reçut  de 
sa  cour  l'ordre  de  plaire  avant  tout  à  Napoléon,  de  se  le  rendre  favo- 
rable par  une  déférence  respectueuse,  qui  pouvait  bien  s'adresser  à  un 
grand  homme.  M.  de  Metternich  parut  souvent  aux  Tuileries.  Repré- 
sentant une  vieille  maison  européenne,  lui-môme  d'une  naissance  dis- 
tinguée, avec  les  manières  de  l'aristocratie,  M.  de  Metternich  réussit 
dans  sa  mission.  Certes,  la  cour  de  Napoléon  ne  le  cédait  à  aucune  cour 
île  l'Europe  pour  la  gloire  militaire,  pour  les  capacités  politiques  et  ad- 
ministratives; mais  il  y  régnait  une  étiquette,  un  ton  tout  à  la  fois  solda-* 


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79  *       REVUE  MS-MgSfttfOltDfiS. 

tesque  et  drapé,  an  formulaire  de  cérémonies  puériles,  et  l'homme  «Té 
bonne  maison  y  jouissait  d'one  supériorité  incontestable. 

L'ambassadeur  avait  alors  trente-trois  ans;  sa  physionomie  était  noble 
et  distinguée  ;  il  paraissait  à  toutes  les  fêtes  de  la  cour,  se  faisait  remar* 
quer  par  l'élégance  de  ses  équipages  et  par  de  grandes  dépenses.  Jeune,. 
brillant,  doué  d'un  esprit  fin,  d'une  parole  facile ,  M.  de  Metternlch 
passait  pour  un  homme  à  bonnes  fortunes.  On  se  l'arrachait  à  la  cour;  les 
dames  de  l'intimité  impériale,  et  les  princesses  même,  sœurs  de  Napo- 
léon, n'étaient  pas  tout  «à-fait  indifférentes  aux  hommages  du  noble 
ambassadeur  d'Autriche. 

Dirai-je  une  de  ces  mille  aventures  qui  retentirent  alors  dans  les  salons 
de  Paris?  Napoléon  avait  pris  en  grand  goût* les  bals  masqués;  il  en 
commandait  partout  :  chez  le  grave  archi-chancelier,  à  l'opéra  et  même 
chez  le  ministre  de  la  police.  L'étiquette  du  palais  était  gênante ,  corn-* 
passée  ;  dans  le  bal  masqué,  on  s'en  débarrassait.  La  police,  comme  on 
lèsent,  présidait  à  ces  fêtes;  Foucbé,  le  ministre  roué  et  moqueur,  était 
chargé  non-seulement  de  veiller  à  la  sûreté  de  l'empereur,  mais  encore 
de  ces  petites  malices  que  Napoléon  faisait  à  ses  courtisans,  ou  que 
Fouclié  lui-même  inventait  pour  se  donner  le  plaisir  de  rappeler  à  tous 
«es  dignitaires  de  l'empire  qu'ils  avaient  un  peu  trop  oublié  leur  origine 
républicaine.  Un  jour  il  montrait  au  prince  archi-chancelier,  si  aristo* 
crate ,  si  grand  seigneur,  la  figure  de  Louis  XVI  en  cire  ;  le  lendemain 
il  faisait  donner  quelques  leçons  à  des  royalistes  récalcitrans.  Voici  oe 
que  Ton  racontait.  Dans  une  de  ces  grandes  réunions  masquées,  un  do* 
mino  aborda  très  cavalièrement  un  général  chargé  d'un  des  grande 
départemens  militaires.  «  Sais-tu  ce  qui  se  passe  chez  toi ,  toi  si  souvent 
appelé  à  veiller  sur  les  autres?  Écoute,  retourne  à  ton  hôtel;  tu  con- 
nais le  salon  bleu  et  le  secrétaire  de  ta  femme ,  cherche  et  tu  trouve- 
ras, d  Le  pauvre  général,  idolâtre  de  sa  femme,  part  comme  un  trait, 
enfonce  le  secrétaire,  et  découvre  un  paquet  de  lettres  parfumées,  aux 
armes  d'Autriche ,  espèce  de  sachet  d'amour,  qu'une  main  indiscrète 

venait  violer Le  monde  de  cette  époque  se  rappelle  la  suite  de 

l'aventure,  le  départ  précipité,  et  par  ordre  militaire,  de  la  jeune  et 
spirituelle  complice  de  la  chancellerie  allemande. 

M.  de  Metternich  aimait  les  femmes  pour  Jes  plaisirs  et  les  distrac* 
lions  qu'elles  donnent;  il  se  livrait  à  cette  douce  police  politique,  qui 
passait  par  le  cœur  pour  arriver  aux  secrets  du  cabinet.  Ses  formes 
séduisantes  lui  avaient  gagné  aussi  les  bonnes  grâces  de  Napoléon,  qui 
aimait  à  le  distinguer  dans  la  foule  des  ambassadeurs,  à  causer  avec 
lui,  tout  en  lui  reprochant  d'être  bien  jeune  pour  représenter  une 


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dwlomajths  ewkjpéws;  TT 

vieiio  niaistm  d'Europe*  L'empereur  n'avait  jamahtâe  patole*  brns«fu« 
pour  Mi  de  Méfieraient  II  le  regardait  comme  l'expression  du  systém* 
fonçais  en  Autriche.  Plus  d'une  fols  ils  avaient  agité  ensemble  cas 
questions  de  balance  européenne  qui  occupaient  l'esprit  de  Napoléonl 
Mi  de  M etterriidi  présentai  l'alliance  delà  France  et  de  l'Autriche 
comme  urne  nécessité;,  il  rappelail  ce  traité  de  1756;  condu  sous  l*in> 
flaence  du  duc  deChoitèul,  connue  la  bâte  de  la  nouvelle  position  de 
PEurope  vls-.è*vfs  do  la  Russie;  La  situation  de  l'Autriche  réclamait 
aiorfc  impérieusement  cette  transaction  diplomatique.  Napoléon  Tenait 
départir  pour  l'entrevue  tTBrfurt,  Des  promesses  avaient  été  échangée* 
entre  lai  et  Alexandre;  Dans  ce*  plans  gigantesques,  l'Autriche  était 
sacrifiée;. on  ne  l'ignorait  pas  à  Viennes  Les  tentatives  de  M.  de  Met- 
ternioh  à  Paris  avaient  donc  été  vaines.  La  guerre  d'Espagne  venait 
d'éclater.  N'était-ce  pas  un  nouvel  avertissement  pour  la  maison  d'Au- 
triche? 

U  y  avait  alors  dams  la  nation  allemande  un  commencement  de  ré* 
action  contre  les  Français.  La  paix  dé  Presbourg,  en  posant  partout 
dawla  confédération  germanique  les  principes  et  presque  l'administra»» 
tien  française,  avait  excité  de  vifs  mécontentemens»  Des  contributions 
de  guerre  considérables ,  les  nombreuses  vexations  que  des  généraux  et 
dès-employés  français  s'étaient  permises  dans  leur  conquête,  avaient 
aliéné  les  esprits ,  et  il  fallait  toute  la  sagesse  des  gouvememens  pour 
maintenir  les  peuples  dans  les  voies  de  l'obéissance.  A  Vienne,  l'esprit 
anti-français  se  montrait  à  la  cour,  parmi  là  noblesse  et  dans  les  asso- 
ciations secrètes  pour  la  liberté  de  l'Allemagne.  L'Angleterre  encou- 
ragea ces  dispositions;  elle  promit  des  subsides  à  un  cabinet  obéré, 
fille  montrait  de  loin  à  l'Autriche  la  résistance  de  la  Péninsule ,  et  les 
difficultés  qu'elle  créait  à  la  puissance  militaire  de  Napoléon,  députe 
Bayien  surtout.  Pourquoi  ne  profiterait-on  pas  de  cette  circonstance 
pour  secouer  les  conditions  humiliantes  de  la  paix  de  Presbourg?  L'ar- 
chiduc Charles  n'était-il  pas  un  aussi  grand  capitaine  qtte  Napoléon?  On 
voulait  des  subsides,  eh  bien  !  on  en  aurait.  L'Angleterre  s'engageak  à 
entretenir  l'armée  autrichienne,  si  elle  unissait  ses  efforts  à  la  cause 
commune»  Cette  opinion  prévalut  bientôt  parmi  la  noblesse  allemande, 
et  le  comte  de  Stadion  entra  complètement' dans  les  idées  anglaises* 
Dimmenses  levées  se  préparèrent  silencieusement. 

Mi  de  Metteruieh  eut  peur  mission,  à-  cette  époque,  de  couvrir  par 
drflaueuses  promesses  les  préparatifs  militaires  que  faisait  l'Autriche;, 
ses  notes  étaient  pleine!  de  protestations  de  paix,  de  témoignages  de 
cotfaate.  C'était  son  r(We;  l'Autriche  ne  voulait  engager  la  guerre 


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72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'alors  que  Napoléon  aérait  complètement  préoccupé  de  l'expédition 
d'Espagne.  Quand  l'empereur  et  la  garde  furent  partis  de  Paris  pour 
relever  le  trône  de  Joseph  à  Madrid,  quand  vint  la  triste  capitu- 
lation de  Baylen,  l'Autriche  ne  dissimula  plus  ses  préparatifs  de  guerre; 
elle  commença  ses  hostilités  contre  les  alliés  de  Napoléon ,  qui ,  &  vol 
d'aigle,  arriva  subitement  à  Paris  pour  se  mettre  à  la  tête  des  années 
d'Allemagne.  Il  y  trouva  encore  le  comte  de  Metternich. 

La  guerre  d'Autriche  avait  été  une  véritable  surprise.  Napoléon  se 
crut  joué  par  M.  de  Metternich ,  et  il  ordonna  au  ministre  de  la  police, 
Fooché,  de  le  faire  enlever  et  conduire  de  brigade  en  brigade  jusqu'à  la 
frontière.  L'ordre  était  dur,  brutal,  contraire  à  toutes  les  convenances 
diplomatiques.  Fouché,  avec  cette  habileté  qui  se  réservait  toujours 
une  transaction  dans  l'avenir,  l'exécuta  avec  politesse;  il  se  fit  conduire 
chez  l'ambassadeur,  lui  dit  les  motifs  de  sa  visite,  et  lui  en  exprima  les 
plus  vifs  regrets.  Ces  deux  hommes  politiques  échangèrent,  dans  une 
confidence  mutuelle,  quelques  épanchemens  sur  les  malheurs  de  la 
guerre  et  la  triste  ambition  de  l'empereur.  Les  ordres  de  Napoléon  fu- 
rent adoucis  par  le  ministre,  et  un  seul  capitaine  de  gendarmerie, 
choisi  par  le  maréchal  Moncey,  accompagna  la  chaise  de  poste  de 
l'ambassadeur  jusqu'à  la  frontière. 

Quand  M.  de  Metternich  toucha  le  territoire  autrichien,  la  guerre 
était  violemment  engagée.  L'armée,  sous  l'archiduc  Charles,  combat- 
tait avec  vaillance  pour  la  défense  de  la  patrie  et  de  son  souverain.  La 
bataille  d'Essling  menaça  la  fortune  de  Napoléon;  l'armée  française  fut 
sur  le  point  d'être  coupée;  le  génie  de  Masséna,  éclatant  sur  un  champ 
de  bataille,  la  sauva.  Preussich-Eylau,  la  capitulation  de  Baylen  et  la 
bataille  d'Essling,  sur  le  Danube,  nous  semblent  les  trois  points  cul- 
minans  qui  apprirent  au  monde  que  les  armées  de  Napoléon  n'étaient 
plus  invincibles;  sous  ce  rapport,  ces  batailles  eurent  une  influence 
morale  sur  les  affaires  de  l'Europe.  Il  fallut  les  merveilles  de  Wagram 
pour  rétablir  le  prestige  du  nom  de  Napoléon;  le  champ  de  bataille  y 
fut  disputé,  mais  jamais  résultat  plus  décisif.  L'Autriche  s'agenouilla 
pour  demander  la  paix. 

M.  de  Metternich  n'avait  j^oint  quitté  le  quartier-général  de  l'em- 
pereur d'Autriche;  il  avait  reçu  de  son  souverain  le  titre  de  ministre 
d'état,  tandis  que  le  comte  de  Stadion  suivait  l'armée  du  généralissime 
prince  Charles.  La  victoire  avait  alors  prononcé  entre  la  France  et 
w  l'Autriche;  il  était  impossible  de  résister  à  la  fortune  de  Napoléon.  Les 
deux  partis  qui  divisaient  la  cour  de  Vienne  se  dessinèrent  plus  forte- 
ment; l'opinion  de  la  paix,  que  représentaient  le  comte  de  Buhna  et 


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DIPLOMATES  EUROPÉENS.  75 

M.  de  Metternich,  prévalut.  Le  comte  de  Stadion,  qui  jusqu'alors  avait 
dirigé  les  affaires  sous  l'influence  des  opinions  belliqueuses  et  du  système 
anglais,  fut  obligé  de  se  retirer  du  cabinet.  Le  ministère  des  affaires 
étrangères  devint  vacant,  et  l'empereur  François  crut  se  rendre  agréa- 
ble à  la  France  en  indiquant  pour  ce  poste  le  comte  de  Metternich. 

La  grande  influence  de  Napoléon  sur  les  destinées  de  l'Autriche  était 
incontestable  alors;  il  venait  d'écraser  ses  armées  à  Wagram.  Mais  dire 
que  l'homme  de  la  destinée  pouvait  disposer  du  territoire  allemand  > 
chasser  une  dynastie  pour  en  appeler  une  autre,  proclamer,  comme  le 
Moniteur,  que  la  maison  de  Lorraine  avait  cessé  de  régner,  c'est  un 
non-sens  démenti  par  l'esprit  des  populations  allemandes.  La  monar- 
chie autrichienne  avait  été  vaincue  dans  la  lutte  sans  doute;  ses  armées 
avaient  éprouvé  d'affreux  revers,  mais  il  restait  à  l'empereur  Fran- 
çois le  dévouement  de  ses  peuples,  le  sentiment  d'indignation  qu'ils 
éprouvaient  à  l'aspect  de  la  domination  française.  Deux  cent  mille  hom- 
mes d'occupation  eussent  été  nécessaires  au-delà  du  Rhin,  et  dans  la 
situation  où  se  trouvait  la  France ,  avec  la  guerre  d'Espagne  qui  dévo- 
rait ses  armées,  il  eût  été  difficile  de  se  maintenir  dans  une  position 
aussi  hasardée  sur  le  Danube. 

On  négocia  donc  à  Schœnbrûn.  M.  de  Metternich  fut  envoyé,  ainsi 
que  le  comte  de  Bubna,  auprès  de  Napoléon,  et  les  conférences  s'en- 
gagèrent pour  traiter  de  la  paix  sur  des  bases  stables  et  régulières.  Na- 
poléon se  montrait  implacable;  la  conduite  incertaine  de  l'Autriche 
f  avait  profondément  irrité.  Jamais  conférences  ne  furent  plus  longues, 
plus  vives,  plus  disputées;  le  comte  de  Bubna  et  M.  de  Metternich 
appliquèrent  toutes  les  ressources  de  leur  esprit  à  inspirer  aux  négocia- 
teurs des  sentimens  de  modération.  Le  comte  de  Bubna  était  un  de  ces 
caractères  que  le  grand  empereur  aimait  avec  prédilection;  et  quel  que 
pût  être  le  souvenir  qu'il  conservait  de  la  conduite  de  M.  de  Metternich 
en  1806,  Napoléon  savait  qu'au  fond  ce  ministre  était  dans  les  intérêts 
français,  et  qu'en  favorisant  son  élévation  auprès  de  l'empereur  d'Au- 
triche, il  donnerait  un  appui  et  un  représentant  à  son  système.  Ces 
motifs,  joints  à  l'attitude  irritée  de  la  population  allemande,  à  ces  mys- 
térieuses menaces  d'assassinat,  à  ces  associations  secrètes  qui  déjà  s'agi- 
taient pour  l'indépendance,  hâtèrent  la  conclusion  du  traité  de  Vienne. 
Il  y  eut  seulement  encore  de  nouvelles  cessions  de  territoires  imposées, 
d'énormes  contributions  de  guerre  :  les  Français  usèrent  de  la  victoire. 

A  son  retour  à  Vienne,  M.  de  Metternich  prit  officiellement  le  titre 
de  chancelier  d'état  et  la  direction  des  affaires  étrangères.  Il  avait  alors 
trente-six  ans.  C'était  un  poids  immense,  et  il  est  bon  de  constater 


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6m*  quelle  position  H  trouva  la  monarchie  autricMenuê.  Les  nonula* 
taons  étaient  épuisées  par  Fnavasion  et  la  guerre,  letrésorsansreasour* 
ees ,  accablé  bous  les  contributions  de  la  France.  Le  traité  de  Près- 
bour$  avait  privé  cette  monarchie  de  toute  influence  sur  l'Alleniagne? 
le  traité  de1  Vienne  lui  avait  ôté  (es  derniers  débris  de  sa  puissance  mé» 
tidtaaale.  A  jes  côtés  était  la  confédération  du  Rhin,  c'est-è«*fire 
Napoléon  ;.  eu  face  d'elle  la  confédération  helvétique,. c'est*à~tlire  Ka~ 
notée»;  au  midi  le  royaume  d'Italie,  c'e*t«à-dire  Napoléon.  Toute  ré» 
sistance  était  impuissante ,  il  fallait  donc  revenir  encore  «ne  fois  a  natte 
alliance'  intime  du  traité*  de  1756 ,  qui ,  à  l'origine ,.  avait  fait-la: base  4e 
1*  politique  de  if .  de  Metteraùh. 

Dès  le  retour  de  Napoléon  à 'Farts,  le  cabinet  autrichien,  avait  sa  par 
se» émissaires  et  par  son  nouvel  ambassadeur,  le  prince  de.SchwarV 
senberg ,  que  Napoléon  avait  résolu  de  divorcer  avec  Joséphine ,  et  que 
dès-lors  sa  pensée  allait  naturellement  se  porter  vers  une  alliance  avee 
nue  des  grandes  puissances  de  l'Europe.  Si  l'empereur  choisissait  parmi 
les  grandes  duchesses  russes,  c'était  la  perte  inévitable  de  la  maison 
d'Autriche,  car  au  fond  se  trouvait  là  l'accomplissement  de  la  pensée 
d'Erfurt,  c'est-à-dire  la  formation  de  deux  grands  empires,  auteur 
desquels  viendraient  graviter  de  petites  souverainetés  intermédiaires; 
et  c'est  à  ce  t  état  d'avilissement  que  serait  réduite  la  maison  d'Autriche* 
-Si  au  contraire  on  pouvait  préparer  le  mariage  de  Napoléon  avee  noe 
archiduchesse  9  cette  antique  maison  trouverait  dans  L'empereur  des 
Français  uni  protecteur  réel,  et  l'influence  d'une  jeune  épouse  pourrait 
adoucir  les  rigueurs  que  la  victoire  avait  imposées  à  la  monarchie 
autrichienne. 

Alors  arrivait  à  Vienne  le  comte  Louis  de  Narboune,  ne  spirituel 
courtisan  qui ,  à  son  retour  de  Trioste  à  Paris ,  fut  chargé  de  pressentir 
M.  de  Mettarnieh  sur  ce  projet  de  mariage,  qui  entrait  si  admirable- 
ment dans  les  intérêts  autrichiens.  Nous  ne  parierons  pas  des  actes  of- 
ficiels qui  préparèrent  l'hymen  de  1810;  ils  sont  connus.  11  «suffit  de 
bien  établir  ici  que  la  pensée  du  nouveau  chancelier  d'état,  en  préparant 
l'union  d'une  archiduchesse  avec  Napoléon,  fut  de  reconquérir,  par 
une  alliance  de  famille ,  ce  que  la  guerre  avait  ôté  à  la  maison  d'Autre 
che.  Tous  les  actes  subséquens,  jusqu'à  la  retraite  de  Moscou,  sont  In 
suite  invariable  de  cette  politique  de  l'alliance. 

Ces  actes  se  révélèrent  bientôt.  Au  commencement  de18tl,  des 
indices  certains  signalèrent  au  cabinet  de  Vienne  que  des  mécanten- 
temens  allaient  éclater  entrai  la  France  et  la> Russie.  Le  comte  Otto,, 
ambassadeur  de  France  à  Vienne  y  s'ouvrit  tont-à+iait  à. M.  deiletter» 


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DIPLOMATES  EUEÛPÉEflS. .  7$ 

nich*  et,  en  vertu  du  principe  de  l'alliance,  proposa  une  sorte  de 
Jigue  offensive  et  défensive  dans  la  guerre  que  Napoléon  se  proposait 
de  faire  contre  la  Russie.  Comme  force  active,  l'empereur  des  Fran-> 
çaisne  sollicitait  qu'un  corps  d'auxiliaires  détachés,  de  trente  mille  Au- 
trichiens, lesquels  devaient  agir  sur  l'extrémité  orientale  de  la  Gallicie, 
au  moment  où  l'armée  française  6e  porterait  sur  la  Vistule.  Ce  traité 
stipulait  l'intégralité  des  possessions  austro-polonaises,  l'éventualité 
d'une -cession  de  l'IUyrie,  et  certains  avantages  territoriaux  au  profit 
de  l'Autriche,  en  cas  de, succès  contre  la  Russie.  M.  de  Metternich, 
voyait  ainsi  se  réaliser  les  avantages  de  l'alliance  française.  Il  ne  s'en- 
gageait point  complètement  dans  la  guerre;  il  prenait  seulement  une 
position  politique  et  militaire. 

La  campagne  de  1812  commença.  Le  corps  autrichien  de  trente  mille 
auxiliaire*  fut  porté  sur. la  Vistule.  Il  n'eut  pas  l'occasion  de  prendre 
une  part  active  dans  la  campagne;  toutefois  il  contint  l'armée  russe  sur 
les  derrières  de  Napoléon.  M.  de  Metternich  suivait  avec  une  grande 
anxiété  les  mouvemens  d'invasion  en  Russie.  La  désastreuse  retraite 
des  Français  commença,  et  le  corps  du  prince  de  Schwartzenberg  se 
vit  placé  de  manière  à  se  trouver  immédiatement  engagé  avec  les 
Russes  qui  débordaient  sur  la  Pologne, 

Ici  s'ouvre  une  nouvelle  série  de  négociations.  La  retraite  de  Russie 
avait  été  si  malheureuse,  qu'elle  n'avait  point  laissé  aux  Français  de 
forces  suffisantes,  non-seulement  pour  tenir  la  ligne  de  la  Vistule,  mais 
même  celle  de  l'Oder.  Si  la  Prusse  et  l'Autriche  avaient  maintenu 
religieusement  leur  alliance  avec  Napoléon,  elles  devaient  entrer  im- 
médiatement en  ligne,  et  opposer  leurs  forces  aux  Russes  qui  débor- 
daient déjà  de  tous  côtés.  La  situation  des  deux  auxiliaires  était 
difficile,  car  la  nation  allemande  se  déclarait  avec  une  telle  unanimité 
contre  les  Français,  qu'il  eût  été  impossible  aux  cabinets  de  Berlin  et 
de  Vienne  de  résister,  sans  se  mettre  en  opposition  complète  avec  les 
peuples  qu'ils  gouvernaient;  d'ailleurs,  profondément  humiliés  par 
Napoléon,  n'était-il  pas  naturel  qu'ils  cherchassent  dans  les  circonstan- 
ces à  reconquérir  leur  influence?  La  Prusse,  la  première  engagée  en 
ligne,  n'hésita  point  à  défectionner  sur  les  clauses  de  l'alliance;  elle 
Cassa  immédiatement  sous  les  drapeaux  de  la  Russie.  Cet  exemple  était 
contagieux.  M.  de  Metternich  ne  le  suivit  point;  seulement  une  trêve 
de  fait  s'établit  entre  les  armées  russes  et  autrichiennes.  En  même 
temps,  M.  de  Metternich  se  présenta  aux  yeux  de  la  France  comme 
le  médiateur  pacifique  qui  devait  préparer  la  paix  sur  des  bases  en  rap- 
port avec  l'équilibre  européen.  Dans  ses  conférences  avec  le  comte  Otto^ 


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76  rêvcë  dés  Dfiut  iioffDifc. 

le  chancelier  d'Autriche  exposa  nettement  que  a  la  monarchie  à  la- 
quelle il  présidait  ne  s'écarterait  point  des  principes  de  l'alliance  avec 
la  France;  mais  la  situation  ayant  changé  de  nature,  et  le  territoire 
autrichien  pouvant  devenir  le  théâtre  des  hostilités,  le  cabinet  de 
Vienne  devait  naturellement  prendre  une  attitude  plus  dessinée,  afin; 
d'amener  le  terme  d'une  collision  qui  désormais  allait  le  toucher  si  im- 
médiatement. D 

La  mission  du  prince  de  Schwartzenberg,  si  admirateur  de  Napo- 
léon, celle  du  comte  de  Bubna ,  furent  dirigées  dans  le  même  sens.  Ott 
n'abdiquait  pas  l'alliance ,  mais  le  cabinet  autrichien  prétendait  qu'elle 
ne  pouvait  plus  reposer  sur  les  mêmes  élémens;  en  un  mot ,  qu'il  devait 
prendre  une  part  plus  décisive  sur  les  évènemens  qui  allaient  s'accomplir. 
Le  but  de  M.  de  Metternich  dans  cette  nouvelle  négociation  était 
de  préparer  une  paix  générale.  Ce  but  n'était  pas  tout-à-fait  désinté- 
ressé, car  par  suite  de  la  position  que  les  évènemens  lui  avaient  faite % 
le  cabinet  de  Vienne  devait  trouver  des  avantages  territoriaux  dans  la 
nouvelle  circonscription  qu'une  pacification  générale  pouvait  amener. 
Le  parti  anglais  grandissait  à  Vienne;  lord  Walpole  était  arrivé  avec 
des  propositions  de  subsides,  et  des  cessions  de  territoire*  A  mesure 
que  de  nouveaux  revers  venaient  affliger  l'armée  française,  les  popula- 
tions allemandes  se  prononçaient  avec  plus  de  vivacité,  et  il  faut  bien  le 
dire  ici,  parce  que  c'est  de  l'histoire  :  les  peuples  étaient  plus  avancés  que 
les  gouvernemens  dans  leur  haine  et  leur  répugnance  contre  le  système 
français.  M.  de  Metternich  persista  dans  sa  ligne  de  médiation,  par 
la  conviction  qu'il  en  résulterait  un  avantage  réel  pour  sa  monarchie- 
Ces  négociations  durèrent  pendant  tout  l'hiver  de  1812  à  1813.  A 
M.  Otto  avait  succédé  le  comte  Louis  de  Narbonne.  Napoléon  envoyait 
à  Vienne  le  représentant  de  l'alliance  de  famille;  il  espérait  que  la 
présence  de  M.  de  Narbonne  rappellerait  qu'une  archiduchesse  régnait 
sur  l'empire  français.  Cette  archiduchesse  venait  même,  par  un  acte 
du  sénat  et  de  l'empereur  son  mari ,  d'être  officiellement  établie  ré- 
gente pendant  l'absence  de  Napoléon.  Le  gouvernement  était  ainsi 
dans  ses  mains.  N'était-ce  pas  une  nouvelle  garantie  donnée  à  l'Au- 
triche des  sentimens  personnels  du  gendre  de  François  II? 

Pendant  ce  temps,  des  levées  considérables  se  faisaient  sur  tout  le 
territoire  autrichien;  l'armée  devait  être  portée  au  complet  de  300,000 
hommes.  M.  de  Metternich  justifiait  ces  armemens  par  la  position  natu- 
relle dans  laquelle  se  trouvait  l'Autriche.  Quand  les  belligérans  étaient 
Si  rapprochés  du  territoire  d'un  neutre,  il  était  simple  que  ce  neutre 
prît  des  précautions  pour  préserver  sa  propre  monarchie.  Par  cette 


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MPLOXATES  fctiftÛPfottS.  77 

lactique ,  Y  Autriche,  de  puissance  secondaire  et  auxiliaire  qu'elle  était, 
devenait  puissance  prépondérante;  quel  que  fût  le  côté  vers  lequel  elle 
pencherait,  elle  avait  droit  d'exiger,  comme  indemnité,  des  avantagea 
positifs.  C'était  un  immense  service  rendu  à  la  maison  d'Autriche  que 
ce  changement  de  position?  Pour  satisfaire  le  parti  anglais,  M.  de 
Metternich  envoyait  à  Londres  un  de  ses  conseillers  intimes,  le  baron 
de  Weissemberg,  sous  le  prétexte  officiel  d'amener  la  pacification  gé- 
nérale, mais  avec  le  but  secret  de  pressentir  le  cabinet  de  Londres 
sur  les  avantages  qu'il  pourrait  faire  à  l'Autriche  en  subsides  et  en  ter- 
ritoire, au  cas  où  celle-ci  se  prononcerait  formellement  pour  la  coali- 
tion. 

L'armée  française,  miraculeusement  reconstituée,  s'était  portée  sur 
l'Elbe.  Les  merveilles  de  Lutzen  et  de  Bautzen  avaient  trouvé  l'Autri- 
che l'arme  au  bras,  non  point  encore  prête ,  mais  attendant  quelques 
mois  pour  prendre  part  aux  évènemens  qui  se  préparaient.  C'était  der- 
rière les  montagnes  de  la  Bohême  que  se  masquaient  près  de  deux  cent 
mille  Autrichiens.  M.  de  Metternich  donnait  donc  à  sa  monarchie  l'at- 
titude d'une  médiation  armée,  et  ce  fut  en  cette  qualité  qu'il  prépara 
l'armistice  de  Plesswitz,  définitivement  réglé  à  Newmarck.  L'Autriche 
déclarait  toujours  que  a  le  conflit  armé  embrassant  quatre  cents  lieuea 
de  ses  frontières,  il  était  impossible  qu'elle  restât  plus  long-temps  sans 
se  dessiner,  sans  entrer  comme  partie  active  dans  le  combat,  si  les  befc- 
ligérans  ne  se  rapprochaient  pas  les  uns  des  autres.  » 

L'Autriche ,  se  posant  aiusi  comme  médiatrice  armée ,  serait-elle 
acceptée  par  les  belligérans?  La  Russie  et  la  Prusse  ne  faisaient  au- 
cune objection,  car  elles  avaient  trop  d'intérêts  à  ménager  une  puis- 
sance qui  pouvait  amener  en  ligne  deux  cent  mille  hommes  de  bonnes 
troupes.  Après  quelques  observations  aigres  et  peu  mesurées,  Na- 
poléon accepta  également  cette  médiation.  D'abord  une  difficulté  de 
formes  se  présenta;  et  la  forme  cachait  ici,  il  faut  le  croire,  une  diffi- 
culté de  fond.  Il  s'agissait  de  savoir  si  dans  les  négociations  qui  allaient 
s'ouvrir ,  les  plénipotentiaires  s'aboucheraient  directement  les  uns  avec 
les  autres,  ou  bien  si  l'on  suivrait  les  formes  écrites  du  congrès  de  Tes- 
chem,  c'est-à-dire,  si  les  belligérans  remettraient  chacun  au  média- 
teur des  mémoires  sur' leurs  prétentions  réciproques,  mémoires  qui 
seraient  communiqués  par  ce  médiateur  à  chacune  des  puissances 
en  litige.  On  voit  par  là  le  grand  rôle  que  M.  de  Metternich  avait 
créé  à  l'Autriche.  En  s' abouchant  les  uns  avec  les  autres,  les  plénipo- 
tentiaires pouvaient  traiter  en  dehors  des  intérêts  autrichiens  ;  au  con- 
traire, en  suivant  les  formes  de  la  convention  de  Teschem,  l'Autriche 


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devenait  Intermédiaire  indispensable  ,\  et  pouvait  ainsi  stipuler  pour 
elW-méme  tous  lo&avaiitagçsrésultant  d'une  position  aussi  élevée. 

Ici  se  présente  une, question  historique  de  la  plus  haute  importance» 
Napoléon  voulait-il  la  paix,,  après  l'armistice  de  PlesswiU?  Les  alliés  la 
TOulalentrils  également?  L'Airtriche.offrait-ellesa  médiation  de  bonne 
foi». dans  un  but  sincèrpde  la  paix,  ou  .comme  un  leurre  seulement , 
pour  mieux  préparer,  le  développement  de  ses  forces  militaires?  Ces 
trais,  questions  doivent  être  examinées  simultanément  avec  gravité. 

Napoléon  n'était  point  l'homme  de  la  paix.  Mais  après  les  batailles 
deLutzen  et  de  Bautzen,  après  la  perte  de  tant  de  ses  compagnons  de 
gloire  d'Italie,  une  sorte  de  douleur  maladive  s'empara  de  sa  tête;  il 
se  pouvait  entrer  du  découragement  dans  cette  ame  puissante,  mais 
partout,  autour  de  lui,  on  murmurait  le  nom.de  paix,  en  France  comme 
sous  la  tente,  aux  veillées  militaires  comme  le  matin  des  batailles;  on 
se  battait,  mais  non  plus  avec  cette  gaieté,  cet  enthousiasme,  qui  mar- 
quaient les  victoires  d'AusterliU  et  de  Jému  Napoléon  désirait  donc  lu 
paix;  .mais  «en  caractère  de  fer  ne  pouvait  se  plier  aux  circonstances. 
Jusques  alors  l'empereur  avait  imposé  des  traités  plutôt  qu'il  n'avait 
négocié;  il  avait  dit  aux  puissances  vaincues  :  «  Voilà  des  conditions, 
aooef>tez~les;  et  s'il  y  a  un  adoucissement,  c'est  à  ma  générosité  que 
vous- le  devei*jrlci  la  position  n'était  plus  la  même.  Les  puissances  se 
présentaient  comme  parties  égales,  avec  des  forces  numériques  aussi 
considérables  que  «elles  de  la  France,  et  moins  démoralisées.  Il  s'agis- 
sait de  négocier.,,  et,  non  plus  d'imposer  ou  de  recevoir  des  conditions. 
Jele  répète,  oettejituation  nouvelle  n'était  pas  comprise  par  Tempe* 
rieur  Napoléon. 

.  De  leur  côté , .  Las  alliés  avaient  signé  l'armistice  de  Newmarck ,  $ur- 
.  tout  peur,  suivre  les  négociations  secrètes  avec  Bernadette  ,  et  décider 
l'Autriche it  entrer  danat la  ligue;  elles  désiraient  moins  la  paix  qu'elles 
n'appelaient  le  temps  nécessaire  de  rassembler  de  nombreuses  forces, 
afin  de  venir  à  bout  de  l'ennemi  commun;  elles  caressaient  l' Autri- 
che,de  toutes  les  manières  ;  elles  acceptaient  tout  ce  que  M.  de  Met- 
ternich  proposait,  tandis  que  Napoléon  ne  subissait  cette  médiation  que 
comme  une  dure  nécessité. 

Maintenant  cette  médiation  de  l'Autriche  était-elle  sincère?  Né 

caohanvelle  pas  le  dessein  de  se  rapprocher  de  la  coalition?  Ici  nous  nous 

expliquons;  si  on  veut- dire  qu'elle  était  désintéressée,  nous  répondons 

.  que  non;  mais  pour  sincère ,.  elle  Fêtait.  En  effet ,  dans  quelle  position  se 

.  trouvait  l'Autriche?  Puissance  alors  prépondérante,  elle  avait  droit  de 

'  tirer  des  circonstances  tous  ^avantages  nouveaux  qui  en  résultaient. 


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Bfotpotmit  faire  «es  conditions.  Hl  faut  *e  rappeler  toutes  tes  -pertes 
Utritoriategtpie  Napoléon  lui  avait  fait  éprouver  en  Italie ,  sur  hvHliin 
et  dan»  le  centre  de  l'Allemagne;  ii'étah>11  pas  naturel  qiféfle  profitât 
A^w médiation  armée,  position  admirable  dans  laquelle 'M.  de'Met- 
ternicnwvaitsu  la  placer?  II  est  évident  que  si  topait  généreleldi  avait 
procuré  les  avantages  qu'elle  sonheitàit/PAutriefee  ne  se  serait-pas 
jetée  dans  la  coalition.  Sous  ce  point  de  vue,  "elle  était  doue  sincère. 
Mais  Napoléon  refusait  de  lui  accorder  ces  -avantages; "Y  Autriche  de- 
vait chercher  è  reconquérir  dans  la  guerre  ce  que  le  sort' der  batailles 
loi  avait  enlevé.  C'était  son  droit.  Depuis  ce  moment ,  on  voit  M.  ne 
Metternich  développer  dans  ses  notes  ses  principes  sur  T  équilibre 
mtropéen,  qui  tendait  &  amoindrir  l'immense  'puissance  de  Napoléon, 
au  profit  des  états  coalisés. 

Ce  fut  sur  ces  bases  que  Rengagea  la  'fameuse  conversation  entre 
M*  de  Metternich  et  Napoléon ,  conversation  qui,  en  laissant  un  profond 
etndble  dépit  dans  le  cœur  du  miriistre  autrichien,  exerça  une  triste 
influence  sur  les  déterminations  ultérieures  de  l'Autriche.  Apres  la 
signature  deTarmistice,  Napoléon  avait  porté  son  quartier- général 
i Dresde;  Perapereur  d'Autriche  et  sa  légation  s'étaient  rendus  à  OH- 
ehin,  afin  d'exercer,  de  cette  situation  nonveîle,  une  action  plus 
ihrecte  sur  les  puissances  belligérantes.  Des  notes  successives  de  Napo- 
léon et  du  duc  deDaasano  demandaient  sans  cessée  Fempercur  Fran- 
çois H  et  à  son  cabinet  qu'Us  eussent  à  prendre  une  détermination 
précise  pour  la  signature  ides  préliminaires  <Fun  traité  de  paix.  En- 
suite de  ces  pressantes  instances ,  M.  de  Ifetterhicn  *e  rendit  ''à 
Bmde  auprès  de  Napoléon;  il  était  porteur 'd'une  lettre  autographe 
4e  ton  souverain  en  réponse  aux  ouvertures  qui  lui  avaient  été  faites. 
Cette  -lettre  était  plutôt  un  ééhànge  de  sentimens  d'affection  du 
beau-père  au  gendre,  qu'une  note  de  diplomatie.  Dans  le  fait/M.  de 
Metternich  seul  était  chargé  délai  négociation  de  cabinet.  H  trouva 
Napoléon  au  palais  de  Dresde;  quand  on  annonce  M.  de  Metternich,  il 
se  hâta  de  le  recevoir,  car  U  sentait  toute  l'importance  de  maintenir 
Y aliénée  autrichienne.  *La  conférence  dura  presque  une  demwjour- 
née;  l'empereur  Napoléon  était  dans  son  costume  mWtaire ,  il  se 
promenait  à  grande  pas,  ses  yeux  étaient  animés;  malgré 'otfa^ils 
avaient  quelque  dwose  de  'bienvehlant  et  'de  doux.  Cependant  41  'on* 
vrhvla  conférence  avec  peu  de  mesure  :  c  Metternich,  'votre  cabinet 
veut  profiter  de  mes  embarras*  La  grande  question  pour  vous  est  de 
savoir  si  vous  pouvec  ine  rançonner  sans'  combattre ,  eu  sTl  faudra* vous 
jeter  déeulément.auTangde  mosennerais/Bh  bienl  soyons;  traitons. 


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89  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

J'y  consens.  Que  voulez- vous?  »  A  cette  brusque  sortie,  trop  directe 
et  presque  maladroite ,  M.  de  Metternich  se  borna  à  répondre  que 
'  «  le  seul  avantage  que  l'empereur  son  maître  était  jaloux  d'acquérir, 
c'était  l'influence  que  communiqueraient  aux  cabinets  de  l'Europe 
l'esprit  de  modération,  le  respect  pour  les  droits  et  les  possessions  des 
états  indépendans.  L'Autriche  désirait  établir  un  ordre  de  choses  qui, 
par  une  sage  répartition  de  forces,  placerait  la  garantie  de  la  paix 
sous  régide  d'une  association  d'états  indépendans.  x>  Cette  explication 
diplomatique,  quoique  enveloppée  de  formes  vagues,  disait  hautement 
les  desseins  du  cabinet  de  Vienne;  son  but  avoué,  c'était  la  destruction 
de  la  prépondérance  unique  de  l'empereur  Napoléon.  Le  système  de 
M.  de  Metternich  était  de  substituer  à  cette  immense  puissance  une 
balance  européenne  qui  ftt  entrer  l'Autriche ,  la  Prusse  et  la  Russie 
dans  un  état  complet  d'indépendance  à  l'égard  de  l'empire  français. 
En  résumé,  le  cabinet  de  Vienne  réclamait  pour  lui-même,  non-seule- 
ment rillyrie,  que  le  traité  de  1812  lui  promettait  comme  une  éven- 
tualité, mais  encore  une  frontière  plus  étendue  vers  l'Italie.  Le  pape 
devait  reprendre  ses  états,  la  Pologne  subissait  un  nouveau  partage; 
l'Espagne  devait  être  évacuée  ainsi  que  la  Hollande;  enfin  toute  in- 
fluence sur  la  confédération  du  Rhin  et  la  médiation  suisse  devait 
être  abandonnée  par  Napoléon.  Ces  conditions  étaient  dures,  mais 
elles  n'étaient  pas  au-delà  de  la  situation.  Le  gigantesque  empire  fran- 
çais avait  englouti  d'immenses  territoires,  et  brisé  l'ancien  équilibre 
européen;  1* Autriche  voulait  le  rétablir  en  profitant  des  circonstances. 
Napoléon  reprit:  a  Metternich,  vous  voulez  m'imposer  de  telles  con- 
ditions sans  tirer  l'épéel  cette  prétention  m'outrage.  Et  c'est  mon 
beau-père  qui  accueille  un  tel  projet!  dans  quelle  attitude  veut-il 
donc  me  placer  en  présence  du  peuple  français?  Ah!  Metternich, 
combien  l'Angleterre  vous  a-t-elle  donné  pour  jouer  ce  rôle  contre 
moi?  »  A  ces  outrageantes  paroles,  M.  de  Metternich  changea  de  cou- 
leur; il  ne  répondit  pas  un  mot;  et  comme  Napoléon,  dans  la  viva- 
cité de  ses  gestes,  avait  laissé  tomber  son  chapeau,  le  ministre  d'Au- 
triche ne  se  baissa  pas  pour  le  ramasser,  comme  il  l'eût  fait  par  éti- 
quette en  toute  autre  circonstance.  Il  y  eut  une  demi-heure  de  silence. 
Puis  la  conversation  reprit  d'une  manière  plus  froide  et  plus  calme,  et 
en  congédiant  M.  de  Metternich ,  l'empereur,  lui  prenant  la  main,  lui 
dit  :  a  Au  reste,  rillyrie  n'est  pas  mon  dernier  mot,  et  nous  pourrons 
faire  de  meilleures  conditions*  » 

Un  des  grands  défauts  de  Napoléon  fut  toujours  de  placer  les  hommes 
trop  au-dessous  de  lui,  de  telle  manière  qu'Une  comprenait  pas  l'indô- 


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DIPLOMATES  EUROPÉENS.  81 

(tendance  des  paroles  et  des  actions.  Ses  habitudes  de  commandement 
rendaient  ses  paroles  vives,  ses  interpellations  brusques,  et  quand  elles 
s'adressaient  à  un  homme  d'une  position  élevée ,  elles  le  blessaient 
souvent.  M.  de  Metternich  en  1813  n'était  plus  l'ambassadeur  de  l'hum- 
ble Autriche  après  le  traité  de  Presbourg;  il  était  alors  à  la  tète 
d'une  puissante  monarchie,  et  ses  conseils  pouvaient  entratner  le  cabinet 
de  Vienne  dans  une  alliance  avec  la  France.  C'était  donc  un  négocia- 
teur diplomatique  qu'il  fallait  traiter  avec  ménagement,  et  non 
point  avec  mépris  ou  colère. 

M.  de  Metternich  ne  quitta  point  immédiatement  le  quartier-général 
de  Dresde;  vivement  sollicité  pour  la  tenue  d'un  congrès,  il  consentit 
aux  conférences  de  Prague,  tandis  qu'une  nouvelle  convention  d'armi- 
stice prolongea  la  suspension  d'armes  jusqu'au  10  août.  MM.  de  Caulain- 
court,  de  Narbonne,  et  le  duc  de  Bassano,  durent  représenter  la  France 
au  congrès  de  Prague;  la  Russie  et  la  Prusse  désignèrent  MM.  d'Anstett 
et  de  Humboldt.  La  présidence  du  congrès  venait  de  droit  au  repré- 
sentant de  la  puissance  médiatrice,  c'est-à-dire  à  M.  de  Metternich.  Na- 
poléon éleva  d'abord  une  difficulté  d'étiquette;  MM.  de  Humboldt  et 
d'Anstett  n'étaient  que  des  diplomates  de  second  ordre,  tandis  que 
MM.  de  Caulaincourt  et  de  Bassano  avaient  le  premier  rang.  Cette  diffi- 
culté se  prolongea.  Quand  tous  ces  plénipotentiaires  sont  sur  les  lieux, 
des  objections  de  forme  s'établissent  sur  tous  les  points;  on  discute  sur 
des  préséances,  sur  de  petites  questions  de  détail;  on  veut  savoir  si  l'on 
traitera  par  écrit  ou  de  vive  voix;  on  fait  de  l'érudition  diplomatique 
sur  les  précédens  congrès,  sur  les  formes  suivies  à  Aix-la-Chapelle  ou 
à  Riswick,  mais  on  n'aborde  aucune  question  générale,  aucun  de  ces 
hauts  points  de  prépondérance  et  de  circonscription  territoriale.  II  sem- 
blait que  chacune  des  parties  voulait  gagner  du  temps,  et  que  toutes 
se  mettaient  en  mesure  de  recommencer  les  batailles.  L'Autriche  elle- 
même  prenait  ses  précautions,  et  dans  l'impossibilité  d'obtenir  le  traité 
qu'elle  imposait  à  la  France,  elle  s'associait  au  congrès  militaire  de  Tra- 
chenberg,  où  le  prince  royal  de  Suède,  Bernadotte,  traçait  le  vaste 
plan  de  campagne  des  alliés.  Là,  la  Russie  et  la  Prusse  accueillaient 
toutes  les  propositions  de  M.  de  Metternich  sans  difficultés;  on  sentait 
l'importance  d'obtenir  la  coopération  de  l'armée  autrichienne;  aucun 
sacrifice  n'était  épargné.  La  Russie  et  la  Prusse  avaient  montré  plus 
d'habileté  que  les  diplomates  chargés  de  représenter  la  France  à  Prague. 
Napoléon  n'ignorait  point  ce  qui  se  passait  sous  les  tentes  des  alliés. 
Afin  de  détourner  les  mauvais  résultats  du  congrès  de  Prague,  il  s'était 

TOME  IV.  6 


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SB  RBVTO  DOS  DBUX  WMCMB. 

eâresséttirectement  àson  beat^pèreTrençois  II ,  en  mvoquantTaHiawei 
ëe  famlUe.  Il  manda  Trmpéretriœ  Marie-Louise  à  Mayence,  et  profi- 
tant d'un  ou  deux  jours  que  lui  laissait  l'armistice,  il  s'y  rendit  lui- 
même  pour  visiter  la  fille  de  l'empereur  d'Autriche.  Dans  cette  en- 
trevue,  il  lui  confirma  tous  les  pouvoirs  de  la  régence;  son  dessein  étaii 
de  vivement  frapper  le  cabinet  devienne  par  les  marques  de  confiance 
qu'il  donnait  à  Marie-Louise.  La  Franee  allait  être  gouvernée  par  um 
archiduchesse;  et  comment'!' Autriche  pouvait- elle  faire  %  guerre  à  nu 
pays  gouverné  par  la  fille  de  son  empereur?  Les  évènemens  étaient 
trop  avancés  pour  que  de  tels  actes  pussent  exercer  encore  de  l'in- 
fluence. 

A  Prague,  les  négociations  expirantes  prenaient  ee  caractère  d'in- 
certitude et  de  mauvaise  humeur  qui  avait  marqué  leur  origine.  Au 
moindre  propos,  on  se  fâche;  à  la  moindre  insinuation,  on  s'of- 
fense. Tout  se  prolonge  ainsi  jusqu'au  5  août,  quelques  jours  à  peine 
avant  la  fin  de  l'armistice.  M.  deMetternichseul  paraissait  bienveil- 
lant pour  tous ,  et  conservait  ce  titre  de  médiateur  intéressé  que  les 
puissances1  lui  avaient  reconnu.  Il  repoussa  tonte  idée  de  bouleverse* 
ment  en  France;  et  lorsque  le  général  Moreau  arriva  sur  le  continent, 
les  premières  paroles  que  le  ministre  autrichien  prononçai  fttVdeBas- 
sano,  furent  celles-ci  :  <r  L'Autriche  n'est  pour  rien  dans  cett^Aigue; 
elle  n'approuvera  jamais  les  menées  du  général  Moreau.  «TÉSfTf  août, 
C'est-à-dire  trois  jours  avant  la  fin  de  l'armistice,  M.  de  Hfètternich 
omit  son  ultimatum  ;  il  portait  :  «  la  dissolution  du  duché  de  Varsovie 
qui  serait  partagé  entre  la  Russie >  la  Prusse  et  l'Autriche  (  Dan  tzick  à 
la  Prusse);  le  rétablissement  des  Villes  de  Hambourg,  de  Lubeck  dans 
leur  indépendance;  la  reconstruction  de  la  Prusse,  avec  une  frontière 
sur  l'Elbe  ;  la  cession  faite  à  l'Autriche  de  toutes  les  provinces  illy rien- 
nés,  y  eompris  Trieste;  et  la  garantie  réciproque  que  Fétat  des  puis- 
sances, grandes  et  petites,  tel  qu'il  se  trouverait  fixé  par  la  paix,  ne 
pourrait  plus  être  changé  que  d'un  commun  accord.  » 

Cet  ultimatum  exprimait  la  dernière  pensée  de  l'alliance;  dés  ce  mo- 
ment M.  de  Metternich  prit  une  nouvelle  position  ;  il  était  désormais 
moins  médiateur  que  représentant  d'une  puissance  belligérante  unie 
avec  la  Prusse  et  la  Russie,  mais  plus  portée  cependant  que  ses  alliés 
a  un  arrangement  pacifique.  Napoléon,  en  réponse  à  cet  ultimatum,  re- 
mit parTintermédiaire  de  M.  de  Caulaincourt  une  lettre  dans  laquelle  11 
abandonnait  quelques  points,  en  modifiait  quelques  antres.  Au  total 
l'ultimatum  n'était  pas  pleinement -satisfait.  Ce  message  se  fit  attendre, 
il  n'arriva  que  dans  la  nuit  du  10  au  11.  Le  10,  l'Autriche  avait  fi  Wlaré 


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qu'elle  entrait  dans  l'alliance,  de  la  Russie  et  de  la  Prusse  avec  le  désir 
pourtant  d'arriver  à  la  paix  générale. 

Il  faut  se  faire  une  juste  idée  delà  position,  où  se  plaçait  alors 
l'Autriche:  elle  s'était  faite  médiatrice  entre  les  alliés  et  Napoléon; 
elle  avait  voulu  la  paixsur  des  bases  avantageuses  pour  elle,  eteapa* 
Mes  de  lui  faire  reconquérir  la  puissance,  qu'elle  avait  perdue.  Cette 
paix,  elle  la  désirait  encore,  mais  en  échangeant  son  caractère  de 
neutre  contre  celui  de  belligérant,  parce  qu'elle  y  trouvait -son  pro~ 
fit,  et  l'espérance  d'un  meilleur  lot  dans  les,  chances  du  combat.  C'est 
ce  qu'exprime  à  peu  près  le  manifeste  de  l'Autriche,  ouvrage  de 
IL  de  Metternich.  C'est  dans  ce  sens  qu'il  négocia  depuis  la  rupture  de 
Prague  jusqu'au  congrès  de  ChAtiHon.  Après  la  rupture,  Mi  de  Can~ 
laincourt  demeure  auprès  de  M.  de  Metternich,  renouvelle  ses  pro- 
positions; M.  de  Metternich  répond  «r  qu'il  est  prêt;  à  traiter,  si  Ton 
veut  admettre  l'indépendance  de  la  confédération  germanique  et 
de  la  Suisse,. et  reconstituer  la  Prusse  sur. une  vaste  échelle.  »  Na- 
poléon résiste  encore;;  il  s'adresse,  à  M»  de  Bubna,  persuadé  qu'il 
pourra  exercer  une  influence  heureuse  sur  l'empereur,  son  beau-père. 
Le  14,  il  accepte  les  propositions  du  cabinet  autrichien;  sa  réponse  est 
portée  à  Prague.  Il  était  trop  tard,  et  M.  de  Metternich  déclara  qull 
était  impossible  désormais  de  traiter  séparément ,  et  qu'il  fallait  en  réf- 
érer à  l'empereur  Alexandre;  la  coalition  était  entière  et  consommée. 

Le  15  août,  les  hostilités  recommencent  sur  toute  la  ligne.  Napoléon 
n'A  pas  perdu  tout  espoir  d'entraîner  l'Autriche  dans  les  intérêts  de  la 
France;  il  propose  de  négocier  pendant  la  guerre;  M.  de  Metternich 
répond  qu'il  va  porter  à  la  connaissance  des  alliés  les  propositions  de 
la  France;  mais  pendant  ce  temps  les  armées  autrichiennes  s'ébran- 
lent. C'était  chose  immense  que  l'adhésion  de  l'Autriche  à  la  coalition; 
deux  cent  raille  Autrichiens- débouchaient  de  la  Bohème,  et  pouvaient 
tourner  la  ligne  de  l'armée  française.  Rappellerons-nous  ici  les  prodi- 
ges de  Dresde  et  la  triste  défaite  de  Leipsick?  A  la  fin  de  1813,  la 
ligne  de  l'Elbe  était  perdue,  celle  du  Rhin  même  compromise;  toute 
l'Allemagne  était  debout  soulevée  et  l'Europe  entière  menaçante. 
Napoléon  seul  avait  à  lutter  contre  cette  formidable  invasion. 

Pour  l'Autriche,  la  question  allait  changer  de  nature  sur  le  Rhin.  Tant 
que  Napoléon  avait  été  campé  avec  ses  armées  dans  l'Allemagne ,  le  plus 
pressant  intérêt,  à  Vienne,  était  de  secouer  cette  domination  puissante. 
Mais  alors  il  n'y  avait  plus  ni  confédération  du  Rhin,  ni  dangers  immi- 
nens;  le  sol  était  couvert  des  débris  du  grand  empire,  et  la  Germanie 
rendue  à  sa  vieille  indépendance  ;  les  Français  u$  avaient  plus  que  quel- 

6. 


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84  KËVÔE  DES  DEUX  MONDES. 

que*  fortéf  esàes  qu'un  siège  plus  ou  moins  long  allait  rendre  a  leur  ari* 
cienne  souveraineté.  Le  péril  pour  la  maison  d'Autriche  ne  viendrait 
plus  de  la  France,  mais  de  la  Russie:  on  avait  appris  aux  Russes  le 
chemin  du  midi  de  l'Europe,  ils  s'en  souviendraient.  La  France,  avec 
une  certaine  constitution  de  forces,  une  certaine  étendue  territoriale, 
était  nécessaire  à  l'équilibre  européen.  L'Autriche  débarrassée  de 
ses  dangers  en  Allemagne,  en  Italie ,  pouvait  sans  crainte  prêter  aide 
et  secours  à  l'empire  français  menacé,  et  c'est  sans  doute  cette  considé- 
ration qui  favorisa  l'ouverture  des  négociations  avec  M.  de  Saint-Aignan 
au  commencement  de  1814. 

A  cette  époque  un  principe  fatal  pour  Napoléon  <9  avait  été  admis, 
c'est  que  les  puissances  alliées  ne  traiteraient  pas  les  unes  sans  les  autres. 
L'arrivée  de  lord  Castelreagh  sur  le  continent  favorisa  cette  tendance 
vers  un  but  commun.  Cependant  combien  les  faits  étaient  peu  en 
harmonie  avec  ces  touchans  manifestes  d'union  et  d'indivisibilité  qui 
formaient  le  thème  obligé  de  tous  leurs  actes  et  de  toutes  leurs  procla- 
mations? Les  premiers  succès  au-delà  du  Rhin  firent  naître  entre  les 
alliés  deux  sortes  de  questions  :  question  territoriale  qui  se  rattachait  à 
la  nouvelle  circonscription  de  l'Europe;  question  morale  sur  la  forme 
de  gouvernement  qu'on  devrait  donner  à  la  France  au  cas  où  les  ar- 
mées alliées  occuperaient  Paris.  Il  est  évident  que,  sur  ces  deux  point? ,. 
l'Autriche  et  l'Angleterre  n'avaient  pas  les  mêmes  intérêts  que  la 
Prusse  et  la  Russie. 

Sur  le  premier  point,  les  conquêtes  des  armées  alliées  étaient  inr- 
menses.  La  Russie  occupait  la  Pologne,  la  Prusse  la  Saxe,  l'Autriche 
une  grande  portion  de  l'Italie.  L'empereur  Alexandre  prétendait  ériger 
la  Pologne  en  une  sorte  de  souveraineté  sous  son  protectorat,  ici  il 
blessait  les  intérêts  autrichiens.  La  Prusse  attaquait  également  ces  in- 
térêts en  voulant  s'arrondir  par  la  Saxe.  Dès  le  début  de  la  campagne , 
ces  dissidences  s'étaient  produites,  et  ce  que  l'histoire  ne  sait  pas  assez, 
c'est  que  le  lendemain  même  de  la  déclaration  de  l'Autriche  à  Prague ,. 
il  y  eut  déjà  bien  des  aigreurs  et  des  récriminations  à  l'occasion  du 
choix  du  généralissime  ;  après  de  vifs  débats  le  prince  de  Schwart- 
zenberg  fut  nommé  à  ce  poste,  qu'ambitionnait  l'empereur  Alexan- 
dre. Sur  la  question  de  gouvernement  en  France,  les  opinions  sem- 
blaient aussi  divisées.  D'abord  il  était  impossible  de  supposer  que  l'Au- 
triche adhérât  à  un  projet  de  changement  dans  la  dynastie,  lorsqu'une 
archiduchesse  gouvernait  l'empire  français.  L'empereur  Alexandre 
avait  des  engagemens  particuliers  avec  Bernadotte.  L'Angleterre  seule 
appelait  la  maison  de  Bourbon  ;  mais  elle  n'en  faisait  pas  une  condition 


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blPLOMATES  ÈURôrfENS.  85 

dément  impérative,  qu'elle  subordonnât  à  cette  question  morale  tout 
débat  sur  des  intérêts  plus  personnels. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  et  sous  l'empire  de  ces  préoccupa- 
tions que  s'ouvrit  le  congres  de  GhAtillon.  Il  y  eut  encore  dans  cette 
réunion  désir  évident  de  la  part  de  l'Autriche  de  conclure  un  traité 
sur  des  bases  d'équilibre  européen.  Mais  M.  de  Metternich  dut  s'a- 
percevoir que  la  position  de  l'Autriche  n'était  plus  la  même  qu'à  l'o- 
rigine de  la  campagne.  Dans  cette  phase  nouvelle,  en  effet,  tout  le 
pouvoir  moral  était  passé  à  l'empereur  Alexandre;  il  décidait  de  la 
paix  et  de  la  guerre;  il  était  devenu  l'arbitre  des  destinées  de  la  coali- 
tion. L'Autriche  et  la  Prusse  ne  paraissaient  plus  être  que  des  auxi- 
liaires utiles;  l'ascendant  et  la  popularité  appartenaient  tout  entiers  au 
czar.  Le  traité  militaire  de  Ghaumont  qui  fixa  les  contingens  de  troupes 
pour  la  coalition  fut  l'œuvre  de  l'Angleterre  et  de  lord  Gastelreagh. 
On  n'y  décidait  aucune  question  de  dynastie,  seulement  les  puissances 
déclaraient  qu'elles  ne  mettraient  pasl'épée  dans  le  fourreau  avant  d'a- 
voir réduit  la  France  à  ses  limites  de  1792. 

A  mesure  que  les  évènemens  de  la  guerre  portaient  les  alliés  vers 
Paris,  les  convenances  ne  permettaient  plus  à  l'empereur  d'Autri- 
che et  au  cabinet  que  présidait  M.  de  Metternich  d'assister  à  des 
opérations  militaires  qui  avaient  pour  but  la  prise  de  la  capitale  où 
régnait  l'archiduchesse.  L'empereur  François  II  et  son  ministre  s'ar- 
rêtèrent donc  à  Dijon ,  tandis  que  la  pointe  hardie  de  la  grande  armée 
de  Schwartzenberg  livrait  Paris  à  l'alliance.  Il  allait  se  passer  là  des 
évènemens  d'une  nature  grave. 

L'impulsion  donnée  par  M.  de  Talleyrand  à  l'opinion  publique 
emportait  les  corps  politiques  vers  un  changement.  Il  n'y  a  pas  d'intri- 
gues qui  puissent  détruire  une  dynastie.  Quand  les  temps  sont  fini* 
pour  elle,  elle  s'en  va.  Or,  il  eût  été  bien  difficile  avec  les  fatigues  de 
guerre,  les  engagemens  pris  à  Ghaumont,  et  le  mouvement  des  esprit?, 
de  maintenir  Napoléon  ou  la  régence  de  l'archiduchesse.  Était-il  pos- 
sible de  supposer  que  le  chef  couronné  du  grand  empire  se  fût  abaissé 
à  une  petite  royauté  circonscrite  même  en-deçà  des  limites  du  RhinJ? 
La  régence  était  aussi  impraticable;  c'était  sans  doute  le  triomphe 
complet  du  régime  autrichien;  mais  l'épée  de  Napoléon,  que  fût-elle 
devenue  sous  la  régence?  se  serait-elle  tranquillement  remise  dans  le 
fourreau?  Les  évènemens  de  Paris  furent  indépendans  de  la  volonté  de 
M.  de  Metternich  ;  il  n'y  assista  pas.  L'empereur  Alexandre  conquit 
alors  une  si  haute  prépondérance,  qu'aucun  cabinet,  quel  qu'il  fût,  n'au- 
rait pu  lutter  avec  lui. 


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8»  MTOB  MN)HX  MÔÏDES. 

Quand  le  traité  de  Paris  eut  déterminé»  avec  le  rétablissement  4a 
l'ordre,  la  paix  générale,  la  restauration  desBourbootetlaxûccoa^ 
scription- territoriale  delà  France,  l'Autriche  dut  faire  un  retour  sur 
elle-même,  et  envisager  avecsangrfreidla  position  qu'elle  s'était  faite. 
Et  c'est  ici  que  la  pensée  de  M.  de  Metterniohse  montée  forte  et  toute 
d'avenir. 

La  Prusse,  dans  la  longue  lutte  qui  venait  de  s'accomplir,  avait  prêté 
un  apppi  trop  puissant  à  la  coalition  pour  qu'elle  ne  dût  pas  prétendre 
à  une  compensation  territoriale  qui  la  rendrait  maîtresse  d'une  partie 
de  l'Allemagne  :  l'influence  au  nord  devait  lui  appartenir.  L'empereur 
François  pouvait-il  reprendre  la. vieille couronne  impériale  abdiquée 
par  le  traité  de  Presbourg?  On  l'y  invitait,  car  il  y  avait  tut  engoue»» 
ment  ppur  toutes  les  antiques  coutumes.  M»  deAfetternich  aperçut  la  uu 
véritable  jouet  d'enfant,  un  titre  sans  influence  réelle.  La  Prusse  d'ail» 
leurs  avait  pris  un  tel  ascendant,  sur  l'Allemagne  qu'il  eût  été  blessaat 
pour  elle  de  voir  un  empereur  germanique  à  côté  de  son  royaume  qui 
comprenait'  un  bon  tiers  des  populations  allemandes.  Avec  un  grand 
instinct  de  la  situation,  M.4e  Mettenucbsentit  que  désormais  l'Autriche, 
en  se  réservant  une  haute  direction  sur  l' Allemagne,  devait  tendre  à 
devenir  une  souveraineté  toute  méridionale ,  ayant  sa  tète  en  Gallicie , 
son  extrémité  en  Dalmatie,  puis  embrassant  ce  royaume  lombarde* 
vénitien,  une  de  ses  richesses  et  le  plus  beau  «de  ses  joyaux.  Préoccupé 
de  cette  nouvelle  destinée  de  la  maison  d'Autriche,  M.  de  Metternkh 
porta  cette  idée  dans  le  congrès  de  Vienne*  alors  qu'il  s'agit  de  fixer  sur 
des  bases  générales  le  nouvel  établissement  de  l'Europe. 

A  ce  congrès  où  présida  en  quelque  eorte  M.  de  Metternich*  des 
intérêts  d'une  nature  diverse  vinrent  s'agiter  et  briser,  la  coalition. 
L'empereur  François  avait  fait  des  sacrifices  de  famille,, en  aban- 
donnant la  cause  de  Marie- Louise;  l'Autriche  avait  prêté  un  secours  si 
actif  à  la  coalition,  que,  pour  rendre  hommage  à  cette  conduite  ,1'Eu* 
rope  fixa  la  tenue  d'uu  congrès  à  Vienne.  C'est  là  que  durent  se  ren- 
dre les  souverains,  les  ambassadeurs,  qui  allaient,  aumilieu  des  fêtes, 
des  distractions  et  des  galas,  reconstruire  l'Europe  sur  de  nouvelles 
bases.  On  semait  de  plaisirs  et  de  fleurs  ces  longues 'conférences  où 
se  décidait  le  sort  des  nations.  Jamais  le  prince  de  Metternich  ne  fut 
plus  brillant  qu'à  cette  époque;  il  avait  atteint  sa  quarante-unième 
année ,  et  il  voyait  s'accomplir  l'œuvre  de  ses  soucis  et  de  ses  pensées* 
Vienne  offrait  le  plus  riche  spectacle.  Les  souverains  y  étaient  réunis, 
et  avec  eux ,  vingt-deux  chefs  de  maisons  princières,  avec  leur  famille, 
leur  cour  et  leur  suite  nombreuse;  les  intrigues  d'amour  le  disputaient 


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WlOMÀTBSŒlIItOPéOTS.  fg 

•«'séances*?}!*  «trieuses  **  congrès.  Sont  4»  411e  l'Europe  rfoaflfci 
<ttit  dfbomuKS  distingués,  diplomates,  arables,,  t'étaient  rendus. a 
Vienne;  ie' soir,,  on  se  rassemblait  au  théMw^Jucws  <^rel^«^ù  lej^u 
s*  prolongeait  bien  ewHttians  lûiottil,  on  flUteher  achevait  d&*e  ruU 
aer,  on  le  gr»uë-duc  Constantin  perdait  quelques  miluens;  de  roubles 
dans  deux  ou  trois  soirées.  On  cita  bien  desegelantews  diplea^ique*, 
et  de  <es  conquêtes  flatteuses  qui  dé -à,  en diKR,  levaient  bercé  à  .Paris 
ktetrtejeimeexistenc*  peutkjué du  prince  de  McUerntohvAe due  de 
Wellington  toUmême  «e  laissait  distraire  de  ^Migtaire»  féceolesipar 
devantes  aaoouvs.  Quelles  brillantes  soirées  que  «elles  de  la^y  Cas- 
tefeeagh,  itasme  diplomate,  enati  «ctive  qne.'le chef  du  ministère  an- 
glais dans  toutes  les  négociations  qui  se  imttachaient  au  cabinet  bri- 
tannique! 

&a  plus  touchante' un  ton  paraissait  régnsr,  à  Vienne,  dans  les  actes 
extérieurs;  lest  trois  souverains  de  Husrie,,  de  Prusse  et  pTAutricbe 
se  «entraient  ensemble,  se  pressant  la  main,  »e  donnant  des  témoi- 
gnages, d  tune  mutuelle  confiance,  et  cependant  les  divisions Je*  pins 
grares s'élevaient,- dans  le  congrès,  snr; le  ïejnaniement  de  UEurqpe. 
lavquadrupèeanianoede l'Angleterre,  de. la 'Prusse,,  de  l'Autriche  jet 
delà  Ru»ie,  telle  que  Farait  stipulée  le  traité  feChauinont,' ne  pou- 
vait être  ooasidérée  queneomme  un  traité  offensif  et  tout  militaire, 
destiné  à  renverseriez  pouvoir»  de  l'empereur  Napoléon.  GeUe  aWajKse 
était  au*  fond  hétérogène,;  eftétaibplutât  umpAan  de  bataille ,  un  traité  de 
Absides  et  de  stipulations  militaires ,  qu'une  conrentiop  régulière  peur 
favenir*  Dès  que  le  but  commun  fut  Atteint,  c'eat-fà-direle  reaverae- 
ment  de  Napoléon,  les  puissances  reprirent  leurs  intérêts  nature)*, 
leur  situation  hostile  les  une* cuvera  leaaetres.  La  Prusse  deva&seTtp- 
procher  de  la  Russie,  et  s'éloigner  de  1*  Autriche  dansk.ojleatiflu  delà 
Saxe  at.  de!  la  suprématie  aucinande;  l'Angleterre  s'opposer)  à  la  Russie 
enee  qui  concernait  la  Pologne;  et  la  iFranee ^quoique  si  fortement 
•ecouée  par  une  récente  invasion  et  le  changement  de  jlynastie,  denajt 
chercher,  dans  un  rapprochement  avec  l'Autriche  et  l'Angleterre,  à 
reprendre  queiqe*  ♦crédit  sur  le  «ontinent^  soit  en  ce  qui  touchait  la 
Saxe,  soit  pour  la  question  polonaise.  Il  finit  rendre  cette  justice  a 
Lotis  X#III  et  à  Jtf.de  TaDeyrand,  qu'ils  comprirent  parfaitement 
cotte  sltmtfrnJLouisXVIII  s'intér*^ 

si  Étiole  è  la  cause  de  Napoléon.  Dès  tforiginedu  congrès,  il  jyicuutanc 
des  conférences  a part -entre  lord iGastelreagb,;  M.  dCiMetternich  et 
K.  dtiTeJleyrand,  pour  aviser  aux  danses  d'un  Unité  d'alliance  qui  put 
donner  un  contrepoids  à  l'immense  ascendant  que  la  Russie  avait  pris 


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88  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  l'invasion  en  France  et  les  évènemens  de  1814.  Ce  traité  fut  tenu 
secret  avec  une  si  profonde  attention,  que  la  Russie  n'en  sut  pas  un 
mot;  il  stipulait  une  convention  de  subsides,  rengagement  d'un  certain 
nombre  d'hommes  toujours  prêts  pour  une  éventualité  de  guerre,  au 
cas  où  la  Russie  et  la  Prusse  chercheraient  à  briser  l'équilibre  établi 
dans  les  intérêts  européens. 

C'est  à  cette  intelligence  parfaite  de  la  France  et  de  l'Autriche, 
dans  la  question  de  la  Saxe,  que  Ton  dut  le  rétablissement  d'une  vieille 
et  fidèle  dynastie  que  la  Prusse  voulait  engloutir.  L'Angleterre  avait 
fait,  sur  ce  point,  des  concessions  au  cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  car 
elle  pensait  que  la  constitution  de  la  Prusse,  dans  des  proportions  ter- 
ritoriales très  étendues,  était  nécessaire  comme  une  barrière  toujours 
opposée  aux  invasions  de  la  Russie.  Sous  ce  point  de  vue,  elle  se  trom- 
pait peut-être,  et  depuis,  l'intime  alliance  de  la  Russie  et  de  la  Prusse 
l'a  prouvé.  Mais  alors  c'était  la  pensée  du  cabinet  anglais;  M.  de  Met- 
ternich  dut  la  combattre ,  il  le  fit  dans  une  série  de  notes  opposées  à 
celles  de  MM.  de  Hardenberg  et  de  Humboldt.  Restait  la  question 
polonaise ,  et  sur  celle-ci ,  l'Autriche  se  trouvait  complètement  d'accord 
avec  l'Angleterre.  Le  cabinet  de  Vienne,  en  effet,  voyait  avec  une 
extrême  jalousie  la  constitution  d'un  royaume  de  Pologne  ;  au  fond  de 
la  bienveillance  d'Alexandre  pour  les  Polonais,  se  trouvait  une  idée 
politique.  En  constituant  un  royaume  de  Pologne ,  en  rappelant  les 
souvenirs  de  la  patrie  dans  ces  nobles  cœurs,  l'empereur  Alexandre 
savait  bien  que,  tôt  ou  tard,  il  réunirait  à  cette  nation,  placée  sous 
nos  protectorat ,  la  portion  de  la  Pologne  échue  à  l'Autriche  et  à  la 
Prusse  par  le  traité  de  partage.  M.  de  Metternich  vit  le  danger,  et 
s'opposa  de  toutes  ses  forces  à  rétablissement  d'une  Pologne  russe. 
L'Angleterre,  de  son  côté,  demandait  que  ce  royaume  fût  constitué, 
non  point  comme  un  accessoire  de  la  Russie ,  mais  comme  une  bar- 
rière d'avenir  contre  ses  envahissemens.  C'était  une  illusion  sans  doute , 
car  Alexandre  occupant  le  territoire  polonais,  il  était  difficile  de  le 
lui  arracher.  , 

Ce  fut  au  milieu  de  tous  ces  différends,  tandis  que  les  discussions  se 
prolongeaient  sur  la  rédaction  de  l'acte  final,  qu'on  apprit  le  débar- 
quement de  Napoléon  au  golfe  Juan.  C'était  pendant  une  soirée  de 
fête  chez  la  princesse  de  Taxis;  on  jouait  un  tableau  historique,  je  crois 
que  c'était  Marguerite  de  Flandres.  Cette  nouvelle  d'abord  ne  bour- 
donna qu'aux  oreilles  ;  on  n'y  ajouta  aucune  foi  ;  mais  le  lendemain 
elle  fut  officiellement  confirmée  par  un  courrier  de  l'ambassade  anglaise. 
Il  faut  alors  juger  toute  l'anxiété  de  M.  de  Metternich;  il  avait  trop 


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DIPLOMATES  EUHOPÉEH9.  80 

connu  le  caractère  de  Napoléon  pour  ne  pas  savoir  qu'il  devait  avoir 
des  intelligences  dans  l'armée;  l'empereur  des  Français  allait-il  se 
jeter  sur  le  royaume  d'Italie ,  bouleverser  les  récentes  conquêtes  de 
l'Autriche,  ou  bien  envahir  la  France,  et  recommencer  cette  lutte 
générale  qui  avait  agité  FEurope  pendant  vingt  ans? 

L'Italie  surtout  inquiétait  M.  de  Metternich  ;  de  graves  évènemens 
avaient  éclaté.  Dès  le  commencement  de  1813,  après  que  le  roi  Joa- 
chim  Murât  eut  abandonné  le  commandement  de  l'armée  française 
dans  la  déplorable  retraite  de  Moscou,  ce  prince  s'était  vu  entouré , 
caressé  par  l'Angleterre;  on  loi  rappela  l'exemple  de  Bernadotte,  la 
possibilité  pour  mi  de  devenir  roi  de  toute  l'Italie.  Lorsque  Napoléon 
brutalisait  son  beau-frère,  dans  ses  lettres  à  la  reine  Caroline,  le  ca- 
binet anglais  flattait,  par  les  plus  douces  espérances,  l'imagination  de 
Murât,  pauvre  tête  politique.  Des  subsides  étaient  promis,  la  solde 
d'une  armée ,  tout  enfin  ce  qui  pouvait  flatter  la  vanité  du  militaire 
le  plus  théâtral  de  l'époque  impériale.  Il  y  avait  d'ailleurs,  pour  ces 
nobles  parvenus  de  la  gloire,  un  invincible  prestige  dans  les  bonnes 
manières  des  vieilles  royautés  à  leur  égard.  A  la  fin  de  1813 ,  Murât 
était  déjà  dans  la  coalition;  il  entra  en  ligne  avec  une  armée  napo- 
litaine, occupa  les  états  romains,  insinuant  partout  ses  desseins  sur 
l'Italie,  faisant  un  appel  aux  patriotes.  Un  traité  secret,  garanti  par 
l'Autriche,  lui  assurait  Naples.  Quand  Murât  sut  qu'un  congrès  se  te- 
nait à  Vienne,  il  y  députa  le  duc  de  Serra  Capriola  pour  s'y  faire 
représenter,  invoquant  ses  traités  de  garantie  et  d'assurance  de  la  part 
de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche.  L'envoyé  ne  fut  point  admis,  car 
déjà  se  formait  une  intrigue  toute  anglaise  et  bourbonienne,  pour  ré- 
tablir la  vieille  dynastie  de  Sicile  sur  le  trône  de  Naples.  Cette 
intrigue  était  conduite  par  le  prince  de  Talleyrand,  qui  trouvait  ici 
un  moyen  de  plaire  à  Louis  XVIII,  le  roi  de  France  lui  ayant  recom- 
mandé surtout  les  intérêts  de  sa  race  au  congrès  de  Vienne;  en  outre, 
M.  de  Talleyrand ,  prince  de  Bénévent,  espérait  trouver  auprès  de  la 
branche  des  Bourbons  de  Sicile  un  riche  dédommagement  à  sa  prin- 
cipauté qui  lui  paraissait  fort  compromise.  L'Autriche,  retenue  par 
ses  engagemens  avec  Murât,  ne  secondait  que  faiblement  la  négocia- 
tion bourbonienne;  mais  à  la  fin,  la  tendance  vers  le  rétablissement 
de  l'ancien  ordre  de  choses  fut  tellement  vive,  qu'on  chercha  des  cri- 
mes dans  les  rapports  secrets  de  Murât  et  de  son  ancien  empereur  relé- 
gué à  l'Ae  d'Elbe,  et  Fon  conclut  qu'il  y  avait  là  infraction  aux  con- 
stations stipulées  par  l'Angleterre  et  l'Autriche.  Au  moment  où 


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46  RftVIXÉ  JMJS  DKI  M0MM6. 

Napoléon  se  portait  sur  le  golfe  Juan,  Murât,  inquiet  sur  Us  rése-» 
Union*  dà  cÉbtaefc  de  Vienne  irisait  de  giwte  prépara**  militait*** 
et>s*tnbiair  appeler  les  hcBtfKtési  &eeennéerautwchie»iie8^«iwsna 
blàleateH»iiMwe  dan»  le  royaume  lombert^véï&ienl  aUendart  l'orose 
au  bras  les  événement  qtri  srprépareienCv 

Ils  étaient  immenses,  ces  événement  !  Ntfpoléetit  av«&  bien  jugé 
le  situation  des  puissance*  lesf  unes  vis>à«vis'  de*  autres*  Oh  assoie 
mène  qu'if  fat  instruit  par  un  de  se»  agent  secrets,  employé'  aux 
Afraftret»Etrangères,  dn  traité  confidentiel  et  de  garantie  entre  M*  de 
Metteraich ,  lord-  Castelreegu  et  M»  deTallej rand contre: la  Russie.  H 
refrénait  en  quelque -sorte  pour  le- mettre  à'exécotionç  il  prenait  l*Bu«« 
rope  divisée,  etdierchai ta  profiter  de  cet* état  de  choses:  pour  aster** 
sa  couronne*  Mais  Ja  grandeur  de  ce  nom -inspirai?  tant' de  terreur,  il 
jetait  tant  d'étonnement  et  d'effroi  >ni  miueu'ck*  vieilles  seuverataethl 
européennes,  que  Ton  se  réunît  en  toute  hâte  pour  prendre  des  raesOK 
res  communes;  M.  de  Talleymnd,  le  duo  de  Dalbérg,  sfagitfrtn*  ave* 
une  indicible  activité;  ils  soHiettèrent  unTapprodhenienfr  général  odn* 
tre  celui  qu'ils  appellent  refraemicommon,  le  perturba tetir  de  r<B»» 
rope:-  L'esprit  mystique  d'Alexandre  se  prêtait  à  des  idées  d*a*lianoe 
chrétienne  et  de  croisade  européenne,  et  M;  de  Metteroich»  d'après 
le  refle  qu'il  avait  adopté  lors  la  rupture  de  1818*  ne  pouvant  pas  se 
départir  des  stipulations  militaires  conclues  à  Chanmont»  Ce  traité  fut 
renouvelé,  et  pour  me  servir  de  rerpressk>aufBcielkdes<5haiicelter*esj 
Napoléon  fut  mis  au  ban  de  l'Europe. 

Sur  sa  route  si  rapidement  parcourue  du  golfe  Joanè  Paris,  Nape» 
Montavtft  répandu  la  nouvelle  quHl  était  d'accord  avec  l'Autriche  et 
V Angleterre  pour  retourner  en  France.  Il  n'en  était  rien;  Napoléon 
étâitseulement  bien  informé  de  la  situation  diplomatique  ;  il  savait  qné 
eesdeuxpuissances  seséparaient  plus  que  jamais -dé  la-Russè*  Une  de  sas 
premières  démarches  fût  donc  de  chercher  à  se  mettre  en  rapport 
avec  M.  de  Mettemich.  En*mémeteoip9t qu'il  écrivait  directement' 4 
Mfcrie*-Leuise,  il  envoyait,  par rinteTmédiMre  de  quelques  agent  se*» 
crets,  des- lettre»  conidentiefles*  d'amis  intime»  de*  ministre ,  et  mente 
d'une  princesse  do  sang  impérial  qui  avait  eu  de  tendres  rapports  avec 
M.  de  Mètternieh.  Poisil  commudiqee  à  Alexandre  copie  du  tréiléde 
k  triple  alliance  contre  la  Russie.  Ces  démarches  firent  peu  d'effet; 
lés  agens  furent  arrêtés  sur  la  frontière»  1/ Autriche  étak  trop  avancée 
dans  la  coalition;  déjà  même  ses  annéess^étatentimiseseriinouvenlaat 
du  côté  de  l'Italie  cotitreMùrat  et  les  Napolitains;  legésératBUmski 


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.  WUKATIS  c  EUlOPmTO. 

o^fm^^^fQO^é^atM^jBOWSCtBtM^  roi  deNapies,  que  < 

tes  troupes  hésitantes  et  débandées,  JLa  dernière  des  dynasties  napo» 

léoniannesaveit  cessé,  de  régner. 

<A  Vienne,  et  aQusJes  yeux  «esae,  de  M.  de  Metteniich,  on  4*ntait 
alçrt  l'qn}èvement  de  cet  ejrfantrroidont,  le  bereeau  avait  été  pleoé  dan» 
J*, vieille  eajûule  du  «onde.  Napoléon  avait  prends  le  roi*de  JUnmen 
champ  t  de  mai;  il  ne  put  accomplir  son  engagement;  la  poMee  de  M.  de 
Ifotteirinh  déjoua  ses  projeta,  et  le  ministre  même,  avec  cette  po- 
litesse qui  le  caractérise,  reoeadniait  la  Étie-deson  empereur  et  le  roi 
de  Hameau  palais*  de  Sotanferun,  sens,  me  escorte  des  plus  âdèle* 
serviteurs  de  la  maison  d'Autriche;  en  ro^me  temps  U  entretenait  quo^ 
que»  rapports  iuMmcsavec  Foncué,  qui  avait  envoyé  deaagen*  secrets  k 
Vienne  tafin  de  pressentir  M.  detlfeuernich  sur  une*  régence  et  Je?ei 
de  Rome. 

Je  n'ai  point  À  parler  de  la  campagne  de  1915  et  de  Waterloo*  L'An- 
taîebe  parut  àpetnecntttgneauries bords  du  fthin,ofcetle  eutàeem- 
iM&tre  fiapp  et  Leoourbe;  sas  armées  se  répandirent  dans  le  midi  4e  la 
Fiance  ;,  elles  occupèrent  la  Provence,  le  Languedoc,  jusqu'à  fAuveiw 
pie;  Jenrs  têtes  de  colonnes  étaient  à  Lyon  et  .k  Dijon.  Dans  le  fatal 
traité  de  Pans,  l'Autriche  et  la  Prusse  se  concertèrent  pour  'représen- 
ter les  intér&B<aUen)anda.'Jaa»aî8  ces  intérêts  ne  détalent  montrés  pin* 
hastile*  à  ,1a  nation:  française.  Les  efforts  gigantesques  que  l'Europe 
avait  faits  eentre  Napoléon  avaient  profondément  irrité  Jes  population* 
germaniques;  et  alors  la  Prusse,  l'Autriche  et  les  états  de*  riws  dn 
Unn  demandaient  l'Alsace  et  u  e*  portion  de  la  Lorraine,  J'ai'  eu  en 
ma  possession  .une  carte,  dressée  en  1815,  où  l'Alsace  était  plaoéesons 
le  titre  de  Gtnuaain  dans  la  configuration  de  l'Allemagne;  l'Angleterre 
voulait  que  la  première  ligne  de  ^forteresses  du  enté  de  la  Belgique 
nous  lit  aussi  enlevée,  et  que  nous  eussions  comme  unique  rempart 
de  non  frontières  la  ligne  de:L*en,  de  Mézières  et  d'Arras.  C'était  une 
terrible  réaction,  contre  la  France,  une  triste  punition  infligée  à  cet 
esprit  de  gloire  et  de  eonquétes  qui  nous  avait  saisis  pendant  trente 
années.  Nous  avons  dit  nftUeurt  (1)  à  quelle. intervention  on  dut  de 
nir  modifier  ces  prétentions  altières  desnations  germaniques. 

•Les  intérêts  allemands ,  en  effet ,  paraissaient  surtout  préoccuper  les 
doux  cenn  de  Beriiniet  de  Yienpe,  qui  se  disputaient  la  prépondérance. 
On  a  vu  que  M.  de  Mettemieh  «avait  détourné  François  Iide  reprendre 

(x)  Voyez  URtmê  tks  dma  Mamtks  du  itr  mars  *BS5,  Diuohaw*  aven* 
tima,  Fosse  &x  Bemeo. 


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02  RfiVtJfi  DBS  DEUX  IfOftltéS. 

la  vieille  couronne  des  empereurs  d'Allemagne.  Cependant  quelle  or- 
ganisation intérieure  et  extérieure  allait-on  établir  pour  formuler  une 
constitution  générale  de  la  Germanie?  Comment  restituer  à  l'empereur 
François  l'influence  allemande  que  Napoléon  lui  avait  enlevée?  L'Alle- 
magne s'était  levée  en  poussant  ce  double  cri  :  Unité  et  liberté  !  L'unité, 
comment  l'établir  avec  des  souverainetés  si  diverses,  si  variées  en 
forces  et  en  hommes,  conservant  encore  le  principe  féodal  au  milieu  de 
l'Europe  civilisée?  La  liberté,  c'était  un  mot  vague;  comment  l'appli- 
quer à  tant  de  systèmes  de  gouvernement  différens,  à  tant  de  localités 
ai  distinctes  dans  leurs  intérêts?  Le  système  de  la  confédération  du 
Rhin  avait  été  établi  dans  la  pensée  unique  d'agrandir  toutes  les  petites 
souverainetés  allemandes,  et  de  les  faire  entrer  dans  un  système  hostile 
à  l'Autriche  et  à  la  Prusse.  Alors ,  au  contraire ,  c'étaient  l'Autri- 
che et  la  Prusse,  grandes  puissances  prépondérantes,  qui  devaient 
absorber  toute  l'influence,  et  régner,  par  un  protectorat  plus  ou  moins 
direct,  sur  l'ensemble  de  la  confédération, la  Prusse  au  nord,  et  l'Au- 
triche au  midi.  Il  fallait,  lorsque  la  patrie  allemande  serait  menacée, 
que  toutes  les  populations  pussent  être  appelées  sous  les  armes  et  servir 
communément  avec  la  Prusse  et  l'Autriche.  L'unité  allemande  était 
donc  ici  établie  comme  barrière  contre  la  Russie  et  la  France,  et  ap- 
posant également  aux  invasions  de  l'une  et  de  l'autre.  M.  de  Metternich 
avait  renoncé  au  vieux  manteau  de  pourpre  pour  son  empereur;  il  loi 
fit  assurer  l'autorité  plus  réelle  de  la  présidence  de  la  diète;  on  donna 
à  la  Prusse  et  à  l'Autriche  un  nombre  de  voix  en  rapport  avec  leur 
importance.  Ces  deux  puissances  restèrent  mattresses  des  délibérations 
de  la  diète  et  des  mouvemens  militaires.  Sans  doute  il  y  eut  bien  quel- 
ques injustices  commises,  quelques  bizarreries  dans  la  répartition  des 
états  et  des  contingens;  on  vit  des  souverainetés  agrandies  parce  qu'elles 
étaient  protégées  par  l'empereur  Alexandre,  et  quelquefois  même  par 
M.  de  Metternich.  Mais  quelles  sont  les  opérations  humaines  où  l'égalité 
la  plus  parfaite  préside?  Et  si  l'on  demande  maintenant  quel  doit  être 
le  résultat  de  cette  confédération,  nous  répondrons  qu'il  est  à  craindre 
pour  l'Autriche  que  la  Prusse  ne  prenne  successivement  et  de  plus  en 
plus  une  importance  allemande*  La  Prusse  est  trop  singulièrement  con- 
struite pour  qu'elle  ne  cherche  pas  à  s'étendre  et  à  s'agglomérer.  Elle 
le  fera,  ou  matériellement  par  la  conquête,  ou  moralement;  et  c'est 
avec  grande  raison  que  M.  de  Metternich  porte  toute  sa  sollicitude  vers 
le  midi  de  l'Europe  :  c'est  là  que  l'Autriche  doit  trouver  une  indem- 
nité pour  la  perte  de  son  influence  dans  l'Allemagne  centrale. 
Les  évènemens  de  1811  et  de  1815  avaient  considérablement  agrandi 


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DIPLOMATES  EUROPÉENS.  05 

les  possessions  autrichiennes  en  Italie.  C'était  pour  elle  un  véritable 
pays  de  conquête;  elle  devait  naturellement  établir  dans  le  royaume 
lombardo- vénitien  une  surveillance  armée,  une  constitution  de  police, 
capable  de  préserver  les  provinces  réunies  à  l'empire  autrichien.  Toute 
i'habileté  de  M.  de  Metternich  consista  à  adoucir  successivement  cette 
police,  à  mesure  que  le  vainqueur  fut  plus  complètement  accepté. 
La  conquête  dut  se  maintenir,  comme  celles  de  Napoléon,  par  l'occu- 
pation militaire  la  moins  pesante  possible.  Les  Italiens,  peuple  chaud 
et  enthousiaste,  avaient  chassé  les  Français  dans  les  jours  de  malheur; 
les  Autrichiens  devaient  éviter  une  pareille  catastrophe,  et  se  tenir  sur 
leur  garde. 

Cette  double  répression,  base  du  système  de  M.  de  Metternich  en 
Allemagne  et  en  Italie,  entraîna  un  mouvement  de  réaction,  car  la  li- 
berté, cette  grande  puissance  de  l'a  me,  ne  se  laisse  point  ainsi  oppri- 
mer sans  tenter  quelque  coup  de  désespoir.  Les  mystérieuses  sociétés 
ne  s'étaient  point  dissoutes  en  Allemagne;  elles  s'organisaient  dans  les 
universités,  parmi  les  étudians;  l'influence  de  la  poésie,  des  écrits  po- 
litiques, tout  favorisait" ce  généreux  mouvement  des  esprits  qui  appelait 
au  secours  de  l'unité  allemande  les  efforts  et  le  courage  de  tout  ce 
qui  portait  un  cœur  patriote.  Cette  unité  allemande,  si  vivement  saluée 
par  la  jeune  génération,  n'était,  à  vrai  dire ,  qu'une  sorte  de  républi- 
que fédérative,  où  tous  les  états  libres  eux-mêmes  entreraient  par  la 
pratique  de  la  vertu ,  et  tendraient  au  bonheur  du  genre  humain.  Les 
vieilles  souverainetés  allemandes  durent  réprimer  ces  associations,  qui 
éclatèrent  par  l'assassinat  de  Kotzebuë. 

M.  de  Metternich  venait  de  parcourir  l'Italie,  lorsque  les  écoles  se 
dessinèrent  par  ce  sanglant  attentat.  Il  était  comblé  des  faveurs  de  son 
souverain,  il  portait  le  titre  de  prince,  de  riches  dotations  avaient  triplé 
sa  fortune,  des  décorations  de  presque  tous  les  ordres  brillaient  sur  sa 
poitrine.  L'état  de  fermentation  de  l'Allemagne  n'avait  point  échappé  à 
sa  pénétration,  et  c'est  à  son  instigation  que  s'ouvrit  ce  congres  de 
Carlsbad,  où  furent  prises  des  mesures  soupçonneuses  et  violentes 
contre  l'organisation  des  écoles  en  Allemagne.  Le  régime  des  universi- 
tés, la  répression  des  écrits,  la  police  politique,  rien  ne  fut  négligé; 
c'était  une  bataille  régulière  des  gouvernemeus  contre  le  mouvement 
qui  agitait  les  têtes  ardentes. 

Notons  bien  ce  quantième  de  1820.  Au  midi  la  révolution  d'Espagne 
et  les  cortès,  la  proclamation  d'un  régime  plus  libéral  que  celui  de  l'An- 
gleterre même;  à  Naples,  et  par  un  retentissement  presque  magique, 
la  constitution  également  proclamée.  De  Naples  le  cri  de  liberté  se  fait 


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84  MYUE  BE8  DTOX  M0JW8. 

entendre  dans  le  Piémont ,  et  le  roi  est  renversé  de-son  trône;  à  Faritf, 
des  émeutes  tellement  violentes,  cpie  le  gouvernement  était  menacé 
chaque  soir  d'un  revirement  politique.  On  eût  dit  quecette  année  HâO 
tonnait  le  premier  anneau  de  cet  immense  mauvement  de  juillet  qui 
éclata  dixans  plus  tard.,  L'Autrickeétait  particulièrement  entamée  par 
ces  efforts  populaires;  Naples  et  le  Piémont  embrassaient  pari  leur  ex* 
trécnité  les  (  possession  autrichiennes  tn  Italie.  Les  peuples  s'étaient 
montrés,  les  rois  se  réveillèrent  ensuite.  Il  y  eut  des  congrès  à  Trop- 
pau ,  à  Leybach ,  et  M.  de  Metternieh ,  sans  hésiter,  provoqua  des  me- 
sures répressives  contre  l'esprit,  révolutionnaire.  La  conviction  de  M.  do 
Metternieh  fut  tellement  profonde,  qu'il  s'opposa  à  toute  espèce  de  re- 
tard; il  ne  demanda  que  l'appui  moral  de.  la  Prusse  et  de  la  Russie, 
déclarant  qu'une  année  autrichienne  aliait  marcher  sur  ^Italie ,  pour 
occuper  Napks  et  le  Piémont*  L'empereur  Alexandre,  alors  tout  agité 
de  la  peur  des  sociétés  secrètes  et  des  complots  européens,  prêta  ia 
main  à  M.  de  Metternieh.  Il  n'y  eut  qu'une  opposition  à  l'égard  du 
Piémont,  et  sait-on  d'où  elle  vint,  cette  opposition,  tant  l'histoire  a  été 
défigurée?  Elle  vint  de  Louis  XVIII,  et  des  notes  de  M.  de  Richelieu 
et  de  M.  Pasquier.  L'esprit  révolutionnaire  menaçait  ia  France;  il 
éclatait  par  des  conspirations,  et  la  France  déclarait  à  M.  de  Metter- 
nieh que  si  les  armées  allemandes  entraient  dans. le  Piémont,  l'occupa- 
tion ne  saurait  être  d'une  longue  durée,  car  la  .France  ne  pourrait 
souffrir  les  Autrichiens  sur  les  Alpes. 

Dans  cette  lutte,  pour  nous  servir  de  l'expression:  favorite  de  M..B*» 
gnon,  les  cabinets  eurent  le  dessus  sur  les  peuples.  Naples  fut  conquise 
en  quelques  marches,  et  le  Piémont  occupé  par  l'armée  autrichienne. 
Le  mouvement  de  répression  étant  ainsi  donné,  partout  se  développa  un 
système  combiné  dans  la  pensée  d'une  suspension  delà  liberté  politique, 
La  guerre  fut  ouvertement  déclarée  &  ces  constitutions,  si  solennelle- 
ment promises  et  si  parcimonieusement  octroyées.  M.  de  Metternieh 
assista  au.  congrès  de  Vérone,  congrès  qui  nous  parait  la  dernière  ex- 
pression des  terreurs  absolutistes  à  l'égard  de  l'esprit  révolutionnaire. 
La  France  fut  chargée  de  réprimer  les  certes  espagnoles ,  comme  M»  de 
Metternieh  avait  été  l'exécuteur  armé  des  volontés  de  l'alliance  contre 
Naples  et  le  Piémont.  Ici,  les  royautés  réussirent  encore,  et  la  révolu- 
tion fut  matériellement  comprimée. 

Tous  les  actes  de  cabinet,  toutes  ces  proclamations  qui  suivirent  la 
tenue  d'un  congrès,  étaient  spécialement  l'œuvre  de  èL  de  Metternieh. 
lie  chancelier  d'Autriche  possède  une  remarquable  facilité  d'expres- 
sions, un  goût  pur,  une  manière  noble  de  dire  sa  pensée  dans  ses 


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DfPLOUATCS  EUBOPÉflKfr.  98 

«oies  môme  de  diplomatie»,  où  le  sens  est  presque  toujours  caché  seus 
*lbs  phrases  techniques,  et  pour  ainsi  dire  matérielles.'  C'est  à  M*,  de 
3Ketternioh  que  l'on  doit  surtout  cette  élévation  d'idées  qui  en  appelle 
toujours  à  la  postérité:  des  passions  et  des  préjugés  contemporains^  Le 
défont  même  de  M.  de  Metternioh  est  de  trop  se  laisser  dominer  par 
^ette  broderie  tout  élégante  dont  il  aime  à  orner  les  moindres  actes 
«le  son  cabinet  ;  il  en  est  le  faiseur  le  plus  actif;  il  a  surpassé  de  beau  *> 
4*up  la  rédaction  de  M.  de  Gentz,  qui  eut,  dans  son.  temps,  une  si 
grande  renommée  d'écrivain  diplomatique.  Ceux  qui  virent  Mi  de 
Jtfettemich  en  1825,  lorsque  la  triste  maladie  de  sa  femme  l'appela  à 
Saris,  furent  surpris  do  trouver  en  lui  presque  delà  vanité  littéraire. 
3f .  de  Metternich  connaissait  tous  nos  bons  auteurs,  jugeait  les  contem- 
porains avec  une  sagacité  remarquable.  On  ne  pouvait  concevoir  que 
l'homme  politique  eût  pu  conserver  le  loisir  d'étudier  les  plus  futiles 
productions  de  la  littérature  contemporaine. 

Les  affaires  s'asseyaient  en  Europe.  Dès  1827 ,  M.  de  Metternich 
s'était  inquiété  desmouvemens  de  la  Russie  à  l'égard  de  la  Porte  Otto* 
nane.  Là  était  un  des  dangers  les  plus  pressans  pour  l'influence  autri» 
ehienne.  Si  les  projets  des  Russes  se  réalisaient,  le  cabinet  de  Vienne 
se  voyait  arracher  sa  prépondérance ,  presque  aussi  vieille  que  celle  de 
la  France  sur  la  Porte  Ottomane.  A  cette  époque,  M.  de  Metternich 
fit  sonder  le  ministère  français;  on  l'écouta  à  peine,  car  les  négocia* 
fions  les  plus  étranges  s'étaient  ouvertes  entre  les  trois  cabinets  de 
Saint-Pétersbourg, .  de  Londres  et  de  Paris  sur  la  question  des  Grecs, 
Xt  ici  il  est  bon  d'expliquer  ces  refus  que  fit  M.  de  Metternich  d'inter- 
venir dans  les-  transactions  qui  amenèrent  le  traité  du  mois  de  juillet 
1327. 

Là  cause  des  Grecs  avait  pris,. dès  l'année  1824,  une  consistance  et 
TO:  caractère  européen;  Chaque  époque  a  sa  politique  de  sentiment,  et 
*&  s'était  pris  d*un  fanatisme  classique  pour  les  Grecs.  Sans  doute  il  y 
«voit  quelque  chose  de  puissant  dans  cet  héroïsme  qui  secouait  le  joug 
«les  barbares,  mais,  au  fond,  les  déclamations  chrétiennes  de  la  Russie, 
«es  notes  vives  et  pressantes  pour  le?  Grecs,  étaient  encore  moins  l'ex- 
pression d'une  sympathie  religieuse  que  les  actes  d'une  politique  habile 
trai  abaissait  la  Porte  Ottomane  pour  la  réduire  ensuite  à  la  qualité  de 
Tassale.  La  Russie  s'adressa  donc  à  Charles  X ,  lui  parla  de  la  croix;  elle 
Ht  agir  en  Angleterre  le  comité  grec;  c'est  sous  l'influence  de  ces 
préoccupations  philantropiques  que  le  traité  du  mois  de  juillet  1827  et 
la  bataille  de  Navarin  vinrent  sérieusement  préoccuper  M.  de  Met* 
ternioh;  il  devinait  toute  la  portée  de  cette  politique  imprévoyante.  Le 


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96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

combat  de  Navarin  détruisait  la  prépondérance  de  la  Porte,  il  la  tuait 
politiquement  au  profit  de  la  Russie,  et  cette  bataille  fut  le  prélude  de 
la  campagne  de  1828  aux  Balkans.  La  Russie  était  parvenue  à  pousser  à 
la  tête  des  affaires  étrangères  en  France  M.  de  La  Ferronays,  homme 
loyal ,  mais  russe  d'affection  et  d'habitudes.  M.  de  Metternich  ne  put 
donc  entraîner  la  France  dans  un  système  de  con  édération  et  de  ligue 
armée  contre  le  czar.  Il  fut  plus  heureux  en  Angleterre  auprès  du  duc 
de  Wellington,  qui,  reconnaissant  les  fautes  de  Canning,  appela  le 
combat  de  Navarin  un  événement  malheureux.  L'Angleterre  était  ainsi 
revenue  à  la  parfaite  intelligence  de  ses  intérêts  positifs. 

On  se  demande  comment,  à  cette  époque,  M.  de  Metternich  ne  se 
décida  pas  pour  la  guerre ,  comment  il  ne  prit  point  parti  pour  la  Porte 
Ottomane.  C'est  ici  une  suite  de  la  pensée  fixe  du  chancelier  autrichien. 
Il  a  tout  gagné  par  la  paix;  les  conquêtes  de  l'Autriche  sont  dues  aux 
opinions  pacifiques,  à  cette  espèce  de  médiation  armée  qui  arrive  tou- 
jours à  point  nommé  pour  conquérir  quelques  avantages.  Une  guerre 
eût  compromis  la  situation  générale  de  l'Europe.  Rapproché  de  l'An- 
gleterre, et  de  concert  avec  elle,  le  cabinet  autrichien  arrêta  la  vic- 
toire. C'était  quelque  chose  dans  le  mouvement  russe  de  1829,  mais  ce 
n'était  pas  assez. 

Pendant  ce  temps,  les  évènemens  marchaient  en  France  vers  une 
crise  inévitable.  Le  ministère  de  M.  de  Polignac  se  forma.  Sous  le 
simple  point  de  vue  diplomatique,  c'était  un  avantage  pour  l'Autriche, 
car  l'on  sortait  du  système  russe  pour  entrer  dans  les  idées  anglaises , 
à  l'égard  de  Saint-Pétersbourg  et  de  Constantinople.  Toutefois  un  esprit 
aussi  pénétrant  que  M.  de  Metternich  ne  pouvait  voir  sans  inquiétude 
la  lutte  engagée  entre  les  pouvoirs  politiques,  dans  un  pays  comme  la 
France.  On  a  dit  que  M.  de  Metternich  avait  conseillé  les  coups  d'état. 
C'est  mal  connaître  l'esprit  de  modération  et  la  capacité  du  premier 
ministre  autrichien;  un  coup  d'état  n'est  jamais  entré  dans  la  pensée 
de  M.  de  Metternich  ;  c'est  un  parti  trop  dessiné,  trop  bruyant.  Quand 
une  situation  difficile  arrive ,  il  ne  la  prend  pas  de  face,  il  la  tourne;  et 
quand  on  le  voit  décidé  dans  une  résolution  ferme  et  forte,  c'est  que  les 
esprits  y  sont  déterminés  et  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  craindre  pour  son 
exécution.  M.  de  Metternich  connaissait  trop  la  légèreté  du  prince 
de  Polignac,  le  peu  de  fermeté  de  Charles  X,  pour  ignorer  qu'ils 
n'étaient  pas  capables  de  mener  à  fin  une  entreprise  aussi  périlleuse.  Il 
existe  aux  Affaires-Étrangères  une  dépêche  de  M.  de  Rayneval,  am- 
bassadeur à  Vienne,  qui  détaille  une  conversation  qu'il  a  eue  avec  le 
prince  de  Metternich,  précisément  sur  ces  coups  d'état;  on  en  parlait 


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DJPLOMATE8  EUROPÉENS.  97 

beaucoup  A  Vienne,  et  plus  d'une  instruction  adressée  A  l'ambassadeur 
autrichien,  M.  Appony,  combat  énergiquement  le  système  suivi  par 
M.  de  Pob'gnac. 

Alors  éclata  la  révolution  de  juillet.  Cet  événement  était  immense  ; 
jamais  l'Europe  ne  s'était  trouvée  dans  on  pareil  danger»  car  quelles 
idées  faisaient  irruption?  N'était-ce  pas  l'esprit  des  sociétés  secrètes , 
le  républicanisme  triomphant  avec  plus  d'énergie  encore,  non  plus 
dans  un  pays  de  second  ordre,  mais  dans  cette  France  qui,  depuis 
quarante  ans,  semait  le  trouble  et  donnait  l'impulsion  à  l'Europe 
continentale?  L'esprit  de  propagande  avait  pour  chef  cette  tète  vieil- 
lie, opiniâtre,  de  M.  de  Lafayette;  on  allait  encore  faire  un  appel 
è  l'indépendance  des  peuples  comme  aux  jours  de  93  ;  quelques  Fran- 
çais, et  ce  drapeau  tricolore  promené  partout,  pouvaient  être  la  cause 
d'une  conflagration  générale.  Que  faire?  Un  ministre  jeune,  ardent, 
sans  expérience,  se  serait  précipité  peut-être  dans  la  guerre.  Ce  fut  un 
grand  bonheur  pour  les  amis  de  la  paix  en  Europe  qu'il  y  eût  en  Prusse 
on  roi  sage  et  tempéré  par  l'âge,  et  en  Autriche  un  ministre  qui  avait 
vu  tant  d'orages  sans  en  être  effrayé.  Un  des  traits  saillans  du  carac- 
tère de  M.  de  Metternich,  c'est  de  n'être  prévenu  d'avance  ni  contre 
on  homme ,  ni  contre  un  événement,  de  sorte  qu'il  les  juge  tous  avec 
nne  certaine  supériorité.  Il  attendit  donc  la  révolution  l'arme  au  bras  ; 
seulement  l'Autriche  se  tint  prête ,  et  des  mesures  militaires,  jointes  au 
renouvellement  des  alliances  politiques,  préparèrent  une  barrière  à 
toutes  les  invasions  de  l'esprit  révolutionnaire.  Cette  modération  fut 
poussée  si  loin,  que  dés  qu'un  gouvernement  régulier  fut  établi  en 
France,  M.  de  Metternich  se  hâta  de  le  reconnaître  sans  affection 
comme  sans  haine,  et  par  ce  seul  motif,  qu'un  gouvernement  régulier 
est  toujours  un  fait  protecteur  de  l'ordre  et  de  la  paix  publique. 

Depuis  cette  époque ,  M.  de  Metternich  a  paru  suivre  trois  règles  de 
conduite  qui  dominent  toute  sa  position  politique  :  1°  se  rapprocher,  pour 
h  répression  de  tout  troubla  européen,  de  la  Prusse  et  de  la  Russie; 
renouveler  en  conséquence  les  conventions  militaires  posées  à  Chau- 
mont  en  1814,  et  à  Vienne  en  1815  ;  ce  sera  sans  doute  le  but  du  nou- 
veau coafrès  de  Toeplitx;  2°  combattre  l'esprit  de  propagande  sou» 
quelque  fom»  qu'il  se  présente;  et  ici  la  tâche  était  laborieuse ,  car  la 
révolution  de  juillet  n'avait  pas  seulement  semé  des  principes,  dange- 
reux pour  les  monarchies  en  Europe;  elle  avait  fait  plus  encore,  elle 
avait  envoyé  son  argent,  ses  émissaires,  son  drapeau,  ses  espérances 
partout.  Et  c'est  parce  que  M.  Casimir  Périer  fut  le  premier  qui  osa 
arrêter  ces  éclats  de  la  révolution  de  juillet,  que  M.  de  Metternich  a 
TOMB  iv.  7 


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98  revote  dm  mot  mww», 

cons  rté  pour  cet  homme  énergi  que  une  estime  qu'à!  «sprint  à  toote 
occasion,  dans  ses  conversations  comme  dans  «es  tetttefe  3»  L'esprit  de 
propagande s'étant  partout  répandu,  M.  de  Metternich  aeemtilattéces- 
site  d'agrandir  noiHKfulement  Pétat  militaire  de  rÀntrfche,  vais  en- 
core ses  rigoureux  moyens  de  police.  Partout  l'eéminiftwrtiOD  est 
devenue  plus  sévère  parée  qu'elle  était  plue  menacée.  La  liberté  a  élé 
confondue  avec  l'esprit  révolutionnaire-  -dansée  système  absete  de  ré- 
pression. 

L'administration  de  M;  de  Metternich  paraît  préoccupée  de  ce  sen- 
timent profondément  éprouvé,  que  si  la  liberté  civile  est  nécessaire  à 
tons,  la  liberté  politique  n'est  bonne  qu*àq»elquefr«as ,  en  tant  qu'elle 
nebtesse  point  l'esprit  et  la  durée  des  gouvernesaem  Protection  ktim- 
teUtgence,  mais  à  l'intelligence  sérieuse,  qui  ne  s'évapore  pas  en  pam- 
phlets; leprogrés  sans-doute*  niais  le  progressa»  turbulence.  La  maison 
d'Autriche  a  peur  du  bruit,  eMe  craint  qu'on  parie  d'elle,  elle  «*  Tiae 
ni  à  l'éclat  ni  à  la  liberté  brurente;  «Me  ressemble  beaooonp  à  ce»  pMK 
fesseurs  allemands  qui amoncellent de l'érnditm  et  de lasejenoe des» 
quelques  coins  poudreux  des  universités,  et  ne  publient  leurs  «livres 
qu'à  de  rares  exemplaires  à  l'usage  de  quelques  savant» 

La  vie  intime  de  Mi  de  Metternich  *  été  traversée  par'  plus  d'un 
malheur  domestique;  le  deuil  a  frappé  sa  maison;  les  distractions  d'un 
monde  agité  n'ont  pu  toujours  consoler  sa  douleur.  Affable  dans  la  vie 
privée,  il  aime  à  se  reposer  des  teignes  de  son  vaste  ministère.  Un 
homme  d'esprit  a  remarqué  qn*il  passait  une  grande  partie  de  sa  vie 
en  conversations.  Cest  le  faible  des  hommes  qui  ont  tant  vu,  de  Caire 
de  l'histoire  dans  ces  causeries  de  coin  da  fen ,  recueillies  avec  avidité. 
Et  qui  n'a  entendu  M.  de  Talleyrendf  M.  de  Metternich  ades  mémoires 
longs,  curieux,  tout  remplis  de  pièces  justificatiTes,  car.il  se  -crois  en 
face  de  la  postérité*  Son  entreprise  .est  grande,  es  comme  je  l'a* 
dit  en  commençant,  il  en  portera  la  gloire  et éa  responsabilité.  Quand 
on  songe  à  l'état  de  L'Autriche  après  la  paix  de  Preahourg  et  qu'en» 
la  voit  plus  puissante  qu'elle.  n?a  jamais  été,  et  que  tout  cela  est 
l'œuvre  d'un  seul  ministre  qui  a  gouverné  l'empire  pendant  vingt~ciiiq 
ans,  on  peut  bieu  deviner  quelquetHins  des  jugemens  delà  postérité. 
Noua  sommes  environnés ,  nous»  de  ruines  d'hommes  et  de  choses;  gou- 
vernement,  ministère,  administration,  tout  tombe.  Et  lorsque  dalumt 
de  ces  ruines,  nous  contemplons  quelques-unes  de  ees  figures  inono* 
biles  au  milieu  des  ravages  da  temps,  il  nous  semble  que  ce*  figures 
n'appartiennent  pointé  notre  époque;  nous  nous  reportante  Richelieu, 
à  cçs  jwustres  qui  eurent  un  système  et  «qui  l'acooraplireut  juaqulaa 
/ 


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bout.  Un  système,  bon  on  mauvais,  c'est  quelque  chose,  et  chez  nous 
qpel  est  l'homme  d'état  qui  a  un  système? , 

Parvenu  aujourd'hui  à  sa  soixante-deuxième  année,  le  prince  de 
Metternich  a  conservé  la  même  conviction,  la  même  foi  en  ses  idées; 
c'est  l'homme  politique  «qui  s'est  laissé  le  moins  impressionner  par  les 
évènemens  fiigitiis  et  les  caractères  de  circonstances;  cette  impas- 
sibilité imprime  à  ses  plans  une  supériorité  froide  et  réfléchie  qui  le  fait 
passer  à  travers  les  révolutions  les  plus  violentes,  le  ministre  n'étant 
préoccupé  que  de  la  manière  de  les  réprimer  le  plus  paisiblement  pos- 
sible. Le  prince  de  Metternich  possède  un  art  particulier  de  fasciner 
ceux  qui  Técoutent;  j'ai  vu  les  hommes  les  plus  prévenus  contre  lui  être 
entraînés  malgré  eux  à  ses  idées  politiques  et  revenir  d'une  mission  tout 
remplis  des  principes  du  chancelier  autrichien;  demandez  au  maréchal 
Maison  et  à  M.  de  Saint-Aulaire  le  prestige  de  conversation  exercé 
sur  eux  par  M.  de  Metternich.  Dans  ses  intimités,  ce  n'est  plus  le  même 
homme;  le  chancelier  aime  la  plaisanterie,  le  calembour,  la  mystifi- 
cation, le  mauvais  roman  et  la  toute  petite  littérature. 

Il  ne  dédaigne  point  au  besoin  de  venir  en  aide  à  celle-ci,  et  les  sujets 
fournis  par  M.  de  Metternich  à  la  grande  dame  dont  une  fatale  indis- 
crétion causa  jadis  la  mésaventure,  ne  sont  ni  les  moins  intéressans, 
ni  les  moins  spirituels.  Nous  proposons  le  suivant  comme  un  modèle  k 
tous  les  nouvellistes  et  romanciers.  Une  égale  passion  faisait  battre  le 
cœur  de  deux  jeunes  amoureux;  Roméo  et  Juliette  ne  sont  point  uni- 
quement une  fantaisie  de  l'artiste,  un  produit  de  l'imagination  de 
Shakspeare;  cette  liaison  qui  pouvait  faire  leur  bonheur,  causa  tous 
leurs  maux,  l'opposition  des  amilles  sépara  ceux  qui  devaient  être  éter- 
nellement unis,  la  raison  du  jeune  homme  n'y  résista  pas,  il. devint 
fou;  un  même  sort  attendait  sou  amante.  Les  deux  infortunés  furent 
transportés  dans  le  même  hospice;  là  ils  purent  se  voir  tous  les  jours, 
et  un  nouvel  attachement  se  forma  entre  ces  deux  amans,  qui  s'igno- 
raient l'un  l'autre,  et  dont  rieo  ne  pouvait  amener  la  reconnaissance. 
M.  de  Metternich,  visitant  un  jour  le  lieu  de  leur  retraite,  s'informa 
auprès  de  la  jeune  fille ,  pourquoi  elle  ne  se  mariait  pas  avec  ce  com- 
pagnon d'infortune  qu'elle  semblait  tant  aimer  ;  elle  lui  répondit  que 
son  choix  était  arrêté  avant  de  connaître  ce  dernier,  et  que  celui  qu'elle 
devait  épouser  était  encore  plus  aimable. 

M.  de  Metternich  vient  de  perdre  François  II ,  cet  empereur  qui 
était  associé  à  toutes  ses  pensées  sur  la  maison  d'Autriche,  prince  mo- 
deste, et  qui  s'abandonnait  de  confiance  au  premier  ministre  de  son 
cabinet.  L'empereur  Ferdinand,  qui  lui  succède,  a  vécu  dans  un  monde 

7. 


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100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trop  à  part /pour  qu'il  puisse  apprécier  les  services  et  comprendre  la 
portée  d'un  système;  mais  il  est  plus  timide  encore  que  son  père.  Sans 
avoir  la  vieille  affection  de  François  II  pour  M.  de  Metternich ,  il  s'est 
habitué  à  le  voir  à  la  tète  des  affaires ,  à  le  craindre  même  dans  ses  réso- 
lutions. D'ailleurs  le  prince  de  Metternich  s'identifiantà  la  dette  publi- 
que et  à  l'aristocratie,  est  tellement  inhérent  à  l'œuvre  de  la  monarchie 
autrichienne ,  qu'une  révolution  complète  pourrait  seule  le  renverser 
de  son  poste  éminent.  Cette  révolution  ne  serait  pas  seulement  dans  les 
hommes,  mais  encore  dans  les  choses,  et  l'esprit  pacifique  et  conser- 
vateur du  gouvernement  autrichien  s'y  oppose.  Ce  n'est  pas  à  Vienne 
que  l'on  aime  à  tenter  les  expériences  et  les  épreuves. 

M.  P. 


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VOYAGE 


EN 


NORWÉGE. 


Nous  partîmes  le  12  août  de  Christiania,  pour  visiter  l'intérieur 
de  la  Norwège:  notre  principal  but  était  de  voir  la  haute  mon- 
tagne de  Gousta,  et  la  grande  cataracte  de  Riukan-Fossen  (1). 
J'avais  pour  compagnons  de  voyage  un  jeune  peintre  allemand, 
et  un  officier  danois  qui  devait  nous  servir  d'interprète,  la 
bogue  norvégienne  étant  absolument  la  même  que  la  langue 
danoise.  Nous  avions  chacun  notre  petite  voiture  :  c'est  un  long 
brancard  surmonté  d'un  siège  arrondi,  ressemblant  assez  à  un 
fauteuil  de  bureau.  Cette  voiture,  originale  dans  sa  simplicité, 
tst  plus  commode  et  plus  douce  qu'on  ne  le  croirait;  la  longueur 


(t)  Fosse*  9  chute  d'eau;  àVukan ,  brouillard. 


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>••••• 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  brancards ,  combinée  avec  leur  élasticité ,  émousse  le  contre- 
coup des  cailloux  ;  et  sa  grande  légèreté  la  rend  propre  à  franchir 
les  pentes  rapides*  On  envoie  quelques  heures  à  l'avance  un 
forbuden  ou  courrier,  pour  commander  les  chevaux;  le  maître 
de  poste  a  la  liste  des  habitans  de  sa  paroisse;  chaque  paysan 
est  obligé  d'en  fournir  à  tour  de  rôle,  pour  un  prix  fixé  par  le 
gouvernement.  Comme  ces  chevaux  sont  errans  dans  les  mon- 
tagnes, et  souvent  à  dé  grandes  distances,  le  voyageur  atten- 
drait plusieurs  heures,  s'il  ne  se  faisait  précéder  d'un  forbuden. 
Tous  les  chevaux  norwégiens,  même  ceux  de  labour,  sont  propres 
au  service  de  la  poste  ;  en  arrivant  au  relai ,  on  les  voit  de  loin  qui 
vous  attendent  attachés  en  pleki  air.  Leur  maître,  qui  les  accom- 
pagne toujours,  les  attelle  en  une  demi-minute,  vous  remettes 
rênes,  s'assied  d'un  saut  derrière  vous,  et  vous  partes  comme  le 
vent,  courant  au  grand  trot  à  la  montée ,  et  descendant  au  galop 
des  pcntespresqueaussi  inclinées^uecelles  desmontagnes  russes. 
Nous  côtoyâmes  pencknt  quelque  Oimps  le  galfo  de  Christiania. 
Le  paysage  des  environs  de  cette  ville  est  vraiment  enchanteur;  la 
mer  s'avance  dans  les  terres  en  festons  gracieux ,  et  l'absence  pres- 
que totale  de  marée  la  fait  ressembler  à  un  grand  lac  couronné  de 
verdure  et  de  maisons  de  plaisance:  les  frênes  et  les  tilleuls  do- 
mestiques s'élèvent  à  côté  du  sauvage  sapin ,  qui  encadre  les  mon- 
agnes  de  son  feuillage  noirâtre.  Tout  l'imprévu  du  paysage  al- 
pestre, les  lacs,  les  rochers,  les  torrens,  toute  l'âpreté  de  la  nature 
du  nord  se  marie  aux  teintes  plus  douces  de  la  civilisation ,  aux 
vastes  pelouses  parsemées  de  bestiaux,  aux  maisons  élégantes,  à 
la  mer  couverte  de  navires.  Après  des  pentes  longues  et  rapides, 
nous  franchîmes  le  bassin  de  Christiania,  et  nous  arrivâmes  à  la 
montagne  du  Paradis,  connue  sous  ce  nom  dans  toute  la  Norwège, 
à  cause  de  ses  beaux  points  de  vue.  On  a  sous  ses  pieds  la  longue 
vallée  de  Lier;  rien  de  plus  riant  que  les  accidens  de  terrain,  qui 
forment  d'une  haute  montagne  des  milliers  de  petits  coteaux* 
placés  les  uns  au-dessus  des  autres  comme  les  blocs  d'un  glacier. 
Il  n'y  a  point  en  Norwège  de  village  proprement  dit;  nous  nous 
trouvions  dans  un  hameau  de  deux  lieues  carrées,  dont  les 
maisons  étaient  à  cent  pas  les  unes  des  autres ,  à  demi  cachées 
dans  des  bouquets  de  frênes  et  se  mirant  dans  les  eaux  du  golfe 


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YOTÀCfr  Êlt  HOMTÉGE.  iOS 

déitamtanen»  Si  h  vbfle  noir  étendu  sut*  ce  bea*  tableau  têt  été 
m  «muent  dééblré  parte  soleil  tffulie ,  A  rfy  aurait  rien  de  plu* 
magique  dam  la  vallée  de  Sarneu,  riert  4e  plus  riant  sur  1m  bot* 
dtr  tac  de  Zurich:  tel  qui?  est,  le  paysage  de  la  vallée  du  Mlcadis 
l'eniportesur  tous  ceux  de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse.  Noua  des- 
cetrtffmes  rafrtdementdansla  baie  de  Drammen ,  rivale  ea  beauté 
de  celle  de  Christiania,  et  bordée  comme  elle  de  maisons  de  cam~ 
psfgte ,  oirneus  éprouvâmes  d'une  manfète  aussi  agréable*  qa*ii*<- 
prêvue  l'hospitalité  nonréglenfte.  Nous  fhnes  la  rencontre  d'un 
jeune  homme  qiri  donnait  le  bras  à  une  jeune  personne;  notre  oft- 
cier  de  Copenhague  le*  avait  connus  autrefois  ;  il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  que  nous  fassions  tous  les  trois  invités  à  demeu- 
rer, et  l'invitation  était  si  pressante ,  qu'elle  rendait  u*  refus 
presque  impossible.- 

Ennivclm  d'œil  nos  toitures  furent  dételées ,  etronpritpos-* 
session  de  nous-  Noue  entrâmes  dans  une  jolie  maison  dont  le 
vaste  escalier,  couvert  de  pots  de  leurs,  était  presque  baigné 
par  les  eaux  du  golfe*  Eu  Norwège ,  les  maisons  sont  construites 
eu  fortes  planches  de  pin;  l'absence  de  cham  et  de  plfttre  rend 
leur  intérieuf  cfune  grande  propreté.  Le  premier  étage  de  celle-ci 
était ,  pour  plus  de  solidité ,  fkk  de  troncs  équarris,  joints  dans  les 
angles  par  d'énormes  chevilles ,  et  calfeutrés  exactement  avec  de 
la  mousse  bien  sèche  :  cette  charpente  est  éternelle ,  et  ne  coûte 
presque -rien  à  cause  du  voisinage  des  forêts ,  qui  pressent  de  tous 
côtés  les  habitations.  Les  meubles,1  quoique  fort  simples ,  ont  deux 
ou  trois  foi»  plus  de  valeur  que  la  maison  ;  ils  viennent  &rdteaire- 
meatde  Copenhague  ou  de  Londres.  La  femffte  <te  M.  H.  peut 
passer  peur  un  des  meilleurs  types  des  classes  aisées  de  Norvège  r 
iWenr  quatre  à*  cinq- mois  d'un  boa* pays  et  d'un  beau  ciel,  de 
courtes  nuits  et  de  longs  jours;  ils  en  jouissent  avec  dèftces  tomme 
(feu bien  précaire,  et  ahnem  la  nature  comme  un  ami  tprf'peuf 
leur échapper  à chaque  instant  L'été  fini,  le  Worwêgien  rentre 
dans  la  vie  domestique,  pins  intime  que  chès  nous,  et  resserre 
phsétrotteriient  son  cerele  de  famille.  La  neige  une  fois  bien  prise, 
vient  la  saison  des  plaisirs;  les  dîners,  les  bats  wmufeçou,  Isa i 
srtrées  de  musique,  les  parties  de  traîneaux,  se  succèdent  sans 
untoiftaptibii. 


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404  REVUE  WM   DEUX  MONDES. 

Nous  nous  séparâmes  de  la  famille  H.  avec  plus  de  peine  qu'on 
n'en  éprouve  souvent  à  quitter  des  amis  de  dix  ans.  Drammen» 
que  nous  rencontrâmes  â  un  quart  de  lieue ,  est  une  ville  considé- 
rable que  le  commerce  enrichit.  Son  port  est  plus  fréquenté  peut- 
être  que  celui  de  Christiana  ;  une  grande  rivière  s'y  jette  et  y  amène 
les  produits  de  l'intérieur.  Le  fleuve  divise  la  ville  en  deux  parties  ; 
l'une  est  occupée  par  les  négocians,  l'autre  par  les  propriétaires  ; 
mais  la  distinction  de  quartier  n'influe  pas  sur  les  relations 
sociales  :  les  maisons  y  sont  propres  et  riantes,  les  rues  horri- 
blement pavées.  A  l'entrée  de  la  nuit,  c'est-à-dire  à  dix  heures 
du  soir,  nous  sommes  arrivés  à  Hogsund,  petite  ville  voisine 
d'une  chute  d'eau  que  nous  avons  visitée  le  lendemain.  Cette 
cascade  n'est  élevée  que  de  quarante  pieds,  et  ne  mérite  l'atten- 
tion que  par  la  masse  d'eau  qui  se  précipite  :  on  y  prend  beau- 
coup de  saumons.  Sur  les  rochers  qui  dominent  des  deux  côtés 
la  cascade  sont  construits  de  forts  échafaudages,  et  de  grands 
filets  pendent  au  milieu  même  de  la  chute.  Le  saumon  ne  peut 
vivre  l'hiver  dans  l'eau  douce,  ni  l'été  dans  l'eau  salée;  pendant 
cette  saison  ,  son  instinct  le  porte  à  remonter  :  il  s'élance  de 
toute  sa  force,  et  tombe  dans  les  filets.  Quand  la  journée  est 
chaude  et  le  temps  clair,  ils  risquent  plus  volontiers  leur  ascen- 
sion. On  leur  voit  faire  des  efforts  désespérés  pour  gravir  la 
montagne  liquide;  ils  restent  un  moment  suspendus  à  moitié 
chemin,  et  brillent  au  soleil  comme  des  lingots  d'argent.  Ce  pre- 
mier succès  est  commun  à  tous;  ensuite  leurs  fortunes  varient.  Les 
uns,  par  un  effort  musculaire  d'une  vivacité  incroyable,  fran- 
chissent le  second  étage  ;  les  autres  rencontrent  la  poche  du  filet 
où  ils  doivent  demeurer  ;  le  plus  grand  nombre  retombe  an  fond 
de  r abîme  :  fatigués,  mais  non  découragés,  ils  recommencent 
bientôt  leur  saut  périlleux.  Quoique  la  journée  fût  peu  avancée, 
nous  en  vîmes  trente  dans  la  cabane  du  pécheur;  ils  étaient 
longs  de  deux  à  quatre  pieds,  et  pesaient  de  six  à  vingt-cinq 
livres.  Ces  pêcheries  très  multipliées  sont  un  des  grands  revenus 
du  pays;  le  poisson,  légèrement  fumé  et  salé,  s'exporte  dans  tout 
le  nord.  Dans  les  rivières  barrées  par  des  chutes  infranchissables 
et  que  les  Anglais  nomment  short  riven ,  la  quantité  de  saumons 
est  prodigieuse.  Dans[la  rivière  de  Drammen ,  non  plut  que  dans 


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VOYAGE  BN  NORWÈGE.  105 

le  Min ,  ils  ne  mordent  pointa  l'hameçon ,  singularité  restée  jus- 
qu'ici sans  explication.  Les  rivières  de  Norwège  offrent  un  ca- 
ractère distinct  de  celles  du  reste  de  l'Europe;  elles  tiennent  des 
fleuves  par  leurs  dimensions,  des  ruisseaux  par  leur  pureté,  des 
torrens  par  leur  rapidité  ;  la  masse  d'eau  verte  qu'elles  précipi- 
tent, en  creusant  des  gouffres  incommensurables,  en  fait  un  ob- 
jet d'admiration  pour  le  voyageur.  Il  faut,  pour  fournir  aux  abimes 
de  saphirs  liquides  qu'on  voit  en  Norwège,  les  milliers  de  lacs  où 
ils  s'épurent,  l'immense  neige  des  hivers  et  le  soleil  des  pâles 
étés;  joignons-y  la  mousse  des  forêts,  qui  retient  l'eau  comme 
une  éponge  et  la  rend  en  toute  saison.  Nous  traversâmes  le  fleuve 
sur  un  bateau  plat,  et  nous  continuâmes  notre  voyage  sur 
une  route  étroite,  mais  bien  entretenue.  Le  paysage,  parsemé  de 
lacs  et  de  montagnes,  est  partout  varié  :  près  de  Kongsberg ,  on 
rencontre  une  rivière  aussi  considérable  que  celle  de  Drammcn. 
Le  pont  qui  la  traverse  est  renforcé  près  de  ses  pile»  par  d'énor- 
mes blocs  entassés,  destinés  à  rompre  l'effort  des  glaces  et  des 
planches  de  sapin  que  le  fleuve  charrie  par  milliers-  Kongsberg 
n'est  qu'un  grand  village,  quoiqu'il  porte  le  titre  de  ville  :  les  mines 
d'argent,  source  de  sa  prospérité,  en  sont  à  une  lieue  ;  l'ouver- 
ture du  puits  principal  est  au  sommet  d'une  colline.  On  a  com- 
mencé à  creuser  perpendiculairement;  puis,  arrivé  à  huit  cents 
pieds  de  profondeur,  on  a  tiré  une  galerie  horizontale;  les  mesu- 
res ont  été  si  bien  prises,  que  la  galerie  presque  droite  aboutit 
à  mi-côte  de  la  colline;  on  y  entre  de  plain  pied.  Après  un  trajet 
d'environ  treize  cents  mètres,  on  a  au-dessus  de  soi  le  puits  pri- 
mitif, haut  de  huit  cents  pieds,  et  au-dessous  un  autre  puits  de 
même  profondeur,  dans  lequel  on  pénètre  par  trente  échelles 
d'environ  trente  pieds  chacune.  La  descente  est  pénible  et  diffi- 
cile; la  plupart  des  curieux  ne  font  que  la  moitié  du  voyage.  Il  y 
a  cinq  ou  six  étages  d'excavations  superposées;  les  paniers  mon- 
tent et  redescendent  par  le  moyen  de  poulies.  Cette  mine  fournit 
tout  l'argent  du  pays,  où  l'on  ne  se  sert  guère  que  de  papier- 
monnaie;  on  en  a  tiré  des  morceaux  d'argent  natif  pesant  quarante 
livres;  elle  a  occupé  jusqu'à  deux  mille  ouvriers  :  à  présent  on  y  en 
compte  à  peine  cinq  cents.  Quand  nous  l'avons  visitée,  la  veine 
-était  très  abondante;  on  en  ayait  retiré  la  semaine  précédente 


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|06  BJtVUB  *U8  DEUX  «OUDBS. 

quatre  cents,  marcs  d'argent.  Le  métal  Apuré  agi  fondu  et  fmppé 
£  Kengsberg  même,  ce  qui  épargne  les  frais  de  transport; les 
quatre  ceat  mille  francs  que  la  Norvège  envoie  chaque  année  en 
Suède  pour  la  liste  civile  du  roi ,  vont  directement  de  Kopgsbsrg 
.à  Stockholm*  Au-delà  de- Kengsberg,  il  nous  fallut  renoncer  aux 
routes  et  aux  voitures  ;  nous  louâmesquatre  chevaux  ;  trois  d'entre 
etfxy  sellés  asaea  grossièrement,  devaient  nous  servir  de  montures; 
le  quatrième  portait  notre  bagage*  Nos  provisions  consistaient  en 
eau-de-vie ,  viandes  froides  et  pain  de  seigle  parsemé  de  cumin 
pour  le  conserver  plus  long-temps.  Tout  ce  que  nous  pouvions 
espérer  en  roule,  c'était  du  beurre  salé  et  de  la  galette  d'orge;  le 
lait  même  devait  nous  manquer,  le  bétail  habitant  les  «montagnes 


Après  avoir  remonté  quelque  temps  la  vallée  de  Kongsberg, 
nous  tournâmes  brusquement  à  l'ouest,  et  nous  nous  enfonçâmes 
dans  les  immenses  forêts  de  l'intérieur  du  pays.  Un  sentiment  de 
crainte  et  de  tristesse  s'empare  du  voyageur  en  entrant  dans  ces 
vastes  déserts  ;  c'est  une  sensation  analogue  à  ceHe  quel'on  éprouve 
dans  le  grand  champ  des  morts  à  Scutari  ;  mais  ici  elle  est  pins 
forte  et  plus  durable»  Un  voile  sombre  s'étend  sur  tous  les  objets; 
un  dôme  impénétrable  vous  dérobe  le  ciel;  plus  de  traces  humai- 
nes; les  sentiers,  à  peine  distincts,  semblent  ceux  des  botes  sau- 
vages; la  terre,  couverte  d'un  épais  réseau  de  myrtils  et  de  mousse 
ne  rend  aucun  bruit;  la  solitude  et  le  silence  vous  saisissent  au 
cœur.  Telle  serait  sans  doute  la  majesté  des  forêts  vierges  de  l'A- 
mérique, si  les  mille  voix  dont  elles  sont  animées  se  taisaient,  et  si 
leur  soleil  se  retirait  d'elles.  Des  arbres  gigantesques  s'élèvent  de 
tous  côtés ,  non  avec  le  luxe  varié  de  la  nature  tropicale ,  mais  dans 
l'Apre  uniformité  de  la  latitude  Scandinave  :  c'est  l'épiçia  >  hérissé 
de  branches  noires  et  pendantes  ;  le  pin  sylvestre,  jetant  jusqpfau 
eiel  son  tronc  lisse  et  rougeâtre,  surmonté  de  vastes  bras  ver- 
doyons; le  bouleau,  dont  la  tête  gracieuse  est  soutenue  par  une 
colonne  de  marbre  blanc;  ces  trois  arbres  régnent  sans  partage 
dans  les  forêts  de  Norvège.  A  leurs  pieds,  une  autre  forêt  de 
.plantes  basses  et  rampantes  est  couverte  de  baies.de  toute  couleur  ; 
le  grand  coq  de  bruyère  s'en  échappe  avec  le  bruit  de  Ja  foudre , 
et  se  perd  comme  une  flèche  dansTomJare  des  sapins;  le  qoqu^ir 


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VOYAGE  W  NOUWÉfcE.  I0f 

piéttoedeueewent  pour  «'éloigner  de  voas;  h  gelinotte  rappelle 
ses  petits  de  son  cri  monotone;  quelquefois  un  lièvre  blanc  tra- 
verw  le  sentier  d'un  seul  bond,  et  un  écureuil  brun  fait  crier 
sow  sadent  wctaede  pin  dont  il  extrait  la  graine;  puis  tout 
rentre  dans  le  silence.  Cependant  le  chemin  s'alonge,  la  solitude 
se  déroule  devant  vous  >  la  grandeur  du  spectacle  vous  fatigue; 
le  poids  des  forêts  vous  accable  et  vous  étouffe  ;  vous  demandez 
de  l'air,  du  soleil  ;  vous  voulez  voir  autour  de  vous.  Mais  voici  une 
petite  rivière;  elle  coule  noire  et  silencieuse  sans  regarder  le  ciel; 
c'est  une  tributaire  du  vaste  torrent  dont  le  vent  commence  à 
nous  apporter  la  voix. 

Vers  le  soir,  le  voile  des  forêts  se  déchira  pour  nn  moment; 
nous  nous  trouvâmes  au  bord  d'un  grand  lac,  et  en  face  des  Alpes 
scaatfnaves  qui  s'élevaient  à  dix  ou  douze  lieues  de  nous.  De 
hantes  montagnes  nues  et  jaunâtres  formaient  au-dessus  des  plans 
inférieurs  une  longue  couronne  dentelée,  de  laquelle  s'élançait 
brusquement  le  Gousta-Field  (1),  vaste  cône  sillonné  de  neige,  qui 
la  déminait  tout  entière  de  sa  tète  chenue.  A  7  heures  du  soir 
no»  arrivâmes  à  Tindos,  situé  à  l'extrémité  du  grand  lac  de 
TincL  Là  le  paysage  changea  entièrement  de  face,  et  nous  prî- 
mes une  autre  marche.  Nous  fîmes  venir  un  petit  bateau  avec 
trois  rameurs  ;  la  poupe  fut  jonchée  de  feuilles  de  bouleau ,  et 
nous  glissâmes  rapidement  sur  les  eaux  vertes  du  lac ,  mollement 
étendus  sur  ce  lit  odorant  La  barque  prit  terre  à  Sanden,  petit 
hameau  situé  sur  la  rive  gauche  au  milieu  de  pâturages  escarpés, 
tous  parsemés  de  framboisiers  et  de  sorbiers  des  oiseaux.  Plus 
nous  remontions,  plus  les  montagnes  grandissaient  :  leurs  som- 
mets se  dépouillaient  de  végétation ,  tandis  que  leurs  flancs  con- 
servaient une  robe  épaisse  de  verdure.  La  nappe  d'eau  qui  nous 
entourait  prenait  de  plus  en  plus  un  caractère  de  grandeur  et  de 
majesté.  Nous  laissâmes  à  gauche  la  cascade  de  Varbeck,  assez 
semblable  au  Staubach;  à  droite ,  deux  larges  vallées  qui  s'éle- 
vaient devant  nous  dans  l'éloignement  comme  des  gouffres  sans 
fond;  leurs  pentes  méridionales  étaient  couvertes  de  prairies. 


(x)  Field,  montagne  élevée  et  nue. 


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406  REVUE  DES  DfiBX  MONDIS. 

Nous  passâmes  rapidement  devant  Gousta-Thal  (1)»  principal  bot 
de  notre  voyage;  nous  devions  y  revenir;  et  poussés  par  les  brafc 
robustes  de  nos  jeunes  rameurs,  nous  atteignîmes  l'extrémité  du 
lac  où  débouchent  trois  grands,  torrens  parallèles  /sillonnant  trois 
profondes  vallées.  Notre  but  était  de  faire  une  visite  au  pasteur 
de  Tind ,  pour  lequel  nous  avions  une  lettre, 

La  vie  de  ces  pasteurs  de  campagne  offre  une  belle  tradition  dès- 
mœurs  patriarcales.  Us  habitent  quelquefois  à  dix  lieues  les  uns  des 
autres,  et  à  quarante  de  la  ville  la  plus  proche.  Pendant  six  mois,. 
ils  sont  comme  en  prison  dans  leurs  montagnes;  la  neige,  qui,  dan» 
les  plaines,  raccourcit  les  distances,  n'est  pour  eux  qu'un  obstacle 
de  plus.  Quand  elle  tombe  dans  l'automne,  ou  fond  dans  le  prin- 
temps, ce  n'est  qu'avec  les  plus  grands  dangers  qu'ils  vont  prê- 
cher dans  leurs  annexes ,  éloignées  de  cinq  ou  six  lieues.  Trente 
ou  quarante  chevaux,  et  autant  d'hommes  qui  s'attachent  à  leur 
suite,  sont  employés  à  frayer  le  passage:  les  lacs  sont  leurs 
meilleures  routes;  lorsqu'ils  sont  gelés ,  ils  glissent  rapidement 
sur  leur  surface.  Quelquefois,  dans  le  cœur  de  l'été ,  ils  font  un 
voyage  à  la  ville  la  plus  prochaine;  c'est  une  grande  partie  de 
plaisir,  quand  ils  peuvent  y  mener  leurs  femmes  et  leurs  filles.  Là 
ils  font  leur  provision  de  tout  ce  qu'ils  doivent  consommer  dans 
l'année,  de  sel,  de  sucre,  de  thé,  de  café,  de  saumon  fumé,, 
d'eau-de-vie ,  etc.  Es  se  procurent  des  livres ,  la  collection  des 
journaux  de  l'année  précédente;  ils  voient  leurs  vieux  amis  de 
collège  ;  enfin  ils  font  une  visite  au  monde ,  puis  retournent  avec 
leurs  provisions  de  corps  et  d'esprit  s'enterrer  pour  plusieurs 
années  dans  leurs  montagnes. 

Les  pasteurs  vivent  presque  tous  dans  l'aisance  ;  ils  lèvent  une 
dtme  sur  les  productions  de  la  terre ,  mais  n'ont  jamais  recours 
aux  lois  pour  l'obtenir.  Leur  revenu  se  monte  à  mille  à  douze 
cents  species ,  quatre  à  cinq  mille  francs  ;  somme  plus  que  suffi- 
sante dans  un  pays  pauvre;  véritable  médiocrité  dorée,  néces- 
saire à  la  considération. 

Après  trois  jours  passés  chez  le  pasteur  de  Tind,  au  milieu  dot 

(i)îW,  vallée. 


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VOYAGE  EH  HO&WÉGE.  100 

r hospitalité  la  plus  cordiale,  nous  nous  séparâmes  de  son  excel- 
lente famille,  et  poursuivîmes  notre  route  vers  la  montagne  de 
Gousta.  Sur  les  bords  du  lac  de  Tind ,  nous  trouvâmes ,  grâce  aux 
soins  du,  ministre ,  un  bateau  monté  de  quatre  rameurs  :  le  lit  de 
feuilles  de  bouleau  fraîchement  cueillies  était  tout  prêt  à  nous 
recevoir. 

Le  lac  de  Tind  est  un  des  phis  beaux  de  la  Norvège,  de 
cette  beauté  grande  et  sévère  qu'on  trouve  rarement  dans  les 
hautes  terres  d'Ecosse,  pour  lesquelles  leur  poète  a  fait  plus  que 
la  nature.  Le  soleil  abaissé  du  nord  projette  jusqu'au  milieu  des 
eaux  l'ombre  noire  des  hautes  montagnes;  de  profondes  vallées, 
qui  s'ouvrent  de  tous  côtés  comme  des  gouffres,  sont  noyées  dans 
la  vapeur  ;  les  flots  silencieux  et  sans  mouvement  s'enfoncent  dans 
des  golfes  sans  nom,  et  se  cachent  au  milieu  des  forêts  dont  ils 
baignent  le  pied  :  c'est  un  spectacle  rempli  de  magnificence  et  de 
poésie.  Nos  bateliers  jouissaient  eux-mêmes  de  notre  admiration  ; 
ils  laissaient  tomber  leurs  rames,  et,  tandis  que  l'esquif  demeu- 
rait immobile,  ils  nous  désignaient  de  la  voix  et  du  geste  les 
lieux  qu'ils  jugeaient  les  plus  remarquables  :  c'étaient  presque 
toujours  ceux  qui  nous  offraient  le  moins  d'intérêt ,  un  pâturage 
pour  leurs  troupeaux,  un  tlot  pour  la  pèche ,  un  port  pour  leurs 
bateaux.  La  conversation  une  fois  engagée ,  ils  voulurent  savoir 
nos  noms  et  notre  patrie ,  le  but  et  le  motif  de  notre  voyage ,  les 
pays  que  nous  avions  visités.  Quand  l'officier  danois  leur  dit 
qu'il  était  de  Copenhague ,  ils  prirent  un  air  de  respect.  Copen- 
hague est  toujours  pour  eux  la  grande  ville ,  la  cité  d'or  et  d'ar- 
gent ;  c'est  la  capitale  de  la  Norwège  ;  à  peine  savent-ils  le  nom 
de  Stockholm.  Quelques  vieux  soldats,  qui  sont  allés  à  Copenhague 
dans  leur  jeunesse ,  jouissent  par  cela  seul  d'une  grande  consi- 
dération. Le  plus  jeune  des  bateliers,  enfant  de  dix-sept  ans, 
nous  demanda ,  après  avoir  long-temps  hésité,  s'il  était  vrai  qu'on 
pût  apercevoir,  Copenhague  du  sommet  de  Gousta-Field;  il  ne 
pensait  pas  qu'on  le  pût  voir  à  l'œil;  mais  cela,  disait-il,  devait 
être  facile  avec  des  lunettes  comme,  en  savent  faire  les  Anglais. 
Ses  compagnons  attendaient  notre  réponse  avec  anxiété,  et  il 
n'aurait  tenu  qu'à  nous  de  confirmer  à  jamais  cette  croyance  dans 
le  pays  ;  nous  nous  rejetâmes  sur  les  brouillards  de  la  mer,  et  ils 


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110  REVUE  BBS'DftO*  MOîfDW; 

furent  parfaitement  satisfttits^Quandtfssurent  quef  Uâk  Français, 
ils  ouvrirent  de  grands  yew \  j'étais  te  premier  qui  flttvttnr  sur  le 
lae  du  Tind  y  et  teut  de  snfte  ils  me  demandèrent  si  favais  servi 
sons  Napoléon.  CTeat  trae^uestkmqtt'en  pays  étranger  oti  adresse 
aux  Français,que4  quesoH  leur  êge.  Pour  le  commun  des  hommes, 
qui  sent  et  ne  réfléchit  pas ,  Napoléon  est  un  être  de  tous  les 
temps  et  de  tousses  lieux  ;  c'est  la  personnification  de  ta  France; 
un  Français  qui  ne  s'est  pas  battu  sous  lui  est  une  anomalie;  Ce- 
pendant te  vent  d'est  s'était  élevé;  là  voile  avait  succédé  à  la 
rame ,  et  nous  courions  rapidement  sur  Tonde  à  peine  agitée.  En 
nous  couchant  sur  le  bord  de  la  barque ,  nous  voyions  fuir  sons 
nous  les  longues  herbes  qui  tapissaient  le  fond  à1  quarante  pieds 
de  profondeur  ;  la  truite,  alarmée  de  notre  approche,  s'en  échap- 
pait comme  une  flèche ,  et  se*  réfugiait  dans  une1  touffe  plus 
épaisse;  les  hallebrands  plongeaient  en  nous  voyant  venir,  et» 
passant  sous  notre  bateau  comme  des  points  noirs ,  remontaient 
sur  l'eau  derrière  nous.  Bientôt  nous  vîmes*  s'ouvrir  à  notre 
droite  Westfiord.  C'est  l'entrée  de  la  vallée  de  Geusta;  nous  tou- 
chions au  but  de  notre  excursion»  Nous- descendîmes  sur  une 
plage  bien  cultivée  et  couverte  de  maisons  ;  et ,  laissant  à  gauche 
la  grande  rivière  de  Moan-Elv,  nous  remontâmes  la  vallée  à 
pied.  Elle  est  tout- à -fait  alpestre,  et  ressemble  dans  quel- 
ques endroits,  à  s'y  méprendre,  à  celles  de  Suisse.  La  par-* 
tie  plate  est  couverte  de  prairies;  la1  route  que  nous  sui- 
vions la  sillonne  à  peine,  et  n'a  point  de  traces  visibles.  Les 
montagnes  des  deux* côtés  sont  abruptes ,  bien  boisées,  hautes 
de  trois  à  quatre  mille  pieds.  La  rivière  est  large,  limpide, 
tantôt  tranquille  et  tantôt  broyante  ;  des  habitations  nombreuses 
sont  semées  dans  toute  la  vallée;  leur  désordre  est  riant  et  pit- 
toresque. Si  ces  maisons  se  détachaient  sur  le  fond  Ai  tableau 
comme  les  blanches  cabanes  de  FOberland ,  Westfiord  n'aurait 
rien  à  envier  à  Unterseen,  rien,  si  ce  n'est  les  glaciers.  Elle  est 
belle  pourtant,  cette  montagne  de  Goustaqui  nous  apparut  tout  A 
coup  au  détour  de  la  vallée  t  mes  compagnons  de  voyage  en  furent 
ravis.  Elle  s'étevait  brusquement,  et  sans^fage»,  du  M  même  du 
torrent,  à  une  hauteur  de  six  mille  pieds.  La  vue  ta  suivait  sans  ob- 
tacle  depuis  sa  base,  revêtue  de  sapins,  jusqu'au  point  où,  duni*» 


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jimte*  w  notariés»  III 

;  <pardeg»éft>  ils  da*enaieot  des *rbncs  nains,  y«k  &i- 
taian*pleeeau£  arbunteereboagas.  An»dessus  vouât  la  bruyère, 
puis  la  mousse  4es  renaea»  te  tonte. nette  végéiatioadèç^^ 
sente,  *Nfevait,fee6aeataptd*  la  montagne,  rocher, gris,  ail- 
looaÀ  de- vaste»  ravine:  la  neige  en  remplissait  les  flancs,  et,  pla- 
cée à  de»  distantes  presqne  régulières,  pendait  comme  des  fes- 
tons éfelfmssans  bot  la  tètecbeaw  dn  .géant.  Nous  laissâmes  à 
aatseganabe  la  casoede  de  Be«ta»,belle  par  la  coupe  des  ro- 
chers qui  fencadrent,  maie  pan  abondante*  Nous  nons  arrêtâ- 
mes devant  an  ébeuiement  qui  avait  mi»  la  montagne  à  ou  dans 
ua*  largeur  de  cinq  A  «  cents  pieds;  la  couche  detew-e,  peu 
épaisse,  avait  glissement  àeoupenr  la  $eote  inclinée;  le  rocher 
jaune  et  luisant  semblait  une  vaste  «éoharpe  jetée  sur  la  verdure. 
Jtoos  passâmes  la  nuit  à  Ingotosnd;  c'est  une  réunion  de  ca- 
bales semées  eà  et  là  sur  la  pekmse;  chacun  se  disputa  à  qui 
aoae  logerait,  et  ce  ti  empressement  ne  4anait*ea  rien  de  l'avidité. 
Dans  la  masoa  que  nous  .choisîmes,  nous  fîmes  autant  tfheu- 
rens  qu'il  y  avait  d'babiians*  I^sbommes,  les  femmes,  les  pe- 
tits enfens  s'empressent  autour  de  vans,  tâchant  de  deviner  ce 
qui  peut  vous  plaire  oa  vous  être  utile;  ils  feraient  une  liane 
pour  vous  apporter  une  épingle.  Ceet  un  grand  plaisir  pour  eux 
de  voir  des  étrangers,  et  suftant.de  les  questionner.  Je  n'ai  point 
vude  peuple  plus  beau.  Ils  sont  grandi ,  svekes  et  blonds;  leurs 
traite  sont  réguliers  et  nobles  ;  les  hommes  ont  le  caractère  de  la 
ioeee  et  de  faisante;  les  femmes,  une  ^pression  particulière  de 
doucear  et  de  modestie.  JLenrs  yeux  biens,  leurs  teints  rotës, 
leurs  cheveux  bouclésyJetir  air  de  bonheur  et  de  santé  en  font  les 
plus  jolies  petite»  cimes  qu'il  soit  possible  de  voir.  L'analogie  est 
frappante  entre  ces  payaanaet  oeux  du  Hasli,  quoique  leur  affinité 
dereoe,tdoat  quekjuae  autauis  ont  parlé,  me  paraisse  peu  pro- 
bable. JLe  titoe  de  (paysan  n'est  point,  loi  «lui  d'une  classe  ia£é- 
rieuiie^  il  me  rappelle  point  des  idées  de  bassesse  et  de  mauvaise 
édncatiea;  il  veatidiieseulement  propriétaire.  JU  terre  4s  Nor- 
vège appartient  anx  paysans  :  dans  cette  beuaaaee  centrée  on-ne 
troavo  ni  prolétaineai  riche;  la  riehesse  et  la  pauvreté  ne  sont 
qte  odatov**,  et  vieansatdu  pins  ownwins  de  terrain  xjueohacun 
possède.  L'msttwtkm  est  génitale,  <m  plutôt  wiiweelle.  Tant 


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112  REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

enfant  apprend  à  lire  de  ses  pareils;  les  pasteurs  ne  le  confirment 
qu'à  cette  condition.  J'ai  vu  souvent  les  frères  aînés  remplir  ce 

*  devoir  paternel,  et  faire  épeler  leurs  jeunes  frères  avec  une  at- 

*  tention  et  une  gravité  exemplaires  des  deux  côtés:  Dans  chaque 
maison  on  trouve  utoe  petite  bibliothèque  de  trente  ou  quarante 

"  volumes,  placés  sur  un  rayon  élevé,  ou  dans  une  armoire  dont  le 
père  a  la  clé.  La  moitié  sont  des  livres  de  religion  ;  la  Bible,  reliée 
en  cuir  noir,  avec  un  fermoir  d'argent,  y  occupe  la  première  place. 
Les  autres  livres  sont  quelques  relations  de  voyages,  quelque  vieille 
histoire  du  Danemarck ,  ou  quelque  description  de  l'Islande  et  de 
la  terre  verte  (Groenland)  :  les  marges  de  ces  volumes  précieux 
sont  toutes  noires ,  mais  soigneusement  préservées.  Dans  les  lon- 
gues soirées  d'hiver  ils  lisent  haut,  à  tour  de  rôle ,  pendant  que  le 
reste  de  la  famille ,  occupé  à  des  ouvrages  manuels,  est  assis  sur 
les  bancs  qui  entourent  la  chambre,  et  que  le  grand  poêle  en 
pierres  taillées  est  presque  rouge,  tant  il  est  rempli  d'éclats  de 
sapins.  Us  font  eux-mêmes  tous  leurs  meubles  en  bois  de  pin  ou 
de  bouleau;  leurs  chaises  sont  des  sections  de  troncs  d'arbres, 
laissées  intactes  jusqu'à  deux  pieds  de  terre ,  et  évidées  au-dessus 
pour  former  le  dossier  ;  les  dimensions  de  ces  sièges  économiques 
varient  suivant  les  âges.  Les  plats ,  les  assiettes,  les  écuelles,  sont 
en  bois  de  frêne;  ils  les  sculptent  avec  beaucoup  de  goût,  et  les 
peignent  de  diverses  couleurs.  Ils  en  font  aussi  en  terre  cuite,  avec 
de  jolis  dessins.  Ils  aiment  les  sentences  morales,  et  en  gravent 
sur  la  plupart  de  leurs  meubles.  Par  exemple,  j'ai  lu  sur  une  coupe 
destinée  à  recevoir  du  lait  :  Bois  et  remercie  Dieu  ;  autour  d'un 
grand  plat  de  bois  :  Mange  avec  ton  ami ,  lame  manger  ton  ennemi  ; 
sur  le  seuil  d'une  porte,  ces  paroles  du  psalmiste  :  Si  te  Seigneur 
ne  garde  point  la  maison ,  celui  qui  la  garde  veille  en  vain  ;  et  sur  un 
ciel  de  lit  :  V homme  sème,  Dieu  fait  prospérer  la  moisson.  Leur  mai- 
son d'habitation  est  divisée  en  deux  pièces;  l'une  sert  de  cuisine 
et  d'office.  Dans  un  angle  s'élève  une  cheminée  à  manteau  élevé; 
on  y  place  le  bois  perpendiculairement  ;  la  marmite  de  gruau  pend 
au-dessus  par  une  chaîne.  L'autre  appartement  est  échauffé  par 
un  poêle;  c'est  la  chambre  à  coucher.  Partout  sont  des  fenêtres 
doubles,  condamnées  pendant  l'hiver.  Cet  usage,  qui  semble  d'a- 
bord malsain ,  n'a  point  d'inconvèniens  ;  le  feu  renouvelle  l'air  snf- 


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YOTAGE  EN  HOHWÉGE.  113 

fisamment  A  côté  de  l'habitation  vient  la  grange;  elle  s'élève  sur 
des  poteaux  isolés,  interrompus  à  trois  pieds  de  terre  par  des 
pierres  surplombantes.  Les  é tables,  la  laiterie  forment  aussi  des 
bâtimens  distincts  ;  mais  le  lieu  le  plus  intéressant  est  le  magasin , 
construit  aussi  sur  pilotis.  Là  sont  renfermées  toutes  les  richesses 
de  la  famille:  les  couvertures  depeau  de  mouton  doublées  d'étoffe, 
des  lits  de  rechange,  des  habits  delaineou  de  fil  pour  quatre  ou  cinq 
générations,  toute  la  garde-robe  des  dimanches»  du  l£nge  en  quan- 
tité prodigieuse,  des  provisions  de  bouche  à  nourrir  un  village. 
Les  paysans  de  cette  province  centrale,  les  Telemarken ,  ont  un 
costume  national  et  pittoresque  ;  ils  portent  une  veste  coupée  à  peu 
près  comme  celle  tfe  nos  lanciers,  avec  des  passepoils  de  diverses 
couleurs,  un  gilet  écarlate,  des  culottes  noires  à  liserés  rouges, 
des  bas  de  laine  à  coins  d'or  ou]  d'argent ,  des  souliers  à  larges 
rubans,  et  sur  leurs  cheveux  longs  une  calotte  ronde  à  côtes  de 
melon,  semblable  pour  la  forme  à  celle  que  portaient  les  Grecs 
avant  leur  indépendance.  Les  jeunes  filles  ont  un  grand  luxe  de 
toilette.  A  la  demande  de  notre  peintre ,  l'une  d'elles  se  revêtit  de 
ses  habits  de  noce ,  soigneusement  serrés  dans  le  magasin,  en  at- 
tendant le  jour  de  son  mariage.  Elle  portait  trois  robes  étagées 
Tune  au-dessus  de  l'autre,  de  manière  à  montrer  les  garnitures  de 
chacune.  Celle  du  dessous  était  de  laine  rouge  brodée  en  noir; 
l'autre  de  laine  noire  brodée  en  argent;  la  troisième  d'étoffé  verte 
brochée  en  or.  Trois  ou  quatre  colliers,  des  pendans  d'oreilles, 
des  bracelets,  des  ornemens  d'estomac  rappelaient  la  statue  de 
Kotre-Dame-de-Lorette.  Ce  qui  complétait  la  ressemblance,  c'é- 
taient deux  bourrelets  qu'elle  portait  au-dessous  des  bras,  et  qui 
lui  venaient  jusqu'aux  hanches.  Elle  était  ainsi  toute  d'une  pièce, 
et  semblable  à  une  pyramide;  une  taille  fine  aurait  été  pour  elle 
une  disgrâce.  Ses  bas  rouges  étaient  brodés  en  soie  blanche,  et  un 
grand  bonnet  de  dentelle  couvrait  ses  longues  tresses  blondes  : 
elle  avait  sans  doute  médité  et  préparé  longuement  cette  parure» 
qui  devait  charmer  son  fiancé. 

Les  saisons  sont  ici  plus  régulières  que  dans  les  climats  tempé- 
rés. Au  milieu  de  mai  les  neiges  commencent  à  fondre,  et  la  terre, 
qu'elles  avaient  préservée  de  la  gelée,  parait  aussi  verte  qu'au 
milieu  de  l'été.  L'herbe  pousse  avec  vigueur,  et  mûrit  4  la  fin  de 
tomb  xv.  8 


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JJ4  WBVUE  JfcgS  PEUX  MÛNPES. 

juillet.  C'est  un  fourrage  court  et  fin*  d'une  javepr  exquise  et  <pgn 
parfum  délicieux,  semblable  à  celui  des  prairieadas  Hautes~Àlpçs» 
Tons  les  prés  des  vallées  sont  destinés  à  être  fauchés;  Je  Mtailva 
paître  dans  les  montagnes,  à  mesure.que  la  neige  les  abandonne* 
L'herbe  qui  croît  entre  les  rochers  et  la  feuille  des  bouleaux  naips 
lui  fournissent  une  nourriture  abondante  et  productive  en  lajt. 
Bans  tous  les  fields,  il  y  a  des  huttes  en  troncs  de  sapins»,  asset  sem- 
blables aux  chalets ,  et  qui  ont  la. même  destination. Le  bètaU  de 
toute  la  paroisse  voisine  paît  à  l'entour,  et  vient  y  laisser  son  lait, 
qui  se  transforme  en  caillé ,  en  beurre  et  en  fromage.  Ces  chalets 
ou  laiteries  s'appellent  cèdre*.  Les  blés  commencent  à  pousser  4u 
milieu  de  juin  ;  en  un  mois  ils  s'élèvent  de  trois  pieds  et  montent 
en  épis.  Une  de  leurs  plus  importantes  récoltes  est  celle  des  .feuilles 
d'arbre.  Le  tremble,  l'aulne  et  le  bouleau  leur  fournissent  une 
.abondante  moisson.  Dès  le  milieu  d'août,  les  femmes  et  les  en£ans 
se  mettent  à  l'ouvrage;  les  uns  grimpent  sur  les. arbres,  et,  pas- 
sant leurs  mains  sur  les  branches  dans  le  sens  opposé  aux  feuilles, 
font  pleuvoir  de  tous  côtés  les  seuls  fruits  que  leur  accorde  leur 
climat;  les  autres  en  emplissent  de  grands  sacs ,  qu'ils  vont  vider 
sur  les  greniers.  Ils  entassent  ces  feuilles  sans  leur  donner  le  temps 
de  sécher;  le  fourrage  lui-même  est  rentré  dans  un  état  d'humi- 
dité complète.  Pour  profiter  de  la  récolte  des  feuilles ,  le  paysan 
détruit  autant  que  possible,  dans  son  voisinage,  les  pins  et  les 
sapins.  Pour  défricher  une  forêt,  on  abat  sans  distinction  tous  les 
arbres,  en  les  coupant  à  deux  ou  trois  pieds  de  terre.  Ils  restent 
une  année  couchés  sur  le  sol,  puis  on  y  met  le  feu.  La  cendre  du 
bois,  des  feuilles  et  de  la  mousse,  enrichit  la  terre,  qui,  dès  la 
seconde  année,  est  toute  revêtue  d'une  herbe  épaisse.  Les  troncs 
de  pins  périssent  promptement  et  ne  donnent  pas  de  rejetons; 
mais  les  bouleaux  envahissent  à  l'instant  le  terrain.  Le  cultivateur 
se  borne  à  les  éclaircir,  pour  favoriser  l'herbe  étendue  à  leurs 
pieds,  et  les  respecte  en  faveur  de  leur  utilité.  Le  bouleau  donne 
le  meilleur  bois  de  chauffage  du  pays;  son  écorce  sert  à  couvrir 
les  maisons.  Lorsqu'on  a  recouvert  de  lattes  les  chevrons  qui 
forment  le  toit,  on  lève  sur  le  tronc  des  bouleaux  des  lanières 
d' écorce  de  dix  à  douze  pieds  de  long  sur  un  pied  de  large,  et 
on  les  étend  sur  la  toiture.  Cette  couverture  est  imperméable  à 


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von©*  Eir  iwfrtr*c«. 


«m*  commodes  et  solide».  ^^    *"*  *"  châa** 

Le  bmit  de  nom  arrivée  «'étant  répanda  dans  h  «ému 

grtnde  partie  delà  population  dTwjohu^rf  ,'àJTl  Tte8UBe 
*  notre  porta,  «É^h«J2w£ï^  *■»«*»• 
França».  M*,  j'en.  fc«^l^!"?*^ 
mentsnrDhisMnMfi».».     ""^"o»  <»  lire  do  désappointe- 

sur  Napoléon  :  sil  éta,t  vrai  que  .es  généranx  eussent  tone  le 

TJT^  ^  °  avaieBt  *»*  Wt  enfe™<*  N*Poléon  dans 

»epr»on  crevée  à  cent  pied,  dans  le  roc,  et  ne  SZt  Z 
wunr  fanaient  le  bruit  de  sa  mort,  ceqni,  an  r«ta,  étaTb^ 

^^rn°!LrWaie,,t  MUleiDent  «"^^  fe  *"*  *» 
c^egrande  renommée  avait  retemi  fort  et  loin,  puisque  avait 

P^q»o.q«e  confusément,  dana  te,  Alpe.  «utiles  de  * 
Wge.  Non.  non.  mime,  en  nn^che  vers  k  fleuve ,  et  «ùvlmes 

par  .ntervaUes  la  voix  lointaine,  quoique  nous  en  fuadonsTde^ 
lieues.  Lanvièreavaitle plus  grand  caractère:  tantôt  elle  s'épa,^ 
cùait  en  vastes  nappe9  vertes,  d'une  profondeur  uicomroensu^ 
nie,  tantôt  elle  courait  sur  des  blocs  de  rochers  qui  ladôchT 


8. 

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416  ftÊYUB  DES  DMJX  HORDES. 

raient  en  longues  franges  d'argent;  quelquefois  elle  se  creusait 
dans  le  roc  des  gouffres  silencieux,  où  l'eau  noire  restait  immo- 
bile et  semblait  dormir;  ailleurs,  elle  tournoyait  toute  couvert» 
d'écume ,  et  mugissait  à  travers  les  masses  qui  s'opposaient  à  sa* 
passage.  Bientôt  je  fus  forcé  de  renoncer  à  la  suivre;  ses  rives 
devinrent  inaccessibles,  et  s'élevèrent  comme  une  haute  muraille 
qu'un  lézard  n'aurait  pu  escalader.  Je  pris  sur  les  flancs  de  la  col* 
line  un  rapide  sentier  pour  rejoindre  mes  compagnons,  qui  mar- 
chaient devant  moi.  A  mesure  que  je  montais ,  la  scène  s'étendait , 
etles  montagnes  grandissaient  autour  de  moi.  Les  pics  décharnés 
s'élevaient  et  paraissaient  de  tous  côtés,  comme  pour  servir  de 
cadre  à  la  fraîche  vallée.  Gousta-Field  les  dominait  tous,  avec  sa 
neige  éternelle.  La  route  étroite  et  accidentée  serpentait  gracieu- 
sement à  travers  les  jardins,  les  pelouses  vertes,  les  champs  de 
lin  et  d'orge,  les  maisons  peintes,  et  coupait  à  chaque  instant  de 
rapides  ruisseaux ,  qui  passaient  perdus  dans  la  verdure  avec  leur 
bruit  et  leur  écume.  Une  petite  rivière  descendait  du  sommet 
même  de  la  montagne,  et  d'une  hauteur  de  deux  mille  pieds.  Elle 
formait  non  une  seule  chute,  mais  une  centaine  de  cascades,  de 
quinze  à  vingt  pieds  chacune ,'  qui ,  se  brisant  sans  cessg  et  sans 
repos  sur  leurs  degrés  de  roc,  paraissaient  de  loin  comme  une 
seule  cascade ,  immobile  au  milieu  de  la  verdure.  Quiconque  a  vu 
les  chutes  artificielles  de  Caserte  peut  se  faire  une  idée  de  celles- 
ci,  avec  la  différence  d'échelle  et  de  nature,  et  la  distance  qui 
règne  entre  les  ouvrages  de  Dieu  et  ceux  des  hommes.  Cette  ri- 
vière, nommée  Varroe-Elv,  est  un  affluent  du  fleuve  que  nous 
apercevions  au-dessous  de  nous  comme  une  ligne  éblouissante. 
Celui-ci  se  nomme  Moan-Elv,  c'est-à-dire  eau  de  la  lune.  11  doit 
son  nom  à  la  cataracte  qui  lui  donne  naissance,  et  vers  laquelle 
nous  nous  dirigions.  Elle  semble  effectivement  tomber  du  ciel,  et 
cette  idée  est  la  première  qui  ait  dû  frapper  les  habitans  de  la 
vallée,  qui  ne  connaissaient  pas  les  lacs  supérieurs  d'où  elle  sort» 
Lé  sentier,  qui  se  glissait  en  zig-zags  sur  la  pente  de  la  montagne» 
devint  à  peine  visible.  Quelques  traces  irrégulières  montaient  et 
descendaient  tour  à  tour  au  milieu  de  la  bruyère  et  des  sapins  ra- 
bougris. J'entendais  depuis  long-temps  un  bruit  sourd  et  continu» 
qui  me  faisait  deviner  l'approche,  mais  non  le  lieu  dé  la  cataracte. . 


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votàge  Eii  Hoawfe*.  117 

Le  tonnerre  des  eaux,  répercuté  par  leaéçbos,  résonnait  comme 
incertain,  et  m'arrivait  de  tous  ctyés;  j'étais  comme  entouré  de 
ce  son  formidable,  semblable  à  celui  des  orages  des,  tropiques, 
quand  ils  s'allument  à  la  fois  aux  quatre  points  de  l'horizon» 
Ainsi  préparé  au  grand  spectacle  (pie  j'allais  voir,  je  craignais 
qu'il  ne  fût  au-dessous  de  mon  attente;  mais.il  passa  de  bien  loin 
toutes  mes  prévisions.  Un  mur  de  rochers  me  dérobait  la  cataracte; 
le  rideau  disparut,  et  j'embrassai  d'un  coup  d'œil  la  plus  magni- 
fique scène  qui  se  fût  jamais  présentée  aux  regards  du  voyageur. 
Devant  moi  s'ouvrait  pn  gouffre  d'environ  mille  pieds  de  profon- 
deur; les  parois  étaient  coupées  à  pic ,  quelquefois  surplombantes , 
noires  comme  de  l'encre ,  et  brillantes  d'une  humidité  continuelle  ; 
elles  s'abaissaient. irrégulièrement,. saccadées  et  brisées  en  énor- 
mes q-evasses,  depuis  leur  sommet,  inondé  de  lumière,  jusqu'au 
fond,  noyé  dans  l'ombre  et  la  vapeur.  La  longueur  du  précipice 
pouvait  être  de  quinze  cents  pieds,  et  sa  largeur  de  douze  cents. 
En  face  de  nous,  deux  immenses  sillons  étaient  excavé&dans.la 
muraille  .gigantesque  :  de  celui  qui  se  trouvait,  le  plus  à  gauche 
descendait  la  rivière,  ou  plutôt  le  fleuve,  qui ,  perdant  pied,  tout 
à  coup,  et  rencontrant  le  vide,  tombait  perpendiculairement  de 
sept  cents  pieds  de  haut,  en  une  masse  prodigieuse  d'écume.  La 
pression  de  l'air  était  si  forte ,  que  la  vapeur,  chassée  hors  de 
cette  première  crevasse ,  ne  pouvait  remonter  à  côté ,  comme  c'est 
l'ordinaire  dans  les  cascades;  elle  était  refoulée  jusqu'à  l'autre 
enfoncement;  et  là,  se  trouvant  en  liberté,  elle  mpntait  comme 
une  vaste  colonne  de  fumée  blanche,  et  remplissant  la  profondeur 
du,  rocher,  s'élevait  beaucoup  plus  haut  que  la  chute  elle-même. 
Il  y  avait  donc  deux  cataractes,  l'une  descendante,  l'autre  ascen- 
dante; la  première  tranchait,  par  sa  blancheur  éclatante,  sur  le» 
noires  parois  de  basalte  qui  la  bordaient;  l'autre,  non  moins 
blanche,  mais  plus  indécise,  les  cachait,  ou  les  laissait  voir,  sui- 
vant que  le  tourhillon  éternel,  qui  régnait  dans  cette  caverne, 
l'agitait  plus  ou  moins  violemment  Tantôt  elle  s'élançait  jusqu'aux 
nuages  en  brillans  arcs-en-ciel  ;  tantôt,  refoulée  par  le  vent,  elle 
voilait  comme  un  brouillard  l'horrible  aspect  du  gouffre.  Dans  le 
fond  régnait  un  enfer  d'eau,  un  indicible  chaos  d'écume.  LA 
molécules  liquides  qui  remplissaient  ce  grand  bassin  n'avaient 


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11$  REVU»  ! 

pas  un?  instant  de  repos;  toute  cette  tnmm  <étai€  incessamment 
soatevée  par  la  masse  qst  venait  <fcnèaut,  et,  toforièedans  toutes 
les*  directions,  boaittoonaft  autour  de-sesrivtes,<x)BHne  une  mer 
en  #ureorqui  m  pourrait  trouver dfcsuei  Ayant  afrist  mu  volume 
doublé  parrain qu'elle  recevait»,  n'étant  déjà  plusdeFècume,  et 
n'étant pas  eneere  de  Teau ,  elle se précipitait  presque  aussi  viee 
quelacascade  eMe-méme  par  ans  étroite  fissure  de  rochers,  et 
courait  prèed*)w»e  demi-heure,  comme  éperchie  de  sa  chute,  sans 
reprendre  la  belle  couleur  verte  qui  lui  est  naturelle.  Le  volume 
des  eaux,  était  comparable  à -celui  du  Rhin  à  Sehafibuse,  et 
nous  étions  dans  la  saison  la»  plus  sèche  de  Vannée.  Qu'on  se 
représentai  si  on  le  peut,  d'après  mes  faiblee  paroles,  ce 
magnifique  spectacle;  <fu' on  réunisse  oe  qu'on  a  jamais  ru 
de  plus  horrible  aux  yeux,  de  plus  effrayant  pour  les  sens,  de 
plus  étourdissant  pour  la  pensée,  et  on  n'aura  qu'âne  idée  bien 
imparfaite  de  cette  grande  cataracte ,  qu'on  nomme  Rtokan-Fossm 
(cliute  de  brouillard);  elle  payait  à  eUe  sentie  voyage  de  Norvège. 
Aucun  autre  pays  n'en  peut  produire  de  semblables;  il  leur  faut 
les  Alpes  suisses  sous  la  latitude  Scandinave,  Toutes  les  cascatelles 
de  l'Europe  ne  méritent  pas  qu'on»  en  parle  auprès  de  celle-ci.  La 
chute  de  Laufen  l'égale  en  volume;  mais  elle  ne  tombe  que  de 
soixante  pieds;  et  en  Norvège  elle  n'aurait  pas  même  un  nom. 
Le  Niagara,  d'une  immense  étendue,  est  peu  élevé;  les  cascades 
du  Gotha  près  de  Gottembeurg ,  de  la  Glommen  prés  de  Chris- 
tiania, ne  sont  que  de  grands  rapides.  Une  seule  cataracte  de 
Norvège  est  comparable  à  celle-ci  :  c'est  celle  de  Yoring^Fossen , 
dans  la  province  de  Bergen.  En  côtoyant  avec  précaution  les  bords 
du  précipice,  pour  le  voir  sous  différons  aspects,  nous  trouvâmes 
une  petite  plate-forme  de  rocher  qui*  suspendue  au-dessus  de 
l'abîme,  semblait  un  balcon  naturel  destiné  à  recevoir  des  spec- 
tateurs. La  corniche  n'avait  pas  plus  de  quatre  pieds  de  large  : 
nous  nous  couchâmes  l'un  après  Vautre  sur  la  pierre  polie.  Nos 
guides,  placés  derrière  nous,  nous  retenaient  par  le  pied.  En 
penchant  la  tête  hors  de  l'ouverture,  nous  nous- trouvâmes  sur- 
plomber sur  le  gouffre.  Quiconque  n'a  pas  eu  de  vertige  dans  cette 
position ,  peut  s'en  croire  préservé  pour  jamais  ;  pour  mot ,  je  n'ai 
rien  vu  d'aussi  horrible  que  cette  grande  chaudière  en  ébuHition  > 


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TOTAGE  BU  HOEW&GB.  4J9 

qui,  dans  sa  colère  éternelle,  fouettait  et  dévorait  jes  parois  de 
granit»  Le.  cratère  d'un  volcan  plein  de  laves  n'en  donne  qu'une 
idée  imparfaite;  c!est  une  image  vivante  de  l'enfer,  c'est-à-dire 
wd'un  tourment  et  d'une  rage  inextinguibles.  Tout  corps  précipité 
dans  cette  fournaise,  serait  broyé  en  atomes  et  réduit  en  molécu- 
les impalpables,  comme  la  toile  ou  la  laine  sous  les  marteaux  d'une 
.papeterie.  Pour  arriver»  en  longeant  l'abîme,  jusqu'au  sommet 
élevé  d'où  l'eau  se  précipite ,  on  suit  un  sentier  très  dangereux  f 
que  je  ne  conseille  à  personne  de  prendre,  l'ayant  essayé  moi- 
même;  le  peintre  irf y  suivit,  l'officier  demeura  au  bord.  A  peine 
eûmes-nous  fait  cent  pas,  qu'il  fallut  ôter  nos  chaussures,  et  nous 
accrocher,  avec  les  doigta  de  nos  pieds ,  dans  des  fissures  de  roc 
qui  n'avaient  que  quelques  pouces  de  large.  En  même  temps  que 
nous  nous  tenions  cramponnés  avec  les  mains  à  quelques  rares 
touffes  de  bruyère,  et  c'était  notre  seul  point  d'appui  sur  une 
paroi  glissante,  inclinée  de  quarante-cinq  degrés,  je  songeai  à 
ma  mère,  et  me  repentis  d'être  allé  si  avant;  mais  le  danger  était 
trop  grand  pour  se  retournée  il  fallut  aller  jusqu'à  un  passage  plus 
facile,  et  là,  pensant  en  avoir  assez  fait  pour  notre  gloire,  nous 
revînmes  sur  nos  pas ,  et  touchâmes  le  terrain  plat  avec  la  joie  du 
nautonnier  échappé  à  la  tempête.  Ce  sentier  s'appelle  le  Chemin  de 
Marie.  Il  a  sa  légende ,  comme  la  plupart  des  passages  dangereux 
des  Alpes.  Une  jeune  fille  de  Gousta-Thal  était  fiancée  à  un  pâtre 
des  vallées  supérieures  ;  les  amans  étaient  obligés ,  pour  se  voir,  de 
passer  par  ce  sentier  périlleux  ;  et  pour  que  leur  danger  fût  égal , 
ainsi  que  leur  amour,  chacun  à  son  tour  devait  le  franchir  pour 
aller  au  rendez-r-vous.  Marie,. après  avoir  attendu  long-temps  le 
jeune  berger,  prit  le  parti  d'aller  le  chercher  au-delà  du  sentier, 
quoique  ce  ne  fût  pas  son  jour.  Arrivée  à  F  endroit  le  plus  difficile, 
elle  vit  son  amant  face  à  face  avec  un  ours ,  qui ,  cramponné  au 
rocher  avec  ses  griffes ,  était  déterminé  à  ne  pas  céder  le  passage. 
Ces  trois  personnages  seregardèrent  quelque  temps,  sansrbonget*, 
avec  f  anxiété  de  gens  qui  sentent  que  leur  vie  ne  tient  qu'à  un  fil. 
L'ours  se  décida  le  premier;  il  ayança  lourdement  une  patte,  puis 
une  autre,  et  s'approcha  du  jeune  homme,  pensant  le  renverser  • 
par  sa  masse;  celui-ci  tira  son  couteau,  et  Raccrochant  d'une  flfein 


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120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  une  touffe  de  myrtil ,  de  l'autre  il  frappa  son  ennemi.  L'ours , 
blessé,  fit  un  bond  qui  aurait  dû  le  précipiter  dans  l'abîme  ses 
griffes  labourèrent  le  roc,  et  y  restèrent  enfoncées.  Il  se  releva, 
mais  pour  s'élancer  du  côté  où  se  tenait  Marie.  En  vain  l'infortunée 
voulut  fuir,  en  vain  elle  se  colla  au  rocher,  et  poussa  de  grands 
cris  pour  arrêter  l'animal  furieux;  Tours  la  balaya  de  son 
passage,  comme  il  aurait  fait  une  paille.  J'ai  grande  honte  de 
dire  que  le  jeune  homme  ne  songea  point  à  la  suivre  :  il  agit  beau- 
coup mieux.  Il  tua  Tours,  il  en  vendit  la  peau,  et  fit  dire  avec 
l'argent  des  messes  pour  Tame  de  sa  fiancée ,  car  c'était  avant  la 
réforme. 

La  cataracte  de  Riukan-Fossen  s'échappe  d'un  grand  lac,  situé 
sur  un  plateau  supérieur.  En  remontant  jusqu'au  sommet  des 
fields,  ou  trouve  ainsi  dix  étages  de  lacs,  qui  dégorgent  les  uns 
dans  les  autres  par  des  cascades ,  et  dont  les  plus  élevés  sont  à  cinq 
ou  six  mille  pieds  au-dessus  de  l'Océan.  Les  forêts  ont  cessé  bien 
avant  d'arriver  là;  on  ne  trouve  plus  que  de  la  mousse  de  rennes 
et  de  la  neige.  Tous  ces  lacs  fourmillent  de  truites.  Pour  expliquer 
la  présence  de  ces  poissons  au-dessus  de  ces  cataractes,  il  faut 
admettre  que  toutes  les  parties  de  la  terre  et  des  eaux  ont  été 
peuplées  simultanément.  Il  n'y  a  point  de  communication  possible 
entre  les  bassins  inférieurs  et  ceux  d'en  haut.  Le  lac  d'où  sort 
Riukan-Fossen  est  à  trois  mille  pieds  au-dessus  de  la  mer;  son  as- 
pect est  sombre  et  monotone;  il  est  bordé  de  quelques  maisons» 
et  sillonné  de  bateaux ,  qui  ont  grand  soin  de  ne  jamais  approcher 
de  l'embouchure.  A  un  quart  de  lieue  au-dessus  de  la  cataracte, 
le  courant  est  si  violent,  qu'il  est  impossible  de  lui  résister.  Toute 
embarcation  qui  dériverait  jusque-là  serait  infailliblement  perdue; 
car  le  rocher  est  taillé  à  pic  des  deux  côtés.  Il  y  a  trois  ans,  deux 
bateliers  voguaient  sur  le  lac,  et  se  laissaient  aller  au  courant  léger 
qui  vient  d'en  haut;  ils  étaient  convenus  de  veiller  chacun  à  leur 
tour,  dans  la  crainte  de  s'engager  dans  les  rapides.  Celui  qui  de- 
vait rester  en  faction  cédaàla  fatigue  et  s'endormit;  l'autre  se  ré- 
veilla au  mouvement  accéléré  du  bateau,  et  s'aperçut  qu'il  était 
typ  tard  pour  l'arrêter.  De  la  rive ,  on  le  vit,  dans  un  transport  de 
colère  involontaire,  lever  son  aviron  et  frapper  à  coups  redoublés 


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VOYAGE  EN  NQRWÉGE.  121 

l'imprudent  dont  le  sommeO  causait  leur  perte.  J'espère  que  Dieu 
lai  aura  pardonné  cette  mauvaise  action.  Il  n'eut  pas  le  temps  de 
s'en  repentir  :  la  barque  partit  comme  une  flèche.  On  retrouva,  un 
mois  après,  quelques  fragmens  de  bois  peint  dans  le  lac  de  Tin<L 
Qu^nt  aux  corps,  on  ne  songea  pas  même  à  les  chercher. 

De  la  Boulaye. 


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^■^MtfMte^ 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


3o  septembre  i835. 


L'Europe  offre  un  curieux  spectacle  en  ce  moment.  Tandis  que  la 
France  se  montre  insouciante  et  calme,  les  passions  politiques  remuent 
le  monde  autour  d'elle.  Les  deux  principes  qui  travaillent  l'univers  sem- 
blent se  trouver  à  l'étroit,  et  se  soulèvent  comme  si  le  moment  était  venu 
de  se  précipiter  l'un  sur  l'autre.  A  Kalisch,  les  empereurs,  les  rois,  les 
princes,  qu'on  a  pris  soin  de  nous  énumérer,  et  qui  sont  au  nombre  de 
cinq  ou  six  cents,  s'exaltent  dans  le  pompeux  et  enivrant  spectacle  des 
fêtes  militaires.  Tout  ce  que  la  vieille  Europe  renferme  d'aristocratie 
sans  tache,  et  non  suspecte  d'avoir  jamais  prêté  l'oreille  aux  idées  de 
la  révolution,  est  au  camp  de  Kalisch  ;  le  pur  esprit  de  la  sainte-alliance 
plane  sur  cette  noble  assemblée  ;  les  vieux  généraux  qui  révent  un  second 
Waterloo ,  les  jeunes  officiers  qui  oublient  qu'il  fallut  vingt  ans  d'op- 
pression étrangère  pour  soulever  l'Allemagne  contre  la  France,  y 
donnent  le  ton,  et  se  préparent  déjà  à  une  troisième  invasion.  On  écrase 
dans  sa  pensée  cette  révolution  dont  on  a  tant  de  fois  rêvé  la  défaite ,  et 
l'on  rétablit  déjà  tout  ce  qu'une  résistance  inattendue  et  désespérée  a 
détruit  depuis  cinq  ans. 

Pendant  ce  temps,  un  vieillard  de  soixante-dix  ans,  simple  et  rusti- 
que, parcourt  seul  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  causant  ça  et  là  avec  des 
artisans,  s'asseyant  à  la  table  des  ouvriers  et  des  prolétaires,  et  devi- 
sant avec  eux,  dans  son  langage  un  peu  grossier,  des  affaires  du  pays, 
des  causes  de  la  misère,  des  obstacles  à  la  prospérité,  et  des  espérances 


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BEVUE.  —  CBBO2U0PE,  *    *SE5 

«ju'il  conçoit  pour  l'avenir.  Ce  vieux  paysan  irlandais,  qui  cause  ainsi , 
les  mains  dans  ses  poches,  sur  les  places  publiques ,  est  à  peu  près,  en 
ce  moment ,  le  seul  obstacle  qui  s'oppose  à  l'exécution  des  projets  de  ce 
camp  d'empereurs  et  de  rois  qui  se  cotisent  contre  les  révolutions»  et 
mettent  en  commun  leurs  armées  déjà  si  nombreuses.  U  ne  faut  pas 
oublier  que  les  conquêtes  de  la  sainte-alliance  eussent  été  impossibles 
sans  les  subsides  de  l'Angleterre,  et  que  Daniel  O'Connell  travaille  à 
mettre  l'aristocratie  anglaise  hors  d'état  de  songer  à  autre  chose  qu'à 
ses  propres  affaires. 

On  se  récrie  beaucoup  contre  la^grossièreté  des  discours  d'O'Connell;, 
notre  délicatesse  politique  s'offense  de  ses  comparaisons  triviales,  de  ses 
saillies  rustiques.  Les  nobles  lords  d'Angleterre  comparés  à  des  save- 
tiers et  à  des  tailleurs  héréditaires!  Les  descendais  des  Percy,  des 
Norfolk  et  des  Sussex,  désignés  par  la  bouche  d'O'Connell  aux  mépris 
et  aux  huées  dont  le  peuple  irlandais  poursuit  les  animaux  les  plus  im- 
mondes! Mais  que  voulez-vous?  O'Connell  n'a  pas  dessein  4e  faire  une 
révolution  parmi  les  gentilshommes  et  les  lords;  son  but  n'est  pas' de 
faire  impression  sur  les  habitués  des  clubs  nobles  et  des  raouts.  11  est 
grossier  parce  qu'il  parle  au  peuple  le  plus  grossier  de  la  terre,  etc'est  au 
peuple  seul  qu'il  veut  parler.  Luther,  qui  était  aussi  un  de  ces  esprits 
dont  l'allure  est  d'aller  droit  à  leur  but,  Luther  tenait  au  peuple  alle- 
mand du  xvie  siècle  un  langage  tout  semblable  à  celui  que  Daniel 
O'Connell  adresse  au  peuple  anglais  et  écossais  du  xixe.  L'anecdote  de 
l'évoque  et  du  chien  (  O'Connell  et  Luther  diraient  du  chien  et  de  l'é- 
véque),  cette  anecdote  citée  par  O'Connell,  semble  empruntée  au  grand 
agitateur  de  Wittemberg,  comme  en  général  toutes  les  harangues 
d'O'Connell.  Mais  Luther,  àia  diète  de  Worms'et  devant  Charles~Quint, 
n'était  plus  Luther  dans  les  tavernes  de  la  Saxe,  comme  O'Connell  au 
parlement  n'est  pas  l'O'Conneil  des  rues  de  Glascow  et  d'Edimbourg,  où 
il  marche  entouré  de  chaudronniers  et  d'en  graisseurs  de  porcs.  Au  par- 
lement, le  style  d'O'Connell  est  simple,  ferme  et  presque  noble;  sa  pa- 
role est  mesurée,  lente  et  calme,  et  lord  Brougham ,  qui  se  pique  de 
ne  pas  s'écarter  des  formes  parlementaires,  est  assurément  un  orateur 
plus  violent  et  plus  blessant  que  lui.  Il  ne  faut  donc  pas  se  tromper  à  la 
violence  d'O'Connell,  et  croire  qu'il  ait  ce  fanatisme  qu'on  a  bien  voulu 
lui  prêter.  On  a  demandé  pourquoi  ses  actes  et  ses  discours  n'ont  pas 
été  l'objet  d'une  poursuite  de  la  part  du  gouvernement  anglais;  pour- 
quoi le  ministère  souffre  qu'un  Irlandais  vienne  ainsi  détruire  audacieu- 
sement  le  vieil  et  saint  édifice  de  ht  constitution  à  l'ombre  de  laquelle 
l'Angleterre  prospère  depuis  tant  (Tannées?  Nous  dirons  pourquoi. 


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124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  d'abord  parce  que  la  loi  anglaise  oe  saurait  punir  un  discours 
public y  prononcé  par  un  membre  du  parlement,  devant  une  assemblée 
d'électeurs,  surtout  quand  la  personne  royale  est  ménagée  dans  ce  dis- 
cours. À  peine  ce  discours  serait-il  coupable  si  la  personne  du  roi  y 
était  maltraitée  ;  car  c'est  ainsi  qu'on  entend  la  liberté  de  l'autre  côté 
du  détroit.  Puis,  O'Gonnell  ne  pourrait  être  poursuivi  que  par  la  cham- 
bre des  communes,  et  la  chambre  des  communes  se  garderait  aujour- 
d  hui  de  lancer  son  huissier  à  verge  noire  contre  ceux  de  ses  orateurs 
qui  attaquent  les  prérogatives  de  la  chambre  haute.  Et  enfin  O'Gonnell 
n'attaque  pas  la  chambre  des  lords  tout  entière ,  il  ne  demande  pas 
l'exil ,  la  déportation ,  l'anéantissement,  de  toute  l'aristocratie  inscrite 
au  Doomesday  Book;  ce  qu'il  veut,  c'est  qu'on  débarrasse  la  chambre 
de  cent  soixante-dix  lords  qui  le  gênent  lui  et  les  hommes  de  son  opi- 
nion; et  en  cela  lui,  orateur  ministériel  en  quelque  sorte,  et  partisan 
de  la  réforme,  il  ne  fait  qu'imiter  ceux  de  nos  orateurs  ministériels  et 
ceux  de  nos  ministres  qui  demandent  à  grands  cris  l'anéantissement  de 
l'opposition.  Les  lords  contre  lesquels  s'acharne  O'Gonnell  avec  l'ardeur 
et  la  férocité  d'un  dogue  irlandais,  ne  forment  après  tout  qu'une  op- 
position et  une  minorité.  Quels  reproches  pourraient  donc  lui  faire  les 
violens  orateurs  du  parti  ministériel  qui,  en  France,  ne  réclament  pas 
moins  que  la  déportation ,  la  confiscation  et  l'exil,  contre  la  minorité 
politique  dont  ils  voudraient  se  débarrasser?  O'Gonnell,  ce  n'est  autre 
chose  que  M.  Jaubert  spirituel ,  que  le  général  Bugeaud  éloquent,  que 
M.  Guizot,  qui  ne  manque,  certes,  ni  d'élévatiou,  ni  d'éloquence,  ni  de 
grandes  pensées',  mais  qui  voile  à  peine,  sous  une  parole  polie  et  raffi- 
née, une  passion  politique  bien  plus  âpre]que  toutes  celles  dont  O'Gonnell 
poursuit  les  lords  ses  ennemis  ! 

On  a  fait,  entre  O'Gonnell  et  M.  Odilon-Barrot  qui  parcourait,  il  y  a 
quelques  jours,  la  Basse-Normandie,  une  comparaison  ingénieuse  et  spi- 
rituelle ,  mais  bien  injuste  pour  M.  Odilon-Barrot  comme  pour  O'Gon- 
nell, l'agitateur  irlandais.  D'abord ,  l'urbanité  et  la  modération  sont  les 
caractères  distinctifs  de  l'éloquence  de  M.  Barrot  ;  et  nous  avons  vu  que 
ce  ne  sont  pas  là  précisément  les  qualités  de  M.  O'Gonnell.  M.  Barrot 
est  un  esprit  philosophique  et  spéculatif,  qui  a  peine  à  descendre  des 
hauteurs  de  sa  pensée  sur  le  terrain  des  intérêts.  Ses  vues  politiques 
embrassent  toujours  un  vaste  horizon;  mais  souvent  aussi  elles  sont 
vagues  comme  l'horizon,  et  il  oublie  de  les  formuler  dans  ces  misérables 
termes  qu'il  faut  adopter  pour  exprimer  de  misérables  intérêts  positifs. 
O'Gonnell,  au  contraire,  ne  parle  jamais  que  d'un  droit,  d'une  préro- 
gative, d'un  privilège,  qu'il  veut  extirper  ou  obtenir  ;  on  l'accuse  d'atta- 


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kËVUE.  —  CttftOfttQtffi.  425 

quer  la  constitution,  mais  c'est  bien  à  tort  ;  car  la  pensée  d'O'Connelt 
n'embrasse  pas  toute  l'étendue  d'une  constitution  ;  il  n'exige  pas  qu'on 
rende  le  peuple  d'Irlande  et  d'Ecosse  meilleur;  il  veut  qu'on  supprime 
une  dtme,  qu'on  arrache  de  leur  banc  tant  de  lords;  c'est  tout  simple- 
ment un  fermier  qui  compte  ce  que  gagne  son  maître,  et  qui  ne  veut 
pas  payer.  M.  Barrot ,  né  du  peuple ,  est  obligé  de  se  faire  violence 
pour  se  mettre  au  niveau  du  peuple;  et  quelque  violence  qu'il  se  fasse, 
son  langage  n'est  paspo  pulairè.  Sincère  et  ardent  dans  ses  convictions, 
il  trouve  cependant  à  chaque  pas,  dans  ses  mœurs  et  dans  la  forme  de 
son  esprit,  des  obstacles  à  l'accomplissement  de  la  mission  à  laquelle  il 
s'est  dévoué  avec  un  véritable  désintéressement,  on  doit  le  dire* 
M.  O'Connell  descend  des  rois,  et  il  est  du  peuple  par  ses  goûts,  par 
son  langage  et  par  sa  forme.  Un  moment  il  a  essayé  d'adopter  les  airs 
du  pouvoir  et  de  vivre  sur  un  pied  d'intimité  avec  le  ministère  ;  mais 
sa  nature  l'a  emporté,  et  le  voilà  qui  court  les  champs  et  les  montagnes 
de  l'Ecosse,  criant  à  tue-tête  contre  les  descendans  des  rois.  Son  intérêt 
serait  de  maintenir  ce  ministère  qui  a  besoin  de  lui  et  qui  le  favorise 
en  secret  ;  mais  il  obéit  à  sa  nature ,  et  il  détruira  ce  ministère.  Pour 
M.  Barrot,  loin  d'agiter,  il  calme;  s'il  se  met  en  campagne,  c'est 
pour  empêcher  son  parti  d'exprimer  des  vœux  imprudens;  c'est  pour 
prêcher  l'esprit  de  conservation  et  le  maintien  des  institutions  qu'une 
sage  révolution  nous  a  données.  M.  O'Barrot  pousse  son  parti  dans  la 
route  de  la  légalité,  et  l'y  ramène  chaque  fois  qu'il  s'en  écarte.  O'Con- 
nell en  chasse  le  sien,  quand  par  hasard  il  y  est  entré.  Lisez  le  discours 
prononcé  par  M.  Barrot  dans  le  banquet  que  lui  ont  donné  ses  électeurs 
au  milieu  des  ruines  du  château  de  Thorigny.  Avec  quelle  tristesse  il 
signale  la  tendance  des  ministres!  Gomme  il  craint  les  perturbations! 
comme  il  démontre  avec  douleur  qu'en  tout  temps  l'excès  de  la  rigueur 
a  produit  l'excès  de  la  résistance,  et  comme  il  déplore  avec  sincérité  le 
sort  des  gouvernemens  qui  ne  sont  avertis  de  leurs  fautes  que  par 
le  tocsin  fatal  des  révolutions!  Est-ce  là  O'Connell  prenant  joyeuse- 
ment  un  fouet  pour  chasser  devant  lui ,  comme  les  bestiaux  de  ses 
électeurs,  deux  cents  pairs  hors  de  la  chambre  des  lords,  et  demandant 
à  grands  cris  la  destruction  de  l'aristocratie  et  de  l'antique  société  de 
l'Angleterre  ! 

H  y  a,  en  Europe,  un  troisième  agitateur  que  les  amis  du  pouvoir 
royal  illimité  signalent  déjà  à  la  haine  de  leur  parti.  C'est  M.  Mendizabal. 
M.  Mendizabal  étant  ministre  et  se  trouvant  porté  au  sein  même  du  pou- 
voir, est  plus  dangereux,  ou  peut-être  par  cela  même  moins  dangereux  que 
M.  O'Connell  et  M.  O'Barrot.  M.  Mendizabal  est  à  la  fois  rhomme  le  plus 


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|26  REVUE  DES  DEUX  JIÛIfBES. 

calme  et  le  plus  actif  qui  soit  au  monde.  An  moins  ce  n'est  pas  par  des 
discours  qu'il  agitera  l'Espagne;  car  M.  Mendizabal  a  plus  tôt  fait  soixante 
lieues  de  pays  qu'il  n'a  prononcé  une  parole.  Si  les  finances  de  l'Es- 
pagne pouvaient  jamais  devenir  florissantes,  assurément  ce  aérait  à 
M.  Mendizabal  que  serait  réservé  l'accomplissement  de  ce  travail  d'Her- 
cule; mais  il  s'agit  auparavant  de  pacifier  l'Espagne,  et  il  sera  curieux 
de  voir  comment  M.  Mendizabal  s'y  prendra.  Nous  l'avons  vu  souvent 
autrefois  pacifier ,  presque  sans  paroles,  des  réunions  d'émigrés  espagnols 
où  la  discorde  présidait  toujours;  sera-t-il  aussi  habile  auprès  des  provinces 
insurgées?  nous  le  désirons.  Mais  M.  Mendizabal  ne  doit  compter 
que  sur  lui-même.  Le  mot  concession,  qu'il  a  prononcé  et  inscrit  sur  son 
drapeau,  lui  a  aliéné  notre  gouvernement;  et  on  lui  a  écrit  que  citait 
au  contraire  plus  de  concessions  qu'il  fallait  dire.  M.  Mendizabal  pour- 
rait répondre,  que  cette  maxime  a  déjà  perdu  le  ministère  Toreno  et  le 
ministère  Polignac  avec  ceux  qui  l'avaient  formé;  mais  en  France  on  se 
dit  :  tant  valent  les  hommes,  tant  valent  les  maximes ,  et  c'est  justement 
avec  celle-là  que  l'on  compte  se  sauver. 

La  France ,  d'ailleurs ,  n'est  plus  un  pays  révolutionnaire ,  comme  l'An- 
gleterre ,  le  Portugal  et  l'Espagne.  La  France  entretient  aujourd'hui  les 
meilleures  relations  avec  la  Prusse  et  la  Russie  ;  la  princesse  de  Lieven 
est  ici  pour  le  dire.  Gomme  il  est  bien  convenu,  dans  un  certain  monde, 
que  la  princesse  de  Lieven  est  ua  grand  personnage  politique  y  on  assure 
que  sa  présence  à  Paris  est  l'indice  d'un  mariage  et  d'une  étroite  alliance 
de  famille  avec  le  Nord.  La  Gazette  de  La  Haye  dit  qu'à  cette  occasion, 
le  château  de  Rambouillet  sera  offert  au  prince  royal,  et  que  M.  Thiers 
sera  fait  duc  ainsi  que  M.  Guizot.  On  voit  que  la  Gazette  de  Hollande 
reprend  ses  vieilles  habitudes  du  temps  de  Louis  XIV,  et  qu'elle  se  remet 
à  faire  des  épigrammes  contre  la  cour  de  France. 

A  propos  de  Louis  XIV,  il  n'es»,  question  que  des  fêtes  qui  vont  avoir 
lieu  à  Fontainebleau.  Des  ameublemens  neufs ,  une  restauration  de  la 
galerie,  et  des  surprises  de  tons  genres,  feront  les  frais  des  fêtes  auxquelles 
tous  les  ambassadeurs  sont  invités.  L'inauguration  du  château  de  Versailles, 
également  restauré ,  aura  aussi  lieu  bientôt.  On  parle  beaucoup  des  cham- 
bres de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV,  dont  l'ameublement  est,  du>on,  d'une 
admirable  magnificence.  Nous  n'avons  pas  été  admis  à  voir  d'avance  l'in- 
térieur du  château  ;  mais  les  quatre  mauvaises  statues  qui  défigurent  la 
cour  de  marbre,  et  qu'on  vient  d'y  placer,  font  mal  augurer  de  tous  ces 
embellissemens. 

Un  véritable  acte  de  munificence  du  gouvernement ,  qui  dépasse  tontes 
les  profusions  de  Versailles ,  c'est  la  nomination  de  M.  Cousin  à  la  direc- 


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KvthF.  —  CHfcONlQUK.  MtT 

tko  de  f école  normale ,  avec  si*  mille  francs  cfappointemens.  Cette  place 
est  peoMIre  la  deuxième  dont  joolt  Bf.  Cousin. 

Toute  la  société  ptrisientie  a  été  cruellemenl  frappée  de  la  mort  de  Yï- 
cem*  Bentei ,  ee  bon  et  ahnable  jeone  homme  venu  il  fa  si  peu  de  temps 
parmi  non»;  et  qu*  était  déf*  notre  frère  à  tous  et  notre  ami.  Bellini  avait 
viAgfneafam ?  Il  avait  déjà  lait  II  Ptrata,  la  Somnambule,  TCapuletH 
eo>  i  MeufeecAf,  i  FurHani,  et  cet  admirable  opéra  dé  fa  Norma  qui  a 
exefté-  tant  dfcnthousfasme  en  Italie ,  et  que  nous  entendrons  cet  hiver.  On 
ne-poovaît  voir  BeTlini  sans  faimer,  on  ne  pouvait  entendre  sa  musique 
sans  Faimer  plus  encore  ;  car  il  mettait  dans  sescompositions  toute  son  ame 
et  sa  sensibilité.  H  faut  avoir  entendu  Bellini  exprimer  ses  idées  sur  la  mu- 
sique, et  avoir  vu  toute  la  joie  que  lui  faisait  éprouver  la  pensée  de  com- 
poser an  opéra  français,  pour  bien  sentir  la  perte  cruelle  que  les  arts  ont 
biffe 


i  le  tilte  d'Awtâyse  critique  «HHêmire  du  Rommn  dé  QarinAt- 
Lokéroim  (4)  i  M,  Leroux  de  Linc?-  vient  de  >pr*duift  des  vue»  ingénieuse* 
etinatracUvas  sard'origine  ettaceuipositfeirdee  romans  de  chevalerie*  et 
en  jMtfliotttier  surfera  laxqoelson  a  appliqué  la  dénomination  de  Cha*- 
soask  Gcrta.  C'est priaeipaJensnt  aux  plus  anciens  des  romans  du  cyde 
de-Cbaslenegne  que  faute»  rattache  ee  nom;  il  pense  que  dans  cette 
braaehederoaw»  suiioutontidà&'iatrodaire,  a  travers  teàampHficatéom 
littéraires  dont  les'  trouvères  k»  ont  déguisés  et  affaiblis,  quelques-uns 
de»*neieBB  chante  ptiinitifc,  frmilien»  aux  guerriers  germains,  les  der* 
mers  échos  de  oea  caotilènes  héroïques  et  populaires  que  Charlemagne 
luwnème ,  au  dire  d'Eginhart ,  eut  soin  de  faire  recueillir.  M»  de  Lmcy 
essaie  de  retrouver  dans  la  prose  latine  du  moine'de  Saint-Gai I,  qui  écri- 
vait sous  Charles-le-Chauve,  des  morceaux  de  chants  populaires,  et  le 
dialogue  qu'il  cite  entre  le  paladin  Oger  et  le  roi  Didier  semble  bien  justi- 
fier cette  opinion  par  le  caractère  de  sauvage  et  barbare  beauté  qui  y  règne. 
L'analyse  que  fait  M.  de  Lmcy  du  poème  de  Garin  unit  l'exactitude  à 
l'intérêt;  il  y  rend  pleine  justice  à  l'excellente  publication  de  M.  Paris. 

—  Use  publie  en  ce  moment  plusieurs-traductions  des  œuvres  de  lord 
Byron;  après  en  avoir  tant  parlé  sans  le  lire ,  il  est  juste  qu'on  le  lise 
un  peu  plus,  aujourd'hui  qu'on  le  cite  un  peu  moins.  Bien  des  aperçus 
faux  et  des  idées  exagérées  se  dissiperont  devant  un  exameu  plus  sé- 
rieux du  poète.  Il  y  a  deux  parts  dans  la  vie  de  lord  Byron  :  ses  commen- 
cemens  pleins  de  faste,  d'orgueil,  de  colère,  d'emportemens  contre  le 

(i)  Librairie  de  Techeuer,  place  du  Louvre,  ta. 

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128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciel  et  la  terre ,  ses  chants  de  désespoir ,  ses  orgies  de  Newstead-Abbey  j 
puis  sa  mort  si  héroïque,  sa  mort,  réparation  de  ses  erreurs,  amende 
honorable  faite  aux  sentimens,  aux  idées  qu'il  avait  méconnus.  Nous 
avons  traversé  la  jeunesse  de  lord  Byron ,  nous  sommes  maintenant 
dans  la  seconde  période.  Nous  en  avons  beaucoup  parlé,  lisons-le  beau- 
coup aujourd'hui.  Ainsi  le  public  s'empresse-t-il  de  faire;  mais  aucune 
traduction  n'est  plus  digne  de  sa  préférence  que  celle  de  M.  Benjamin 
Laroche ,  qui  paraît  chez  le  libraire  Charpentier,  par  livraisons,  toutes 
les  semaines,  format  in-4°;  nous  la  recommandons  spécialement  à  nos 
lecteurs. 

—  V Histoire  parlementaire  de  la  Révolution  française  (4),  par 
MM.  Bûchez  et  Roux,  est  parvenue  au  dix-neuvième  volume,  et  dans 
l'ordre  des  évènemens,  au  mois  de  novembre  4792.  Les  derniers  volumes 
publiés  contenaient  des  documens  fort  curieux  et  inconnus,  la  plupart  sur 
le  40  août,  les  journées  de  septembre  et  les  premières  séances  de  la 
convention.  MM.  Bâchez  et  Roux  ont  exploité  avec  une  curiosité  et  un  zèle 
infatigables  les  sources  les  plus  cachées  de  l'histoire  de  cette  époque,  et 
Ton  peut  assurer  que  leur  collection  dispensera  à  l'avenir  ceux  qui  vou- 
dront étudier  à  fond  cette  histoire ,  de  recourir  à  ces  sources  difficiles  d'ail- 
leurs) à  découvrir,  tant  elles  sont  rares  et  éparses.  Ajoutons  que  V Histoire 
parlementaire  est  désormais  un  livre  indispensable  à  quiconque  s'occupe 
de  politique,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  comme  gouvernant  ou  comme 
gouverné.  Nous  reparlerons  de  cette  importante  publication. 

—  La  seconde  livraison  de  Richelieu,  Mazarin,  la  Fronde  si  le  régne 
de  Louis  XIV,  par  M.Capefigue,  vient  de  paraître  à  la  librairie  de  Dofcy. 
Nous  en  rendrons  compte. 

(x)  librairie  de  Paulin,  rue  de  8d*e. 


F.  BULOZ. 


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POÈTES 


ET  MUSICIENS 


DE  L'ALLEMAGNE 


LHLAND  ET  M.  DESSAUER. 


La  musique  et  la  poésie  sont  deux  immortelles  sœurs.  Dès  le 
commencement  leurs  voix  se  sont  groupées ,  leurs  mains  jointes 
dans  une  égale  extase  d'amour.  Elles  naissent  toutes  les  deux  sous 
le  même  rayon  de  soleil ,  après  la  même  pluie  de  printemps;  elles 
grandissent  sous  le  même  abri ,  boivent  la  même  rosée ,  cueillent 
les  mêmes  fleurs.  Là  où  la  poésie  se  couronne  de  pampres  verts, 
la  musique  jamais  n'attache  sur  ses  tempes  les  bluets  mélancoliques 
on  les  doigts  de  mort  d'Ophélie.  Au  pays  de  Virgile  et  de  Pé- 
trarque, vous  avez  Cimarosa  et  Rossini;  le  même  brouillard  lu- 
mineux et  sonore  enveloppe  à  la  fois  Goethe  et  Beethoven ,  Hoff- 
mann et  Weber. 

Dans  un  pays  où  la  poésie  est  stérile,  raisonneuse,  positive, 
tirée  au  cordeau ,  n'espérez  pas  que  la  musique  porte  sa  tête  haut , 
et  s'avance  d'un  pas  délibéré.  De  tous  les  arts ,  la  musique  est  le 

TOME  IV.  —  15  OCTOBRE  1853.  9 

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130  &EYUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  vague,  le  plus  flottant,  le  plus  insaisissable.  Là  où  la  parole 
est  arrêtée,  où  l'image  est  sacrifiée  à  la  logique  du  discours ,  le 
sentiment  à  la  raison ,  que  voulez-vous,  s'il  vous  plaît,  que  fasse  la 
musique?  Si  l'art  divin  veut  conserver  sa  langue  de  miel,  sa  belle 
langue  originelle,  nul  ne  voudra  l'écouter  dans  la  ville ,  il  mourra 
de  faim  dans  un  grenier;  il  faut,  s'il  veut  vivre  et  monter  de 
degrés  en  degrés  jusque  dans  les  petits  appartenons  du  roi,  qu'il 
porte  perruque  poudrée  sur  sa  télé,  épée  de  diamans  au  côté,  et 
s'appelle  Lully.  Que  voulez-vous  qu'invente  la  musique  en  France, 
dans  le  pays  de  Michel  de  Montaigne,  de  René  Descartes ,  de 
Voltaire ,  cerveaux  immenses ,  je  l'avoue ,  et  qu'on  ne  saurait  trop 
glorifier ,  grands  fleuves  d'hypothèse  et  de  critique;  mais  où  vous 
ne  trouverez  pas  une  goutte  de  rosée  dont  la  musique  puisse  faire 
son  profit  ?  Quelle  pensée  musicale  voulez-vous  donc  qui  existe  chez 
un  peuple  qui  met  toute  sa  poésie  dans  les  rapports  de  l'homme  avec 
l'homme,  jamais  dans  les  rapports  de  l'homme  avec  la  nature; 
dans  un  pays  qui ,  parmi  les  huit  ou  dix  grands  hommes  qui  ont 
illustré  son  grand  siècle  de  poésie  et  de  goût ,  n'en  citerait  pas  un 
qui  se  soit  douté  un  moment  dans  sa  vie  qu'il  y  a  au  firmament 
des  étoiles  qui  brilleut ,  sur  la  terre  des  fleurs  qui  sentent  bon , 
des  feuillages  qui  tremblent ,  des  roseaux  qui  se  ploient,  des 
cascades  qui  tombent?  La  poésie  se  reflète  dans  la  musique.  La 
vierge  céleste,  en  s' en  volant,  secoue  sur  l'orchestre  les  divins  par- 
fums de  sa  robe.  Or ,  comme  en  France  la  poésie  n'a  en  elle 
aucun  germe  sonore ,  aucune  musique ,  la  musique  française, 
livrée  à  ses  propres  forces ,  vit  de  notes  seulement  et  non  pas  de 
pensées.  Les  deux  seuls  rejetons  que  la  musique  ait  encore  portes, 
l' opéra-comique  et  la  romance,  prouvent  combien  cet  arbre 
généreux  manque  sur  notre  sol  de  pluie  et  d'aliment.  En  effet, 
comparez  ces  rejetons  abâtardis  et  chétifs,  rongés  des  vers  avant 
d'éclore,  avec  Don  Juan,  Fidelio,  Freytchutz,  ces  fruits  puissanset 
sains  qui  mûrissent  la  bas  sur  ses  rameaux ,  au  milieu  des  gracieux 
lied  nouvellement  épanouis.  Le  lied  est  aux  opéras  de  l'Allemagne 
ce  que  la  romance  est  à  P opéra-comique  de  la  France.  La  romance 
exhale  de  ses  trois  couplets  les  mêmes  choses  banales  et  vulgaires, 
que  de  ses  trois  actes  un  opéra-comique.  Dans  le  lied  au  con- 
traire ,  vous  respirez  presque  imperceptible  cet  humide  parfum 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  131 

de  tristesse  et  de  mélancolie  qui  s'épanche  à  si  larges  bouffées 
des  partitions  d'Ewrianthe  ou  de  Fidelio.  Le  lied  est  une  fleur  qui 
ne  rient  qu'en  Allemagne ,  une  fleur  chaste  et  naïve,  douce  comme 
le  printemps ,  pâle  et  triste  comme  l'automne,  un  vergmmeiriniclu 
du  matin  que  la  jeune  fille  effeuille  entre  ses  doigts,  en  disant 
tout  bas  comme  Marguerite  :  il  m'aime,  il  ne  m'aime  pas;  liebt 
mch,  Bebl  nàch  riicht. 

Ces  réflexions  me  sont  venues  à  l'esprit  dernièrement  à  propos 
<f  mb  recueil  de  lieds ,  publié  il  y  a  six  mois,  je  pense ,  par  M.  Des- 
sauer.  Je  ne  connaissais  pas  alors  M.  Dessaiter  plus  que  je  ne  le 
connais  aujourd'hui ,  et  n'avais  entendu  de  lui  qu'une  romance 
isseï  mal  traduite  en  français ,  et  qui  a  pour  titre  le  Gouffre  aux 
Pierres.  Il  y  a  un  an  qu'on  chantait  partout  cette  romance  :  toutes 
les  femmes  qui  chantent  faux ,  et  le  nombre  en  est  grand  de  nos 
jours,  rayaient  prise  en  affection  ;  vous  ne  pouviez  entrer  dans  un 
salon  sans  tomber  dans  le  Gouffre  aux  Pierres  :  soit  l'allure  lente 
et  monotone  de  cette  mélodie,  soit  l'exécution  pitoyable  qui  la 
poursuivait  en  tout  lieu,  je  m'étais  fait  une  bien  triste  idée  du 
talent  de  H.  Dessauer.  L'autre  soir  j'étais  à  la  campagne, 
dans  ma  chambre  ;  la  fraîcheur  commençait  à  tomber ,  le  firma- 
ment à  resplendir  de  tout  F  éclat  de  ses  lumières;  les  grands 
tilleuls  du  parc  secouaient  dans  l'air  une  odeur  douce  et  tiède;  les 
bruits  du  jour  avaient  cessé,  ceux  de  la  nuit  s'élevaient  déjà  de 
tous  côtés  ;  les  oiseaux  jaseurs  s'étaient  enfin  endormis;  les  petits 
vers  luisans  s'allumaient  dans  l'herbe  ;  de  tous  les  bassins  montait, 
comme  une  vapeur  sonore,  le  chant  monotone  des  grenouilles  dont 
h  voix  plaintive  et  gémissante  augmente  encore  la  mélancolie  des 
belles  nuits  d'été.  Il  est  des  momens  où  l'ame  sent  le  besoin  de  se 
mettre  en  rapport  avec  la  nature  et  d'en  partager  la  joie  ou  la 
tristesse;  dans! ces  momens,  le  musicien  s'assied  à  son  clavier, 
car  la  musique  a,  comme  la  clé  de  Salomon,  le  pourvoir  d'ouvrir  le 
monde  des  esprits ,  et  je  ne  sais  pas  de  plus  sûr  moyen  pour  péné- 
trer su  coeur  de  la  nature,  que  de  s'abandonner  à  l'aile  aventu- 
reuse des  sons.  A  cette  heure,  si  j'eusse  été  Mozart,  j'aurais  impro- 
visé ,  et  je  ne  doute  pas  que  la  musique  n'eût  bientôt  fait  ruisseler 
sur  f  ivoire  du  clavier  ces  pleurs  que  la  tristesse  de  la  nature 
avait  remués  dans  leur  source  ;  mais  qui  peut  ici-bas  se  croire 

9. 


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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mozart ,  même  dans  un  moment  d'extase  et  d'inspiration?  J'avais 
la  partition  de  Don  Juan  >  je  l'étendis  sur  le  pupitre  et  me  mis  en 
devoir  d'en  lire  quelques  pages;  mais  plus  j'avançais,  plus  je  me 
sentais  absorbé  tout  entier  par  cette  musique  idéale  ;  et  bientôt 
je  m'arrêtai,  car  je  vis  qu'un  tel  œuvre  n'est  pas  fait  pour  vous 
aider  à  en  comprendre  un  autre ,  quel  qu'il  soit  ;  qu'une  chose 
ne  peut  être  à  la  fois  le  but  et  le  moyen  ;  qu'en  face  de  Don 
Juan,  il  fout  s'en  tenir  à  Don  Juan,  et  chercher  à  pénétrer 
par  l'opération  de  son  intelligence  dans  cet  autre  univers.  Ce 
n'est  pas  avec  Don  Juan  qu'on  peut  élever  l'ame  à  la  hauteur 
d'un  spectacle  quelconque;  avec  Don  Juan  on  doit  s'estimer  bien- 
heureux si  on  élève  l'ame  à  la  hauteur  de  Don  Juan.  C'est  le  ca- 
ractère de  tout  œuvre  noble  et  vraiment  grand  d'être  en  soi , 
et  de  se  creuser  sous  le  regard  qui  le  sonde ,  au  point  d'en  absor- 
ber en  lui  toute  la  profondeur  et  de  l'empêcher  d'être  distrait 
par  toute  autre  lumière.  Alors  je  pensai  à  la  Marguerite  au  rouet, 
ce  poème  si  frais  et  si  mélancolique  que  Goethe  a  placé  dans  cet 
autre  poème  immense  appelé  Faust,  comme  une  topaze  de  prix 
dans  les  flancs  d'une  montagne.  Je  pensai  aussi  à  la  Religieuse, 
mélodie  imposante  et  solennelle ,  et  qui  perd  tant  de  son  effet  & 
être  ainsi  chantée,  traduite  en  une  pauvre  langue  française.  Mais 
je  n'avais  pas  là,  sous  ma  main,  le  cahier  de  Schubert;  j'étais 
venu  à  la  campagne  pour  philosopher  et  courir  les  plaines  à  cheval 
à  mes  heures  de  loisir,  et  non  pour  chanter  ainsi  au  clair  de  lune. 
J'avais  bien  là  Platon ,  Spinosa ,  Herder,  et  cent  autres  noms  glo- 
rieux qu'il  est  aujourd'hui  de  si  mauvais  ton  de  citer  en  l'air  et 
à  tout  propos.  Mais,  Dieu  merci,  ce  n'était  ni  de  Platon  ni  de 
Spinosa  qu'il  s'agissait  pour  moi  à  cette  heure,  et  pour  la  moindre 
chanson  allemande  j'aurais  donné  les  mondes  des  philosophes 
d'Athènes  et  d'Amsterdam.  Je  m'écriais,  comme  le  roi  Richard, 
désarçonné  à  la  bataille  de  Bosworth  : 

Un  cheval  !  un  cheval  !  mon  royaume  pour  un  cheval  ! 

L'ame  de  l'homme  est  bien  la  plus  capricieuse  fée  que  je  con- 
naisse; mettez-la  dans  un  lieu  de  concert;,  environnez-la  de  bruit 
et  de  sons  ;  que  les  cent  bouches  de  cuivre  d'un  orchestre  immense 
répandent  sur  elle  un  fleuve  d'harmonie,  et  vous  la  verrez  souvent 
demeurer  triste  et  pensive ,  et  toutes  ces  vibrations  extérieures 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  13ST 

passeront  sans  éveiller  en  elle  une  musique ,  et  au  milieu  de  tant 
d'accords  puissans  elle  regrettera  la  solitude,  le  recueillement,  lo 
silence  et  la  paix  profonde.  Qu'elle  soit  au  contraire  dans  un  châ- 
teau désert ,  à  vingt  lieues  de  la  ville  et  de  tous  les  orchestres  > 
en  face  du  spectacle  de  la  lune  qui  monte  et  des  grands  tilleuls 
dont  les  rameaux  en  fleurs  rendent  de  sourds  murmures ,  et  l'ame 
sentira  des  désirs  immodérés  de  chansons  et  de  bruit;  il  faudra, 
quoi  qu'il  lui  en  coûte ,  quelle  éclate  en  fanfares  joyeuses  ;  elle 
voudra  chanter  pour  faire  comme  les  rossignols,  comme  les  fleurs, 
comme  les  roseaux  de  l'étang.  Je  laisse  aux  musiciens  qui  de  nos 
jours  s'occupent  de  métaphysique ,  et  ils  sojit  en  grand  nombre  % 
le  soin  d'expliquer  ces  étranges  fantaisies  de  l'ame.  Je  voulais  ce 
soir-là  chanter  et  me  réjouir  dans  la  musique;  rien  au  monde 
n'aurait  pu  me  distraire  de  cette  pensée.  Je  me  levai,  bien  résolu 
à  parcourir  toutes  les  salles  du  château,  à  remuer  tous  les  cahiers 
épars  çà  et  là  sur  les  meubles ,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  trouvé  de 
quoi  satisfaire  le  désir  qui  me  tourmentait;  j'allai  droit  à  la  bi- 
bliothèque. Il  suffisait  d'y  jeter  un  coup  d'œil  pour  se  convaincre 
que  c'était  la  bibliothèque  d'une  famille  élégante  et  cultivée  qui, 
n'ayant  pas  fait  de  l'art  une  étude  lente  et  laborieuse ,  ne  lui  de- 
mandait que  les  plaisirs  faciles  du  soir  et  les  délassemens  de 
Faprès-dinée.  En  effet,  ces  magnifiques  volumes,  reliés  aux  armes 
de  l'une  des  plus  nobles  maisons  d'Irlande ,  ce  n'était  ni  la  par- 
tition des  Noces  de  Figaro,  ni  la  partition  du  Mariage  secret,  ni 
la  partition  de  Freyschûtz,  d'Oberon  ou  d'Eurianthe.  En  revanche, 
tous  les  airs  variés,  toutes  les  fantaisies,  tous  les  caprices  écrits, 
pour  la  voix  ou  le  clavier  par  les  plus  élégans  compositeurs  de 
France  et  d'Italie,  se  trouvaient  là  réunis  sur  des  tablettes  de  bois 
de  rose  et  de  santal.  C'étaient  la  partition  des  Puritains,  les  Soi- 
rées musicales  de  Rossini,  les  romances  de  Meyerbeer  et  de 
Donizetti,  et  des  contredanses  sans  nombre,  et  mille  autres  choses 
que  j'oublie.  Cependant ,  dans  le  fond  de  la  bibliothèque ,  sous 
une  lourde  pile  de  volumes  entassés  l'un  sur  l'autre,  j'aperçus  un 
petit  cahier  sans  reliure.  Ce  petit  cahier  paraissait  bien  misérable 
dans  celte  armoire.  On  eût  dit  que  le  pauvre  diable  grelottait  de 
froid  au  milieu  de  tous  ces  grands  seigneurs  si  magnifiquement 
revêtus  de  manteaux  blasonnés.  J'en  eus  pitié  ;  je  lui  tendis  la 


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Î34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

main  et  lus  sur  sa  couverture  :  Chants  de  voyage  de  Uhland,  mis 
en  musique  et  dédiés  à  Mrae  la  comtesse  d'Agoult,  par  Dessauer. 
J'avoue  ici  que  ce  qui  me  frappa  le  plus  dans  ce  titre ,  ce  fut  le 
nom  de  Uhland ,  poète  de  cœur  et  d'imagination ,  que  j'aime  dès 
l'enfance;  j'en  demande  pardon  à  M.  Dessauer,  et  je  ne  doute  pas 
qu'il  ne  m'eût  déjà  pardonné  s'il  savait  que  j'ai  étudié  les  poètes 
avant  d'étudier  les  musiciens.  Il  est  donc  tout  simple  qu'entre  le 
nom  de  Uhland  et  le  sien  J'aie  choisi  d'abord  le  nom  de  Uhland, 
comme  lui,  musicien  de  nature,  entre  Goethe  et  Beethoven,  choisi- 
rait Beethoven.  J'emportai  dans  ma  chambre  ce  cahier  que  la  poésie 
du  plus  doux  élégiaque  de  l'Allemagne  abritait  sous  son  aile ,  et 
me  mis  en  devoir  de  le  parcourir. 

Les  chants  de  M.  Dessauer  ont  été  publiés  en  deux  livraisons, 
et,  si  je  ne  me  trompe,  sont  au  nombre  de  neuf,  empreints  pour 
la  plupart  de  mélancolie,  et  de  ce  vague  sentiment  de  tristesse  ou 
d'exaltation  bienheureuse  qu'inspire  à  deux  êtres  qui  s'aiment 
l'heure  du  départ  ou  du  retour.  C'est  ainsi  qu'on  se  dit  adieu 
devant  la  porte ,  sous  le  grand  pommier  en  fleurs;  c'est  ainsi  que 
doivent  s'exhaler  les  dernières  paroles  d'une  jeune  fille  allemande 
à  son  bien-aimé  ;  c'est  ainsi  que  ses  larmes  doivent  se  répandre. 

Certes,  je  ne  prétends  pas  dire  ici  que  M.  Dessauer  ne  puise  pas 
aux  sources  de  son  ame  la  tristesse  dont  ses  chants  sont  remplis; 
loin  de  moi  cette  pensée,  tout  ce  que  je  connais  aujourd'hui  de 
M.  Dessauer  me  porte  à  le  regarder  comme  un  musicien  éminem- 
ment élégiaque;  cependant  qu'il  me  soit  permis  de  croire  que  cette 
fois,  à  la  mélancolie  de  Uhland,  il  a  joint  sa  propre  mélancolie  et 
s'est  inspiré  du  sentiment  de  ces  chansons  naïves,  réunissant,  pour 
en  faire  des  notes,  toutes  les  larmes  du  poète  qui  tremblaient  au 
calice  de  ces  fleurs. 

Uhland  est  un  de  ces  poètes  rares  et  merveilleux  qui  ai* 
ment  leur  pays  avec  enthousiasme  et  foi ,  et  chez  qui  le  senti- 
ment patriotique  est  si  complet  et  si  profondément  développé 9 
qu'il  ne  leur  suffit  pns  de  contempler  leur  terre  dans  sa  gran- 
deur et  de  mesurer  quelle  place  elle  tient  dans  l'histoire;  il  faut 
qu'ils  descendent  plus  bas,  qu'ils  prennent  les  individus  à  part, 
comptent  leurs  peines  une  à  une,  et  les  observent  dans  leurs 
paisibles  affections  pour  s'en  glorifier.  Uhland  aime  surtout  la 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  155 

peuple  des  campagnes,  ces  jeunes  hommes  courageux  el  blonds , 
ces  belles  vierges  fraîches  et  robustes  ;  quand  il  en  rencontre  une 
le  soir,  au  bord  du  chemin,  il  l'arrête  et  la  questionne  sur  sa  fa- 
mille et  ses  amours,  et  s'il  la  voit  dévouée  à  son  père,  fidèle  à 
celui  qui  est  parti  pour  aller  la  gagner  sur  un  champ  de  bataille, 
il  lui  serre  la  main  en  lui  disant  adieu ,  aussi  fier  pour  l'Allema- 
gne de  cette  ame  honnête  et  bonne  que  de  toute  la  gloire  de 
Luther.  Tout  ce  qui  est  allemand  l'émeut  et  le  touche  ;  il  bénit  la 
grandeur  de  sa  capitale ,  et  la  pauvreté  innocente  des  campagnes, 
le  tilleul  épais  et  sonore  sous  lequel  il  s'endort  à  midi,  et  la  moin- 
dre fleur  perdue  dans  le  sillon.  Pour  lui  l'Allemagne  est  partout. 
Cest  la  jeune  fille  qu'il  rencontre,  le  jeune  homme  qu'il  encou- 
rage, le  pain  dont  il  se  nourrit,  l'air  qu'il  respire.  Le  jour  où 
r Allemagne  fit  un  appel  à  ses  enfans ,  Uhland  avait  quitté  le 
chevet  de  sa  mère  agonisante  pour  courir  vers  elle  ;  il  vint  la  con- 
soler, lava  sa  large  plaie  et  les  souillures  de  son  corps,  et  but  en 
blasphémant  le  sang  de  ses  mamelles,  comme  la  veille  il  en  avait 
bu  le  lait  pur.  Dix  ans  après,  la  moribonde  était  revenue  à  la  vie 
et  chantait  comme  Marguerite,  assise  devant  son  rouet;  Uhland  à 
ses  pieds  la  regardait  avec  béatitude  et  chantait  comme  elle.  S'il 
entend  le  pas  des  Français  remuer  la  terre  sur  laquelle  il  a  dormi 
tant  de  fois,  il  se  lève  en  sursaut  et  chante  en  fondant  dos  balles, 
comme  le  Gaspard  de  Weber,  et  bientôt  à  ses  évocations  puissan- 
tes, des  universités  et  des  églises,  de  la  montagne  et  de  la  plaine, 
sort  une  bande  échevelée  qui  s'accroît  sur  la  route  et  vient  enton- 
ner ses  refrains  en  chœur.  Quand  la  guerre  est  finie ,  quand  la 
mort  a  déblayé  la  plaine  et  fuit  sa  moisson  d'hommes,  quand  le 
laboureur  commence  à  creuser  la  terre  pour  semer  sa  moisson  de 
blé,  Uhland  reparaît  triste  el  le  visage  amaigri  par  les  fatigues  et 
les  privations;  il  s'assied  sur  le  banc  de  pierre  devant  la  maison, 
cause  avec  la  jeune  fille,  et  tous  les  rossignols  du  printemps  n'éveil- 
lent pas  dans  l'arbre  une  musique  plus  charmante  que  celle  dont 
la  voix  de  l'enfant  emplit  alors  son  ame. 

Il  est  des  natures  puissantes  et  fortes  qui  n'habitent  que  les  plus 
hauts  sommets ,  et  tiennent,  comme  l'aigle,  leurs  regards  inces- 
samment fixés  sur  le  soleil;  sortes  de  demi-dieux  perdus  dans  des 
régions  inaccessibles;  vastes  cerveaux  dont  la  tempête  ébranle  la 


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136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surface  en  même  temps  que  les  grands  chênes  des  forets,  et  qui 
tombent  foudroyés  souvent  par  la  main  du  Seigneur.  Ces  hommes 
ne  se  mêlent  pas  aux  autres  hommes ,  et,  dans  le  commerce  éter- 
nel qu'ils  entretiennent  avec  les  grandes  choses  de  la  nature ,  sTl 
leur  arrive  de  regarder  ici-bas  et  de  s'éprendre  d'une  affection, 
d'une  douleur  terrestre,  ils  fondent  aussitôt  dessus  comme  l'aigle 
sur  l'agneau  qui  patt  dans  l'herbe,  l'emportent  dans  leur  nuage, 
€t  là ,  seuls ,  vis-à-vis  d'elle,  se  mettent  à  la  couvrir  d'un  vêtement 
céleste  dont  ils  empruntent  la  blancheur  aux  neiges  de  la  monta- 
gne et  l'éclat  splendide  aux  rayons  du  soleil.  Ces  génies-là  vivent 
tous  isolés  ;  jamais  ils  n'ont  laissé  les  illusions  s'approcher,  de  peur 
que  ces  blanches  déesses  ne  les  vinssent  distraire  de  leur  impas- 
sible contemplation.  Chez  eux  la  réflexion  tient  lieu  du  sentiment. 
Ils  feront  Marguerite,  Claire  et  Brackenburg  sans  avoir  jamais  aimé. 
C!hez  ces  hommes,  le  cerveau  a  dévoré  le  cœur.  Je  sais  qu'il  est 
beau  de  créer  sans  s'émouvoir  de  son  œuvre,  à  la  façon  du  Jupiter 
antique;  je  sais  qu'il  convient  au  poète  de  rester  froid  au  milieu 
des  passions  qu'il  allume  et  de  toucher  du  doigt  des  cœurs  déses- 
pérés sans  rien  garder  de  leur  affliction;  et  cependant  il  faut 
avouer  que,  si  c'est  là  la  mission  du  poète,  celui  qui  l'accomplit  re- 
nonce à  sa  nature  première,  et  pour  la  poésie  abdique  son  huma- 
nité. Si  le  poète  n'écrit  pas  dans  l'œuvre  son  nom  avec  son  sang, 
l'œuvre  restera ,  pourvu  qu'elle  satisfasse  aux  conditions  du  beau, 
mais  son  nom  périra  dans  l'avenir.  Le  Christ ,  en  venant  sur  h 
terre,  a  bien  souffert  de  nos  douleurs;  pourquoi  donc  le  poète  ne 
souffrirait-il  pas  des  douleurs  qu'il  exprime?  Celui  qui  demeure 
calme  et  serein ,  qui  se  défend  de  toute  passion  comme  d'une 
chose  fatale  et  nuisible  à  la  santé  de  son  corps;  qui  laisse  mourir 
Trédérique  pour  ne  pas  lui  donner  trois  ans  de  sa  jeunesse  et  s'é- 
teint après  dans  la  gloire  de  son  isolement,  celui-là  est  l'homme 
des  temps  antiques,  un  païen  de  Rome  ou  d'Athènes,  un  marbre 
^iboli  que  j'admire  en  passant,  mais  ne  puis  adorer.  Schiller,  Ub- 
land,  Novalis,  voilà  les  poètes  que  j'aime,  les  martyrs  dont  j'é- 
pouse la  religion.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  n'ont  de  sympathie 
que  pour  les  forts. 

Uhland  et  Novalis,  ces  deux  génies  qui  paraissent  d'abord  si 
"opposés  l'un  à  l'autre,  et  qui  pourtant  sont  frères  et  se  tien* 


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POÈTES  ET   MUSICIENS  ALLEMANDS.  157* 

lient  par  une  alliance  mystérieuse ,  Uhland  et  Novalis  n'ont  écrit 
chacun  qu'un  petit  livre,  et  dans  ce  livre  il  y  a  plus  d'amour 
naïf  et  pur,  de  larmes  sincères,  de  douleurs  humaines,  que  dans 
toutes  les  élégies  de  notre  temps.  C'est  toujours  la  même  pensée 
dans  ce  livre,  la  même  fleur  dans  ce  champ.  La  pensée  se  trans- 
forme, la  fleur  subit  toutes  les  variétés  de  sa  nature.  Tantôt  elle 
s'ouvre  au  soleil,  tantôt  s'incline;  aujourd'hui  elle  porte  ses  rosées 
comme  un  collier  de  perles;  demain,  en  mourant,  elle  les  répandra 
comme  des  larmes.  Tous  les  deux  ils  traversent  la  vie  tenant  entre 
leurs  doigts  cette  fleur  qu'ils  effeuillent  partout,  sur  le  ruisseau , 
dans  les  gazons,  sur  une  tombe.  Je  ne  sais,  mais  cette  fleur  de  No- 
valis et  de  Uhland  ressemble  bien  au  cœur  humain. 

Uhland  est  le  poète  le  plus  populaire  en  Allemagne,  le  poète  des 
universités  et  des  tavernes.  On  a  comparé  Uhland  à  Béranger,  et  c'est 
à  tort.  Il  y  a  entre  le  poète  allemand  et  le  chansonnier  français  toute 
la  différence  qui  sépare  ces  deux  nations.  Uhland  est  enthousiaste, 
ardent,  plein  de  foi  dans  la  nature;  il  se  livre  sans  arrière-pensée  à 
son  exaltation,  aux  élans  généreux  de  son  ame.  Chez  lui,  jamais 
d'ironie  ou  d'amertume.  La  satire  est  un  chardon  qui  ne  vient  que 
dans  les  terres  long-temps  labourées;  le  sol  de  l'Allemagne  est  trop 
vierge  encore  pour  porter  ce  fruit  malsain.  Les  chansons  de  Bé- 
ranger ont  le  tort  grave  d'avoir  été  écrites  pour  certaines  circon- 
stances dont  elles  dépendent.  Ainsi,  dans  ses  œuvres,  il  y  en  a  qui 
se  rattachent  à  des  évènemens  glorieux,  épiques,  vraiment  na- 
tionaux ;  il  y  en  a  aussi  qui  sont  nées  de  faits  plus  ou  moins  graves, 
plus  ou  moins  discutés  dans  le  temps,  aujourd'hui  plongés  dans  un 
oubli  complet.  Les  unes  doivent  vivre,  parce  qu'elles  sont  comme 
les  rameaux  d'un  arbre  profondément  enraciné  dans  le  sol  de  la 
France,  parce  qu  elles  sont  nobles,  généreuses  et  belles  (la  forme 
obéit  toujours  au  sentiment  qui  l'évoque)  ;  les  autres  sont  destinées 
à  mourir,  ou  plutôt  mortes  déjà.  Béranger  a  été  ébloui  par  la 
gloire  de  Napoléon.  Quel  homme  a  pu  contempler  sans  étonnement 
cette  figure  auguste,  devant  qui  l'aigle  même  baissait  les  yeux? 
Les  rayons  de  ce  soleil  ont  attiré  vers  eux  la  pensée  du  poète , 
•l  cette  pensée  s'est  élevée  jusqu'au  front  impérial ,  d'où  elle  a  pu 
lire  dans  les  cœurs  de  ces  guerriers  dont  elle  a  dit  si  naïvement  les 
souffrances,  l'abnégation,  les  dévouemens  sans  nombre.  C'est  là  le 


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438  EBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beau  côté  de  Béranger.  L'empire  croulé,  Béranger  devait  rentrer 
dans  le  silence  ou  bien  aborder  franchement  la  poésie,  comme  a 
faitUbland  en  Allemagne.  Les  élans  patriotiques  ne  sont  pas  quo- 
tidiens, on  n'est  Tyriée  qu'une  heure  dans  sa  vie.  La  part  de  Bé- 
ranger me  semble  assez  belle;  qu'il  se  félicite  d'avoir  écrit  sur 
Napoléon  le  plus  beau  poème  de  notre  temps ,  les  seuls  vers  poli» 
tiques  qui  resteront.  Quant  à  ces  attaques  opiniâtres  et  sanglantes 
dont  il  a  poursuivi  le  parti  catholique  de  la  restauration,  et  qui, 
quoi  qu'on  en  dise,  ont  rejailli  sur  le  catholicisme,  oubliées  aujour- 
d'hui qu'il  n'y  a  plus  de  prêtres,  elles  ne  serviront  en  rien  à  sa  gloire 
à  venir.  Celte  pensée  qui  s'ébat  sur  le  front  rêveur  de  Napoléon, 
qui  voltige  parmi  les  abeilles  impériales  de  son  manteau ,  est  moins 
noble  et  moins  généreuse  lorsqu'elle  vient  piquer  le  corps  spiri- 
tuel de  Jésus-Christ  à  travers  la  soutane  usée  d'un  pauvre  sa- 
cristain. 

Uhland  s'est  toujours  maintenu  dans  une  sphère  plus  élevée;  ses 
chansons  à  lui  n'ont  rien  à  faire  avec  les  circonstances.  C'est  un 
Allemand  qui  soulève  son  peuple  contre  le  peuple,  qui  s'avance  à 
grandes  journées  pour  le  conquérir.  Que  lui  importe  à  lui  que  vous 
vous  appeliez  César  ou  Napoléon,  que  vous  veniez  de  l'Orient  ou 
l'Occident,  que  vous  soyez  Français  ou  Russe y  juif  ou  païen,  ca- 
tholique ou  réformé.  Sitôt  qu'il  vous  entend  descendre  dans  ses 
plaines  avec  vos  chevaux  et  vos  artilleries,  il  se  lève,  entonne  sa 
chanson,  lève  les  mains  au  ciel,  et  vous  maudit,  sacer  e*to.  Si  dans 
mille  ans  il  y  a  une  Allemagne,  les  chants  de  Uhland  se  chan- 
teront encore  aux  jours  de  bataille. 

Le  mouvement  de  Uhland  est  toujours  sympathique,  sa  poésie 
allemande,  c'est-à-dire  exaltée  à  la  fois  et  sereine,  pleine  de 
flamme  et  de  rêverie.  Souvent,  au  milieu  d'une  chanson  de  guerre, 
vous  voyez  une  strophe  paisible  et  bienheureuse  s'épanouir  comme 
une  fleur  de  mai  dans  un  champ  de  bataille.  Il  y  a  du  pur  sang 
germain  dans  les  veines  de  cet  homme.  A  chaque  instant  il  s'in- 
terrompt pour  vous  parler  des  vertus  domestiques;  les  vieilles 
mœurs  le  préoccupent  Les  vertus  domestiques,  le  vieux  droit,  les 
vieilles  mœurs,  c'est  là-dessus  qu'il  a  élevé  sa  poésie,  certain  que 
ce  ne  sont  pas  là  des  choses  écrites  sur  le  sable,  et  que  le  vent 
des  révolutions  emporte  comme  les  fleurs-de-lis  d'un  trône.  Je 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  139 

traduis  ici  quelques  pièces  empreintes  de  ce  caractère  allemand. 
Le  lecteur  en  jugera. 

LE  TIEDX  BON  DROIT. 

Partout  où,  près  d  un  bon  vin  vieux,  trinque  le  Wurtemburgeob» 
le  premier  refrain  doit  être  l'antique  et  le  bon  droit; 

Le  droit  qui  soutient  comme  un  pilier  robuste  la  maison  de 
notre  prince,  et  qui  partout  dans  le  pays  protège  la  cabane  du» 
pauvre; 

Le  droit  qui  nous  donne  des  lois  que  nulle  volonté  ne  brise,  qui 
aime  la  justice  ouverte  et  prononce  un  arrêt  qui  a  cours; 

Le  droit  économe  d'impôts;  le  droit  qui  sait  compter,  qui  de- 
meure assis  près  de  la  caisse  et  ménage  notre  sueur,  qui  garde 
comme  un  patron  le  bien  sacré  de  notre  église,  qui  nourrit  et  en* 
flamme  fidèlement  la  science  et  le  foyer  de  l'esprit  ; 

Le  droit  qui  met  les  armes  dans  la  main  de  tout  homme  libre, 
afin  qu'il  s'en  serve  pour  défendre  son  prince  et  son  pays  ; 

Le  droit  qui  laisse  à  chacun  les  sentiers  ouverts  dans  le  monde 
et  nous  retient  au  sol  de  la  patrie  par  les  seuls  liens  de  l'amour; 

Le  droit  dont  les  siècles  conservent  la  gloire  bien  acquise,  que 
chacun  dans  son  cœur  aime  et  cultive  comme  sa  religion; 

Le  droit  que  des  jours  mauvais  nous  ont  enfoui  tout  vivant,  et 
qui,  désormais  régénéré,  lève  la  tète  hors  du  tombeau; 

Àhl  lorsque  nous  ne  serons  plus,  qu'il  soit  encore  debout  et 
reste  pour  les  enfans  de  nos  enfans  l'arche  de  salut  et  de  bonheur. 

Partout  où,  près  d'un  bon  vin  vieux,  trinque  le  Wurtemburgeois, 
le  premier  refrain  doit  être  l'antique  et  le  bon  droit. 

WURTEMBERG. 

Que  peut-il  te  manquer,  ô  ma  belle  patrie?  On  raconte  au  loin 
mille  choses  de  ton  état  heureux.  On  dit  que  tu  es  un  jardin,  que 
tu  es  un  paradis;  que  peux-tu  donc  attendre,  toi  qu'on  appelle 
bienheureuse? 

Un  homme  digne  d'être  honoré  a  dit  celte  parole  transmise,  que 
lorsqu'on  voudrait  ta  ruine,  on  ne  pourrait  la  consommer. 

Tes  champs  de  blé  ne  débordent-ils  pas  comme  un  océan?  le  vin 
nouveau  ne  coule-t-il  pas  de  cent  collines  dans  tes  plaines? 


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440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ne  vois-tu  pas  les  poissons  grouiller  dans  chaque  fleuve  et  cha- 
que étang?  est-ce  que  tes  forêts  ne  regorgent  pas  de  gibier? 

Est-ce  que  les  toisons  de  neige  ne  se  meuvent  pas  sur  tes  vastes 
plaines?  ne  nourris-tu  pas  des  cavales  et  des  troupeaux  de  bœufs 
partout? 

N'enlends-tu  pas  vanter  aif  loin  le  bois  fort  de  ta  Forét-Noire? 
N'as-tu  pas  le  sel  et  le  fer?  n'as-tu  pas  aussi  un  grain  d'or? 

Et  tes  femmes,  dis-moi!  ne  sont-elles  pas  ménagères,  pieuses 
et  fidèles?  Weinsberg,  toujours  renaissant,  ne  fleurit-il  pas  dans 
tes  plaines? 

Et  tes  hommes!  ne  sont-ils  pas  laborieux,  intègres,  simples, 
habiles  dans' les  arts  de  la  paix ,  braves  quand  il  faut  combattre? 

Pays  des  blés, pays  du  vin,  race  chargée  de  bénédictions,  que 
te  manque-t-il?  —  Une  seule  chose  qui  est  tout  :  l'antique  et  le  bon 
droit 

DIALOGUE. 

—  Quoi  !  toujours,  toujours  le  vieux  droit  !  es-tu  donc  obstiné? 

—  Je  suis  le  fidèle  serviteur  de  l'ancien,  parce  qu'après  tout 
■c'est  le  bon. 

—  C'est  le  meilleur,  et  non  pas  seulement  le  bon ,  que  tu  devrais 
glorifier. 

—  Je  sais  à  quoi  m'en  tenir  sur  le  bon,  et  n'ai  du  meilleur, 
hélas!  aucun  indice. 

—  Mais  si  je  te  le  démontre,  observe  et  fie-toi  à  moi. 

—  Je  ne  jure  par  l'opinion  d'aucun  individu,  en  étant  moi- 
même  un. 

—  Un  sage  avis  t'est  inutile  !  Où  donc  allumes-tu  ta  lJmière? 

—  Je  m'en  rapporte  au  bon  sens  du  peuple. 

—  Je  vois  que  tu  sais  peu  de  choses  de  l'élan  et  de  la  force  créa- 
trice. 

—  Je  fais  cas  d'un  esprit  calme,  qui  agit  et  crée  avec  mesure. 

—  L'esprit  pur  prend  son  essor,  entraînant  son  temps  après  lui. 

—  Ce  qui  ne  jaillit  pas  du  cœur  est  débile  dans  sa  racine. 

—  Tu  ignores  tout-à-fail  les  grandes  douleurs  de  l'humanité. 

—  Tu  penses  bien,  toi;  mais  tu  n'as  pas  de  cœur  pour  notre 
pays. 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  i4i 

LE  DROIT  DOMESTIQUE. 

Franchis  do  pied  le  seuil ,  sois  le  bien-venu  dans  ce  pays!  Pose 
ton  bâton  près  de  cette  muraille. 

Prends  place  au  plus  haut  delà  table;  il  convient  d'honorer  son 
hftte.  Dispose  de  tout,  rafraîchis-toi  après  les  fatigues  de  la 
journée. 

Si  quelque  vengeance  inique  te  chasse  de  ta  patrie,  demeure 
sous  mon  toit,  comme  un  ami  qui  m'est  cher. 

Je  ne  te  demande  qu'une  chose,  laisse  sans  les  violer  les  mœurs 
pieuses  de  nos  pères  f  le  droit  sacré  de  la  maison. 

4817. 

Celui  qui  tient  sincèrement  à  sa  patrie ,  que  celui-là  lui  souhaite 
one  année  bienheureuse;  que  la  troupe  des  anges  nous  garde  de 
b  gelée  et  de  la  grêle,  et  que  l'année  nouvelle  nous  apporte  avec 
les  moissons  désirées ,  avec  le  vin  qui  nous  fit  faute  si  long-temps, 
nous  apporte  le  vieux  bon  droit. 

On  peut  s'oublier  dans  ses  vœux ,  il  est  facile  de  désirer  trop. 
Hais  nous,  nos  vœux  sont  raisonnables ,  nous  voulons  ce  qu'on 
doit  vouloir.  Si  l'homme  vit  de  la  vie  du  corps,  il  lui  faut  son  pain 
quotidien;  s'il  veut  vivre  de  la  vie  de  l'esprit,  il  lui  faut  sa  liberté. 

le  48  octobre  4846. 

S'il  pouvait  aujourd'hui  descendre  un  esprit  chantre  et  héros 
à  la  fois ,  comme  dans  les  guerres  sacrées  il  eu  tombait  sur  le  champ 
de  victoire,  il  chanterait  sur  la  terre  d'Allemagne  un  air  aigu 
comme  une  épée ,  non  pas  tel  que  celui  que  j'entonne ,  non  un  air 
céleste  et  fort  et  semblable  au  tonnerre. 

On  a  parlé  autrefois  de  cloches  triomphales,  on  a  parlé  d'une 
merde  feu.  Mais  pourquoi  cette  grande  fête?  nul  ne  le  sait  plus 
aujourd'hui.  Faut-il  donc  que  les  esprits  descendent  émus  d'un 
zèle  sacré  et  découvrent  leurs  cicatrices,  pour  que  vous  y  mettiez 
le  doigt? 

A  vous,  princes  !  répondez  les  premiers:  avez- vous  oublie  ce  jour 
de  bataille  où  vous  êtes  tombés  à  genoux  pour  rendre  grâce  à 
Dieu?  Si  les  peuples  ont  lavé  votre  honte,  si  vous  avez  éprouvé 


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442  BEVUE  »BS  DEUX  MONDES. 

leur  foi ,  c'est  à  vous  d'accomplir  aujourd'hui  tous  les  vœux  que 
vous  avez  faits. 

El  vous,  peuples,  qui  avez  tant  souffert,  avez-vous  oublié  l'ar- 
dente journée?  Et  vos  conquêtes  magnifiques,  d'où  vient  qu'elles 
sont  infécondes?  Vous  avez  écrasé  les  cohortes  étrangères;  mais 
au  dedans  rien  ne  s'est  éclairci;  vous  n'êtes  pas  devenus  libres,  car 
vous  n'avez  pas  affermi  le  droit. 

Et  vous,  sages,  faut-il  vous  apprendre,  à  vous  qui  voulez  tout 
savoir,  comment  les  braves  et  les  simples  ont  versé  leur  sang  pour 
le  droit?  pensez-vous  qu'en  ces  brasiers  ardeas,  le  temps,  phé- 
nix, se  renouvelle  seulement  pour  couver  les  œufs  que  vous  sema 
avec  persévérance? 

Vous,  conseillers  de  princes y  maréchaux  de  cour,  qui  portez 
l'étoile  terne  sur  vos  froides  poitrines ,  et  qui,  du  combat  livré  sous 
les  murs  de  Leipzig,  jusqu'à  présent  n'avez  rien  su,  apprenez 
qu'au  jour  d'aujourd'hui ,  Dieu  le  père  a  porté  un  jugement  solen- 
nel. Mais  vous  n'entendez  pas  ce  que  je  dis,  vous  ne  croyez  pas, 
yous  autres,  à  la  voix  des  esprits. 

Selon  que  j  ai  dû,  j'ai  chanté,  et  maintenant  je  rouvre  mes  ailes, 
et  reprends  mon  essor.  Ce  qui  a  frappé  mes  regards,  je  l'annon- 
cerai au  choeur  des  bienheureux.  Je  ne  puis  ni  bénir  m  maudire,  Il 
désolation  est  partout  encore;  mais  j'ai  vu  bien  des  yeux  briller, 
j'ai  entendu  bien  des  cœurs  battre. 

LE  JOUR  DE  SAINT  CHRISTOPHE  4817. 

La  balance  recommence  à  chanceler ,  le  vieux  combat  se  renou- 
velle; voici  venir  les  temps  légitimes  où  le  blésera  séparé  delapaiOe» 
où  l'on  distinguera  comme  il  convient  l'homme  faux  du  loyal»  Fin* 
trépide  du  lâche,  la  moitié  d'homme  de  l'homme  tout  entier. 

Alors  on  appellera  noble  celui  que  le  droit  illumine;  chevalier,    j 
celui  qui  n'oublia  jamais  sa  parole.  Alors  on  entourera  des  bon-    1 
neurs  dus  à  l'esprit  celui  en  qui  s'émeut  un  esprit  libre.  Alors  sera 
déclaré  bourgeois  celui  qui  sait  protéger  son  bourg. 

Maintenant,  hommes,  songez  à  votre  dignité,  levez-vous  poor 
un  noble  conseil,  afiu  que  vous  ne  soyez  pas  le  fardeau  de  votre 
pays  et  la  risée  des  étrangers.  Assez  !  assez  d'entremises  et  de  pa- 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLBMADH>S.  145 

raies!  assez  d'écrits  et  d'ambassades!  il  est  temps  de  dire  votre 
dernier  mot. 

Et  s'H  ne  peut  atteindre  son  but,  retournez  dans  le  peuple,  afin 
que  vous  ayez  pour  récompense  le  bonheur  hautain  de  n'avoir  rien 
cédé  du  droit.  Attendez  en  paix  et  pensez  que  l'aurore  de  la  liberté 
sa  lève ,  que  c'est  un  Dieu  qui  mène  le  soleil ,  et  que  rien  n'en  peut 
arrêter  la  course.  » 

J'ai  choisi  ces  pièces  parce  qu'elles  m'ont  semblé  pouvoir  don- 
ner une  idée  assez  complète ,  sinon  du  talent  poétique  de  Uhland , 
do  moins  de  son  inspiration  ordinaire ,  de  ses  sentimens  exaltés  et 
de  sa  franchise  allemande.  On  ne  peut  lire  les  premières  sans  être 
frappé  de  cette  préoccupation  continuelle  du  boè  vieux  droit, 
dos  ake  gûte  recht9  de  cette  religion  du  seuil  et  du  foyer  qui  se  ma- 
nifeste par  chaque  parole.  C'est  bien  là  l'homme  du  Wurtemberg  9 
enthousiaste  et  inquiet,  heureux,  mats  désirant  le  mieux,  parce 
qu'il  faut  que  l'esprit  de  l'homme  désire,  sans  quoi  il  trouverait 
ici-bas  son  paradis  ;  l'homme  qui  d'une  main  cherche  à  s'emparer 
de  l'avenir  et  de  Fautre  retient  le  passé,  qui  voyant  la  liberté  nou- 
velle accourir  à  son  appel,  et  planter  son  arbre  dans  ses  campagnes , 
s'effraie  et  doute,  et  se  souvient  de  ses  antiques  mœurs  et  les  couve 
de  sa  pensée;  pareil  à  l'aigle,  qui  lorsque  le  vautour  fond  sur  lui, 
avant  de  s'élancer  dans  l'air  pour  le  combattre,  étend  ses  larges 
ailes  sur  ses  petits.  Ces  vers  sur  l'anniversaire  de  la  bataille  de 
Leipzig  sont  véhémens  et  beaux,  et  jaillissent  d'une  inspiration  su- 
blime et  franche.  Il  est  malheureux  qu'il  ne  soit  ni  dans  notre  pou- 
voir, ni  peut-être  dans  les  ressources  de  la  langue,  d'en  traduire 
l'énergie  ardente  et  la  mâle  sonorité.  Deux  ans  sont  à  peine  écou- 
lés, et  les  Allemands  ont  oublié  h  journée  de  Leipzig.  Ce  jour-là, 
Uhland  le  rappelle  aux  princes  endormis,  au  peuple  qui  oublie  le 
sang  qu'il  a  répandu,  en  attendant  qu'il  oublie  la  cause  pour  la- 
quelle il  l'a  répandu.  Certes,  celui  qui  agit  de  la  sorte  fait  de  la 
pensée  humaine  un  noble  et  digne  usage.  Les  romanciers  du 
moyen-Age  ont  inventé  des  dragons  merveilleux,  accroupis  nuit  et 
jour  dans  les  fanes  des  montagnes  et  gardiens  obstinés  des  mines 
d'or  et  de  diamans  ;  le  vrai  poète  est  un  dragon  aussi,  qui  garde  les 
trésors  de  l'histoire  de  sa  patrie,  et  montre  ses  ongles  de  fer  à 


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144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  viendrait  y  toucher.  Quand  le  peuple  renversait  les  croix, 
c'était  au  poète  de  crier  au  peuple  ce  que  la  croix  avait  fait  d'im- 
mortcl;  et  hier,  quand  le  sénat  se  rassemblait  pour  abolir  la  pa- 
role, les  poètes  devaient  parler  une  dernière  fois.  Aujourd'hui 
c'est  une  pitié,  Uhland  serait  mis  en  cause,  Tyrtèe  en  prison. 

Il  y  a  des  hommes  que  la  circonstance  fait  poètes,  qui  n'ont  en 
eux  qu'une  corde  d'airain ,  insensible  aux  caresses  des  brises ,  à 
l'attouchement  du  soleil,  et  qui  reste  silencieuse  et  muette,  si  le 
peuple ,  étrange  musicien,  ne  la  fait  vibrer  en  un  jour  de  colère. 
Leur  inspiration  est  véhémente,  exaltée,  amère,  pleine  d'invecti- 
ves et  de  mots  grossiers,  elle  éclate  et  bondit,  puis  rebondit  encore, 
comme  un  lion  qui  lutte.  Leur  voix  porte  haut  et  loin ,  mais 
ne  sait  pas  se  maintenir;  leurs  sons  vibrent,  mais  ne  se  prolongent 
pas.  Aussi  quand  les  tocsins  enroués  se  taisent ,  quand  les  mous- 
quets et  les  canons  se  reposent,  cette  muse  qui  chaniait  avec  les 
tocsins,  les  mousquets  et  les  canons,  demeure  seule  sur  la  place 
déserte,  et  si  elle  n'a  pas  dans  son  cœur  une  voix  pour  les  fêtes 
et  les  jours  de  paix ,  elle  rentre  dans  la  solitude  et  l'oubli.  Uhland 
a  compris  cela ,  et  bientôt  à  ses  chansons  patriotiques  ont  suc- 
cédé d'autres  chansons  pures  et  gracieuses,  pleines  d'amour  et 
de  mélancolie.  Le  volcan  de  sa  poitrine,  en  s'ouvrant,  avait  jeté  des 
flammes;  Uhland,  voyant  les  flammes  s'éteindre,  a  creusé  le  vol- 
can, car  il  savait  bien  que  la  source  des  larmes  était  au  fond  et 
qu'il  la  trouverait. 

A  prendre  son  œuvre  dans  son  entier  développement,  Uh- 
land est  un  poète  allemand  complet,  car  il  a  l'exaltation  patrio- 
tique, l'amour  de  la  nature ,  le  sentiment  du  merveilleux.  Cepen- 
dant ,  si  l'on  veut  bien  y  réfléchir ,  de  ces  trois  choses ,  il  n'y  en  a 
qu'une  seule,  la  première,  qui  lui  appartienne;  les  deux  autres, 
Bûrger  et  Novalis  peuvent  les  réclamer.  Je  ne  sais,  ni  en  Allema- 
gne ni  en  Angleterre,  un  homme  qui  ait  mieux  compris  le  génie 
delà  ballade,  que  Bûrger  dont  nous  ne  connaissons  en  France 
que  le  magnifique  poème  de  Lénore.  Et  qui  donc,  s'il  vous  plaît, 
osera  se  comparer  à  Novalis,  au  chantre  adorable  des  pudiques 
amours  de  Henry  (COfterdingen  et  de  Mathilde ,  à  cet  harmonieux 
jeune  homme  qui  n'a  eu  commerce  qu'avec  les  plus  douces  choses 
dp  la  nature,  et  qui  est  mort  de  bonne  heure  pour  avoir  compris  trop 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  145 

tard  que  le  corps  d'un  homme  ne  peut  seulement  se  nourrir  de 
soleil  et  de  gouttes  de  pluie  comme  la  tige  d'une  fleur?  Novalis, 
douce  et  triste  pensée ,.  éclose  sur  la  feuille  d'une  marguerite,  et 
tombée  ayant  le  soir  comme  une  larme,  sans  qu'une  femme  l'ait 
icspirée  en  sa  virginité. 

J'ai  essayé  pjus  haut  de  donner  une  idée  des  vers  politiques 
de  Uhland;  je  vais  maintenant  citer  quelques  fragmens  de  ses 
autres  chansons.  On  a  vu  le  poète  de  la  patrie  ;  c'est  le  poète 
de  la  nature  et  du  printemps  que  je  vais  montrer.  Ces  pièces 
ont  toutes  en  Allemagne  quelque  réputation  :  je  ne  serais  pas 
étonné  cependant  que,  cette  poésie  calme  et  sereine,  dépouillée 
de  sa  forme  primitive,  ne  produisit  pas  sur  le  lecteur  français 
l'effet  que  j'en  attends.  Pour  un  homme  préoccupé  de  questions 
graves  et  sérieuses,  ce  sont  là,  je  l'avoue,  des  choses  futiles,  sans  in- 
térêt ni  valeur,  qui  n'ont  d'autre  mérite  que  celui  de  la  forme, 
et  la  forme  ne  résiste  pas  à  la  traduction.  Les  chansons  et  les  son- 
nets sont  de  petites  fleurs  chétives  qui  meurent  quand  on  les 
transplante.  Cependant  je  ne  puis  résister  au  désir  que  j'ai  de  citer 
ues  pièces;  on  aimera,  je  suis  sûr,  l'épanouissement  d'une  ame  qui 
s'ouvre  aux  tièdes  rayons  dn  printemps  et  sent  le  besoin  de  causer 
avec  la  nature  et  les  fleurs,  même  lorsqu'elle  sait  qu'elle  n'a  rien 
de  bien  nouveau  à  leur  dire. 

LE  FIL  DE  LA  VIERGE. 

«  Gomme  nous  cheminions  ensemble,  un  fil  de  la  Vierge  flottait 
sttr  le  champ,  fil  léger  et  lumineux ,  tissu  par  la  main  des  fées.  Il 
allait  de  moi  vers  elle  comme  un  lien ,  et  je  le  pris  pour  un  heureux 
présage  comme  l'amour  a  besoin  d'en  inventer.  0  espérances  des 
cœurs  riches  en  espérances,  tissues  de  vapeurs ,  emportées  par  le 
vent  !  — 

Je  vais  dans  ton  jardin,  où  donc  es-tu,  ma  belle?  les  papillons 
voltigent  dans  la  solitude ,  comme  tes  plantes  se  ramassent  en  ger- 
bes ,  comme  le  vent  qui  vient  de  l'ouest  m'entoure  du  parfum  des 
fleurs. 

Je  sens  que  tu  m'es  prochaine;  la  solitude  est  animée  ainsi  au- 
dessus  de  ses  mondes  ;  l'invisible  s'émeut.  — 

tome  iv.  10 


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146  KITUB  BE8  DEUX  MONDES. 

Les  vents  tièdes  se  sont  éveillés;  ils  murmurent  et  voltigent 
soit  et  jour  ;  ils  errent  de  tous  celés*  0  frais  parfums ,  nouveaux 
murmures  l  maintenant,  mon  pauvre  cœur,  ne  sois  plus  inquiet; 
tout,  oui,  tout  se  renouvelle. 

Le  monde  devient  plus  beau  chaque  jour;  on  ne  sait  ce  que 
tout  cela  va  être;  la  floraison  ne  veut  pas  cesser,  la  vallée  loin- 
taine et  profonde  est  en  fleurs;  maintenant,  mon  cœur,  oublie  ta 
peine;  tout,  oui,  tout  se  renouvelle. 

FÊTE  DU  PRINTEMPS. 

Jour  de  printemps,  jour  de  miel  et  d'or,  ravissement  de  mon 
ame ,  si  je  tiens  du  ciel  une  voix ,  c'est  aujourd'hui  que  je  devrais 
chanter. 

liais  pourquoi  dans  ce  temps  aller  au  travail?  le  printemps  est 
une  fête,  laissez-moi  me  reposer  et  prier. 

ÉLOGE  DU   PRINTEMPS. 

Verdure  des  Mes,  senteur  des  violettes,  tournoiement  des 
alouettes,  chant  des  merles ,  pluie  du  soleil ,  vent  tiède I 

Lorsque  je  chante  de  tels  mots»  est-il  donc  besoin  de  plus 
grandes  choses  pour  te  louer,  jour  de  printemps  1  a 

le  m'en  tiendrai  là,  bien  queUhland  ait  composé  un  nombre  infini 
de  ces  petites  pièces;  f  ai  voulu  foire  connaître  au  lecteur  ces  tres- 

Hemens  de  joie  et  de  volupté  bienheureuse  que  les  premiers 
jours  de  printemps  éveillent  encore  en  Allemagne  dans  les  âmes 
du  peuple  et  dans  celles  des  hommes  qui  peuvent  les  exprimer  par 

parole  ou  par  les  sons.  J'ignore  si  f  ai  atteint  mon  but;  quoi 
qu'il  en  soit,  les  morceaux  qu'on  va  lire  donneront  une  haute  idée 
de  la  sensibilité  profonde  et  de  la  mile  énergie  du  poète. 

IX  PLAINTE   DE  MAL 

t  Le  soleil  du  printemps  éclaire-t-il  déjà  la  mer  et  la  plaine?  Les 

ameaux  verts  se  sont-Os  voûtés  pour  foire  un  toit  aux  voluptés 

lencleusesî  Ahl  le  bien  que  je  rêve  ne  m'envoie  aucun  rayon 

s  mai;  il  ne  va  pas  par  les  touffes  de  fleurs,  ne  repose  pas  dans 

vallon  des  sources» 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  147 

Oui ,  c'étaient  des  jours  plis  boaux  lorsque»  par  groupes  varies, 
les  p&tres  avec  leurs  douces  Saucées  s'acheminaient  vers  le  bois 
des  sacrifices;  lorsque  la  jeune  fille,  portant  sa  cruche,  allait  vers 
lepuils  frais  chaque  matin,  lorsque  le  passant,  l'interrogeant  avec 
ardeur,  lui  demandait  de  l'eau  à  boire  et  de  l'amour. 

Hélas!  le  tumulte  des  torreas  débordés  emporta  bien  loin  le 
printemps  d'or!  Les  châteaux  s'élevèrent  et  les  tours  aussi.  La 
jeune  fille  assise  tristement  épiait  les  chants  de  la  nuit ,  et  d'en 
haut  voyait  le  tumulte  de  la  bataille ,  et  comme  dans  la  mêlée  san- 
glante tombait  son  fidèle  chevalier. 

Un  siècle  noir  et  ténébreux  s'étendait  sur  le  monde,  un  siècle 
qui  a  pris  et  emporté  comme  un  rêve  les  amours  fraîches  des  jeunes 
gens;  maintenant  ceux  qui  voudraient  s'étreindre  étroitement  et 
pour  toujours  sur  leurs  poitrines  fidèles,  se  saluent  en  passant,  les 
yeux  pleins  de  douleur. 

Flétrissez-vous,  ô  fleurs;  dépouillez-vous  aussi,  beaux  arbres; 
n'insultez  pas  aux  douleurs  de  l'amour;  mourez  aussi,  beaux  ger- 
mes d'avenir;  et  toi  f  mon  cœur,  consume-toi  dans  ta  plénitude. 
Dans  le  vide  ténébreux  des  abîmes  tombez,  tombes,  ô  jeunes  gens! 
les  sureaux  tremblent  dans  les  airs,  les  roses  fleurissent  autour  de 
votre  tombe. 

CHANSON  D'UN   PAUVRE. 

Je  suis  un  pauvre  homme  et  vais  tout  seul  par  les  chemins; 
plût  à  Dieu  que  je  fusse  encore  une  fois  franchement  de  joyeuse 
humeur  1 

Dans  la  maison  de  mes  bons  paréos  j'étais  un  gai  compère; 
les  soucis  amers  sont  devenus  mon  partage  depuis  qu'on  les  a 
portés  en  terre. 

Je  vois  fleurir  le  jardin  des  riches,  je  vois  la  moisson  dorée; 
mon  sentier  à  moi  est  stérile;  c'est  celui  où  l'inquiétude  et  la  peine 
ont  passé. 

Je  traverse  en  rongant  mon  mal  la  troupe  joyeuse  des  hommes  ; 
je  souhaite  à  chacun  le  bonjour  de  toute  l'ardeur  de  mon  ame. 

O  Dieu  puissant,  tu  ne  m'as  pas  cependant  laissé  toul-à-fait 
sans  joie;  une  douce  consolation  se  répand  pour  tous  du  firma- 
ment sur  la  terre. 

iO. 


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148  REVUE  DES  DEUX  K0NDE8. 

Dans  chaque  petit  bourg  ton  église  sainte  s'élève  ;  tes  orgues  et 
les  chants  des  chœurs  retentissent  pour  chaque  oreille. 

Puis  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles  m'éclairent  avec  tant  d'a- 
mour 1  Et  quand  tinte  la  cloche  du  soir,  alors,  Seigneur,  je  cause 
avec  toi. 

Un  jour  pour  tous  les  bons  s'ouvrira  ta  vaste  salle  de  béatitude; 
alors  je  viendrai  en  habit  de  fête  m* asseoir  au  festin. 

CHANT  DBS  JEUNES  GENS. 

Le  temps  de  la  jeunesse  est  sacré;  entrons  dans  le  sanctuaire 
où,  dans  une  solitude  mélancolique,  les  pas  résonnent  sourdement; 
que  le  noble  esprit  de  l'austérité  descende  dans  les  âmes  des  jeunes 
hommes;  que  chacune  se  recueille  et  médite  en  silence  sur  sa  force 

fiOApÂA 
9«vlv«t 

Maintenant  allons  dans  la  plaine  qui  s'épanouit  au  soleil  qui 
monte  avec  magnificence  au-dessus  du  printemps  de  la  terre.  Un 
monde  de  fécondité  sortira  de  ce  germe;  le  temps  du  printemps 
est  sacré,  il  parle  aux  cœurs  des  jeunes  hommes. 

Prenez  les  coupes;  ne  voyez-vous  pas  étinceler,  couleur  de 
pourpre,  le  sang  de  la  nature  luxurieuse?  Buvons,  amis,  et  de  tout 
cœur  ;  qu'une  force  ardente  se  réjouisse  dans  une  autre  force  ;  le 
sac  des  vignes  est  sacré,  il  est  le  compagnon  des  élans  de  la  jeu- 
nesse. 

Voyez  venir  la  douce  jeune  fille  ;  elle  grandit  dans  les  jeux.  Un 
monde  fleurit  en  elle  de  tendres  émotions  divines.  Elle  prospère 
aux  rayons  du  soleil  ;  il  faut  à  notre  force  le  torrent  et  la  pluie  ; 
que  la  jeune  vierge  nous  soit  sacrée ,  car  nous  mûrissons  l'un  pour 
l'autre. 

Ainsi  donc  entrez  dans  le  temple,  aspirez  en  vous  la  noble  aus- 
térité; fortifiez-vous  dans  le  printemps  et  dans  le  vin;  exposez- 
vous  aux  rayons  des  beaux  yeux.  Jeunesse ,  printemps ,  coupe  de 
fête,  vierge  dans  sa  douce  fleur,  que  tout  cela  soit  à  la  fois  saeré 
pour  nos  cœurs  austères.  a> 

'  Cette  chanson  est  franche  et  vraiment  belle;  il  y  a  dans  cet  air 
de  liberté  qu'on  y  respire ,  dans  cette  divinisation  des  voluptés 
sensuelles  qui  s'y  manifeste  à  chaque  vers,  un  caractère  sacerdotal 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  149 

qui  la  fait  ressembler  à  ces  vieux  chants  que  les  Germains  chau- 
laient le  soir  en  chœur  vers  la  fin  du  printemps ,  lorsque  les  chéœs 
druidiques  commençaient  à  se  couvrir  de  feuilles  ;  le  suc  de  la 
vigne  est  sacré ,  la  jeune  fille  est  sacrée  au  jeune  homme  pour  le- 
quel elle  mûrit ,  tout  ce  qui  rend  l'homme  puissant  et  robuste  est 
sacré  pour  lui.  Il  est  impossible  de  ne  pas  trouver  dans  ces  pa- 
roles un  reste  du  vieux  paganisme  d'Odin  qui,  quoi  qu'on  fasse „ 
gardera  toujours  un  pied  sur  cette  bonne  terre  d'Allemagne.  Les 
poètes  de  ce  pays  ont  beau  tendre  leurs  ailes  en  de  sublimes  élans 
catholiques ,  ils  ne  s'élèvent  jamais  au-dessus  des  étoiles,  la  na- 
ture les  retient  toujours  en  son  vaste  filet  ;  le  panthéisme  est  là 
dans  l'air;  la  moindre  pensée  éclose,  le  moindre  bourgeon  venu 
le  glorifie.  C'est  lui  qui  accomplit  en  Allemagne  un  miracle  partout 
ailleurs  inconnu.  II  élève  une  parenté  étroite  entre  les  créations  les 
plus  diverses  du  génie  humain ,  et  fait  de  Marguerite  la  cousine 
de  Lénore ,  du  pâle  docteur  son  amant ,  l'aïeul  immortel  de  tous  les 
alchimistes  fantastiques  d'Hoffmann.  C'est  le  panthéisme  qui  a 
tracé  le  sillon  de  lumière  et  de  gloire  sous  lequel  reposent  les  fronts 
de  Schiller,  de  Goethe,  d'Hoffmann  et  de  Novalis.  Où  donc  le  pan* 
théisme  peut-il  fleurir  aujourd'hui  si  ce  n'est  pas  sur  celte  terre 
d'Allemagne?  Entre  ces  grands  arbres  chevelus  et  ces  hommes  ro- 
bustes, entre  ces  blés  verts  et  ces  vierges  blondes,  il  y  a  comme 
une  parenté  sympathique,  comme  une  alliance  naturelle.  La  sève 
qui  murmure  appelle  le  sang  qui  bout.  Toutes  ces  choses  fécondes 
et  pures  veulent  se  mêler  et  se  confondre  pour  un  grand  œuvre 
dans  la  cuve  de  la  science.  La  fleur  des  prés  ouvre  son  œil  bleu  sur 
la  jeune  fille  et  la  désire  ;  le  chêne  a  des  embrassemens  luxurieux 
pour  l'adulte  qui  passe.  La  nature  et  l'homme  sont  assez  vierges 
encore  tous  les  deux  pour  se  parler  et  se  comprendre.  L'Orient  et  le 
désert,  voilà  la  terre  de  l'esprit  pur  et  de  la  contemplation  ascétique. 
La  jamais  la  nature  ne  s'ouvre  aux  hommes,  ils  demeurent  seuls 
dépouillés  et  nus.  La  terre  n'a  pour  eux  ni  semence  ni  ruisseaux  ; 
s'ils  s'étendent  sur  elle,  c'est  un  lit  de  sable  ardent  qui  les  con- 
sume; s'ils  veulent  l'embrasser  dans  une  étreinte  d'amour,  elle  n'a 
pas  une  goutte  d'eau  pour  leurs  lèvres  taries.  Quel  rapport  voulez- 
vous  qu'il  existe  au  désert  entre  l'homme  et  la  nature?  Resté  seul, 


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150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  sa  pensée ,  l'homme  rêve  dans  le  ciel  des  voluptés  qui  lui 
manquent  içi-bas.  Toutes  les  fois  que  l'humanité  se  trouvera  dans 
on  jardin  rempli  de  grands  fleuves,  de  moissons  et  de  bois ,  l'hu- 
manité sera  comme  le  premier  homme,  elle  se  baignera  dans  F  eau 
des  fleuves,  dormira  sous  l'ombre  de  l'arbre,  et  cueillera  son  fruit 
pour  s'en  nourrir. 

Les  ballades  de  Uhland  sont  composées  avec  modération  et  sim- 
plicité, la  plupart  écrites  avec  soin.  La  langue  allemande,  nom- 
breuse et  mesurée,  aide  merveilleusement  le  poète  dans  l'ordon- 
nance du  rhythme  et  l'harmonie  de  la  strophe.  Aussi  les  qua- 
lités matérielles  du  style  poétique  se  rencontrent  si  fréquemment 
en  Allemagne,  même  chez  les  écrivains  du  second  ordre,  qu'il  se- 
rait puéril  de  les  élever  plus  haut  qu'il  ne  convient.  Vous  ne  trou- 
vez dans  ces  ballades  ni  la  sensibilité  profonde  du  chantre  de  la 
Fiancée  de  Corïnihe,  ni  l'émotion  dramatique  et  terrible  de  l'au- 
teur de  Lénore.  Ce  sont  de  petites  pensées  revêtues  le  plus  souvent 
d'une  forme  simple,  et  qui  ne  manque  pas  d'une  certaine  grâce; 
le  nom  de  lied  qu'on  leur  donne  en  Allemagne  me  parait  en  expri- 
mer à  merveille  le  caractère  douteux;  je  les  appellerais  volontiers 
romances,  si  ce  mot  avait  encore  son  acception  toute  française, 
et  si,  après  l'abus  qu'on  en  a  fait,  il  éveillait  en  nous  autre  chose 
que  Fidée  d'une  pièce  aussi  ridicule  par  le  fond,  au  moins,  que 
par  la  forme,  et  qui  se  dérobe  à  toute  analyse  sérieuse. 

Dans  le  tumulte  du  mouvement  romantique  qui  eut  lieu  pen- 
dant les  dernières  années  de  la  restauration,  la  ballade  fut  réha- 
bilitée en  France.  Dès -lors  une  nuée  de  poètes  s'abattit  chez 
toutes  les  nations  de  l'Europe,  demandant  çà  et  là  les  traditions  du 
passé.  Dans  cette  exploration  poétique,  la  terre  d'Allemagne  ne  fut 
pas  oubliée.  La  ballade  existait  là  dès  long-temps  à  titre  de  poésie 
nationale,  bien  avant  qu'on  eût  songé  à  l'inventer  chez  nous. 
Goethe  et  Schiller  florissaieat;  la  tradition  brute  avait  pris  entre 
leurs  mains  sa  forme  poétique.  C'était  donc  tout  profil;  il  n'y 
avait  qu'à  traduire.  Pourquoi  se  serait-on  mis  en  peine  de  forger 
un  bouclier  d'airain  à  cette  Minerve  sortie  tout  armée  du  cerveau 
de  Jupiter?  On  sait  combien  d'imitations  de  Uhland,  de  Goethe 
et  de  Bdrger  nous  arrivèrent  de  tous  côtés.  On  ne  traduisait  pas , 


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POÈTES  BT  MUSICIENS  ALLEMANDS.  151 

on  imitait  ;  et  c'est  au  point  qu'il  n'existe  pas  aujourd'hui  en  poésie 
une  honnête  traduction  de  Lênore.  Cette  pauvre  Linore,  on  délaya 
ses  pleurs  et  son  sang  dans  une  cuve  d'encre,  et  tous  les  poètes 
vinrent  tremper  leurs  plumes  de  corbeau  dans  cette  cuve.  Je  sais 
une  ballade  fort  goûtée  autrefois,  qui  est  faite  avec  les  quatre  pre- 
mières strophes  du  poème  de  Bûrger.  Uhland  est  peut-être  le  seul 
poète  d'Allemagne  qui  ait  échappé  à  cette  exploitation  ;  et  cet 
oubli  dans  lequel  les  romantiques  le  laissèrent  reposer,  tient  moins 
au  peu  de  valeur  de  ses  ballades ,  qu'au  système  dans  lequel  il  les 
a  conçues.  On  sait  quelles  niaiseries  se  débitèrent  en  ce  temps , 
quelles  difformités  individuelles  forent  posées  comme  principes 
du  vrai  beau,  quel  attirail  de  squelettes,  de  chauve-souris  et  d'o- 
ripeaux ,  cette  noble  muse  française  iratna  après  elle. 

La  petite  ballade  qui  a  pour  titre:  La  Poésie  allemande  (Die 
deutsche  Poésie) ,  est  une  charmante  composition  pleine  de  grâce 
et  de  fraîcheur.  Il  y  règne  un  sentiment  parfait  du  merveilleux 
aérien  tant  de  fois  mis  en  usage  par  certains  poètes  allemands  du 
moyen-âge.  On  croirait  lire  un  chapitre  de  Titurel  ou  du  poème 
d'Arthur.  J'aime  bien  aussi  la  Fille  de  fOrffore.  H  n'y  a  qu'un  Al- 
lemand capable  de  faire  ce  petit  drame  et  de  vous  émouvoir  arec 
si  peu.  On  est  pris  d'intérêt  pour  celte  douce  Hélène,  amoureuse 
d'un  beau  cavalier  qui  vient  chaque  jour  lui  commander  quelque 
joyau  pour  sa  fiancée.  Pauvre  Hélène  t  Le  soir,  quand  elle  est 
toute  seule,  elles  les  essaie  en  pleurant  ces  diamans  qui  ne  lui  sont 
pas  destinés.  A  la  voir  triste  dans  sa  boutique  attacher  à  son 
cou  ces  beaux  colliers  de  perles,  on  dirait  un  reflet  de  Marguerite 
essayant  l'écrin  de  Faust. 

Les  Chants  de  voyage  que  M.  Dessauer  a  mis  en  musique , 
forment  un  petit  poème  à  part  dans  le  volume  de  Uhland.  Ce  sont, 
comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  des  pensées  d'adieu,  de  retour,  des 
mots  entrecoupés  de  larmes  de  joie  ou  de  tristesse.  Ces  chansons  me 
paraissent  avoir  surtout  le  mérite  de  rendre  les  émotions  sereines 
ou  mélancoliques,  heureuses  ou  pénibles,  que  le  soleil  de  mai  ou 
les  froides  brumes  de  novembre  font  naître  dans  l'ame  du  voya- 
geur, de  l'homme  qui  chemine  seul  avec  ses  souvenirs  sur  les  ga- 
zons fleuris  des  vertes  lisières,  ou  qui  passe  à  cheval  sur  la  grande 
route,  à  travers  la  plaine  désolée,  enveloppé  dans  son  manteau* 


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152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Dessauer  a  souvent  traduit  avec  bonheur  l'expression  douce  et 
familière  de  cette  poésie.  La  musique  de  M.  Dessauer  est  com- 
posée avec  soin  ;  originale  souvent ,  elle  ne  chante  jamais  que  se- 
lon le  sentiment  qu  elle  a  dans  le  cœur.  Cependant  je  lui  conseille 
de  se  tenir  en  garde  contre  cet  emploi  si  fréquent  de  certaines 
formules  d'école  et  cet  abus  effréné  de  la  modulation  qui  fini- 
raient par  anéantir  en  lui  tous  les  élans  de  la  pensée  et  de  l'inspi- 
ration. Vraiment ,  c'est  une  chose  étrange  comme  les  compositeurs 
de  l'Allemagne  se  servent  aujourd'hui  à  tout  propos  de  la  modula- 
tion, et  comme  cette  façon  d'agir  les  porte  à  tout  sacrifier  au  dé- 
veloppement des  forces  intrumentales.  S'ils  écrivent  un  opéra , 
c'est  dans  l'orchestre  qu'ils  amoncellent  toutes  les  inventions  de 
leur  esprit,  toutes  les  ressources  de  leur  art.  Ils  dédaignent  la  voix 
humaine  comme  un  instrument  inutile  et  parasite.  S'ils  font  des 
lied  ou  des  chansons,  c'est  encore  le  même  procédé,  la  voix  est  la 
servante  des  doigts;  au  clavier,  la  voix  accompagne  les  mains.  Je 
ne  sais,  mais  il  me  semble  que  Mozart  n'agissait  pas  ainsi.  Un  chant 
modulé  de  la  sorte  me  fait  l'effet  d'une  terre  relevée  en  de  conti- 
nuelles ondulations,  où  le  voyageur  ne  ferait  que  monter  et  des- 
cendre sans  jamais  trouver  un  lieu  d'où  il  lui  fût  possible  de  con- 
templer à  loisir  quelque  spectacle  harmonieux.  Âh!  que  j'aime 
mieux  la  plaine  unie  et  calme,  çà  et  là  semée  de  champs  de  blé  et 
de  trèfles  verts  I  la  plaine  où  l'on  va  au  hasard,  sans  crainte  ni 
fatigue  ;  où  l'on  s'assied  à  l'ombre  pour  rêver. 

Il  y  a  dans  ce  petit  poème  de  Uhland  une  pièce  admirable , 
selon  moi ,  par  son  esprit  de  tristesse  et  de  mélancolie ,  et  dont 
M.  Henri  Heine  a  imité  le  sentiment  quelque  part;  la  voici  : 

«  Je  voyagea  cheval  par  la  campagne  sombre.  Ni  la  lune,  ni 
les  étoiles  ne  donnent  de  clarté  ;  les  vents  glacés  gémissent.  Sou- 
vent j'ai  pris  cette  route  lorsque  les  rayons  dorés  du  soleil  sou- 
riaient au  murmure  des  tièdes  brises. 

«  Je  voyage  le  long  du  jardin  sombre  ;  les  arbres  dépouillés 
frissonnent,  les  feuilles  jaunes  tombent.  Ici  j'avais  coutume,  au 
temps  des  roses ,  lorsque  tout  se  voue  à  l'amour,  d'errer  avec  ma 
bien-aimée. 

c  Le  rayon  du  soleil  s'est  éteint,  les  roses  aussi  se  sont  flétries, 
mon  amour  a  été  porté  au  tombeau.  Je  voyage  par  la  campagne 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  133 

sombre,  aux  gémissemens  du  vent,  sans  rayon  qui  m'éclaire, 
enveloppé  dans  mon  manteau.  > 

Toute  cette  pièce  est  empreinte  d'un  caractère  douloureux» 
Voilà  une  de  ces  pièces  comme  les  Allemands  en  ont  tant,  comme 
nous,  en  France,  nous  en  avons  si  peu;  et  qu'on  ne  s'y  trompe 
pas,  ce  qui  fait  avant  tout  le  mérite  de  ce  poème,  comme  de  toute 
chose  grande  ou  petite,  épique  ou  familière,  c'est  la  vérité:  cela 
est  beau  parce  que  cela  est  vrai.  Qui  de  nous  n'a  senti  de  mornes 
pensées  s'élever  en  son  ame  lorsqu'il  lui  est  arrivé  de  voyager  seul 
dans  la  plaine  par  une  froide  nuit  d'hiver?  Qui  de  nous ,  en  voyant 
les  arbres  se  flétrir,  ne  s'est  ému  à  la  mémoire  de  sa  mère ,  de  sa 
sœur,  de  sa  maîtresse,  douces  fleurs  pour  qui  l'automne  de  la 
vie  a  précédé  l'automne  de  la  nature?  Il  semble  que  la  terre  ne  se 
dépouille  de  sa  belle  robe  de  gazons  et  de  marguerites  que  pour 
nous  laisser  voir  de  plus  près  ces  fantômes  chéris  dans  leur  lin- 
ceul. Il  y  a  dans  les  vers  de  Uhland  autant  de  rêverie  mélanco- 
lique et  triste  que  dans  le  Roi  des  Aulnes  de  Goethe.  Pour  les 
mettre  en  musique,  il  fallait,  sinon  Schubert,  du  moins  une  ima- 
gination cousine  de  la  sienne.  M.  Dessauer  est  resté  bien  au-des- 
sous de  l'œuvre.  Il  ne  me  semble  pas  en  avoir  compris  les  détails 
mystérieux  ;  certaines  délicatesses  lui  ont  échappé  ;  il  n'a  pas  vu 
non  plus  sur  ce  fond  sombre  les  nuances  que  le  poète  a  ména- 
gées. Aussi  sa  musique  est  vague  et  confuse,  sans  précision  ni 
plan  arrêté.  Son  idée,  qui,  à  l'exemple  de  toutes  les  idées  musi- 
cales d'Allemagne  aujourd'hui ,  n'est  jamais  trop  lumineuse,  s'en- 
veloppe cette  fois  dans  un  brouillard  de  modulations  sous  lesquelles 
elle  finit  par  se  dérober  parfaitement.  Il  est  à  regretter  que  Schu- 
bert ait  oublié  cette  poésie  de  Uhland;  il  en  aurait  fait,  je  suis 
sûr,  quelque  chose  comme  le  Roi  des  Aulnes  ou  la  Marguerite. 
Ainsi  qu'il  arrive  toujours  en  de  pareilles  occasions,  la  musique 
nuit  à  l'effet  des  paroles ,  car  elle  les  disperse  au  hasard ,  sans 
avoir  ensuite ,  pour  les  recueillir  et  les  envelopper,  un  tout  plus 
vaste  et  plus  harmonieux  ;  et  si  vous  voulez  jouir  à  loisir  de  ces 
paroles,  il  faut  attendre  que  le  chanteur  ait  fini  et  lire  sur  le  pu- 
pitre le  cahier  de  musique,  tout  comme  vous  feriez  d'un  simple 
volume.  Cependant  je  me  hâte  de  dire  que,  s'il  est  arrivé  à  M.  Des- 
sauer d'échouer  une  fois,  il  a  noblement  pris  sa  revanche  à  pro-» 


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154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pos  d'un  lied  intitulé  Adieu,  Lebe  wohl.  Le  poète  a  donné  le  sen- 
timent, et  le  musicien  Ta  développé  selon  toute  la  mesure  de  son 
art  Yoici  les  paroles  de  Uhland  : 

Lebe  wohl ,  lebe  wohl ,  mein  Lieb  ; 

Muss  noch  hcute  scheiden. 

Einen  Kuss ,  einen  Kuss  mir  gib  ; 

Muss  dich  ewig  meiden', 

Eine  Blûth ,  eine  Btûth  mir  brich  , 

Von  dem  Baum  ira  Garten  ; 

Reine  Frflcht,  keine  Frûcht  fur  mich , 

Darf  sie  nicbt  erwarten. 

«  Adieu,  «dieu,  mon  biea-aimé;  il  tait  nous  séparer  encore  aujourd'hui. 
Un  baiser,  donne-moi  un  baiser,  je  dois  désormais  te  fuir.  Une  fleur, 
apporte-moi  une  fleur  de  l'arbre  du  jardin.  Point  de  fruit,  point  de  fruit 
pour  moi  ;  je  n'ose  en  attendre.  » 

C'est  avec  ces  vers  que  M.  Dessauer  a  fait  un  chef-d'œuvre  de 
grâce  et  de  mélancolie.  Il  est  impossible  de  se  figurer  quelle  déli- 
cieuse fleur  de  pensée  est  sortie  de  cette  petite  graine  de  Uhland. 
Hoffmann,  en  voyaot  cette  fleur  se  balancer  sur  sa  tige  et  s'ouvrir 
au  soleil  du  matin,  comme  un  œil  mélancolique  et  bleu,  s'arrê- 
terait pour  causer  avec  elle,  comme  il  fit  autrefois  devant  le  tour- 
nesol merveilleux  du  jardin  de  ses  rêves.  C'est  qu'en  effet  ici  le  sen- 
timent du  poète  s'exhale  par  de  ravissantes  mélodies  ;  ici  tous  ne 
trouvez  plus  vestige  des  défauts  ordinaires  de  M.  Dessauer.  Je 
dirai  plus;  il  semble  qu'ils  sont  devenus  des  qualités.  Sa  diffusion  se 
change  en  vague  rêverie;  les  formules  qu'il  emploie  d'habitude, 
et  que  j'ai  blâmées  ailleurs,  ici  conviennent  à  merveille;  sa  modu- 
lation est  d'un  effet  heureux;  le  changement  continuel  de  ton  ex- 
prime bien  toutes  les  nuances  de  la  douleur  de  cette  jeune  fille 
qui  se  sépare  de  son  bien-aimé.  Vraiment ,  si  une  ame  inspirée  et 
noble,  si  une  voix  sonore  et  pure  voulait  prendre  sous  sa  protec- 
tion ce  petit  air  ignoré  en  France ,  je  ne  doute  pas  qu'il  n'eût  bien- 
tôt sa  place  entre  les  plus  gracieuses  mélodies  que  Schubert 
ait  écrites.  La  musique  emprunte  ses  ailes  à  l'exécution  qui  la 
lance  dans  le  sonore  espace.  C'est  une  vérité  triste  à  dire ,  mm 


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POÈTES  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  135 

enfin  c'est  une  vérité:  sans  l'exécution,  la  musique  n'existe  pas 
pour  la  multitude.  Cette  vierge  céleste  n'a  d'essor  que  jusqu'à 
certaines  hauteurs  ;  lorsqu'elle  y  est  parvenue ,  elle  s'arrête  en 
silence,  attendant  que  ses  belles  prétresses  viennent  la  vêtir  pour 
les  sommets  divins ,  et  la  couronner  des  perles  de  leur  voix  cris- 
talline. 

Tel  est  le  caractère  de  la  musique  de  M.  Dessauer,  qu'elle 
vous  initie  à  toutes  les  émotions ,  à  tous  les  détails  mystérieux  de 
cette  scène  charmante.  Il  vous  semble  voir  la  jeune  fille  debout  sur 
le  seuil  de  la  porte ,  disant  adieu  à  son  bien-aimé  qui  lui  serre  la 
main.  Le  jour  commence  à  poindre,  l'alouette  à  chanter;  le  vent 
frais  du  matin  secoue  en  s'éveilkmt  les  branches  du  vieux  châtai- 
gnier sous  lequel  on  s'est  vu  tant  de  fois  le  soir.  <  Adieu,  rapporte* 
moi  une  fleur  du  jardin;  adieu,  je  n'attends  point  de  fruit;  adieu, 
séparons-nous,  l'alouette  chante.  >  En  vérité,  c'est  la  scène  de 
Bornéo;  seulement,  au  lieu  du  palais  de  Vérone,  c'est  une  au- 
berge d'un  petit  village  d'Allemagne;  au  lieu  de  Juliette,  une  ser- 
vante ;  au  lieu  du  pâle  gentilhomme  son  amant ,  tin  robuste  garçon 
aux  larges  épaules,  aux  joues  vermeilles,  qui  selle  lui-même  son 
cheval  et  porte  une  ceinture  de  cuir.  Il  y  a  entre  la  poésie,  la  mu- 
sique et  la  peinture,  une  alliance  éclatante  qu'il  est  impossible 
«le  ne  pas  apercevoir,  â  moins  de  fermer  les  yeux  ou  d'être 
-aveugle.  Je  pourrais  citer  à  l'appui  de  ce  que  j'avance  dix  exemples 
victorieux  et  forts  des  noms  de  Beethoven ,  de  Mozart  ou  de 
"Weber  ;  je  me  contente  de  l'exemple  que  j'ai  là  sous  la  main .  Uhland 
trouve  un  sentiment  vrai  et  l'exprime  en  beaux  vers  mélancoliques; 
un  musicien  lit  ce  poème ,  s'en  inspire  9  et  voilà  qu'une  délicieuse 
mélodie  en  est  éclose.  Qu'un  grand  peintre,  que  Teniers  mainte- 
nant s'empare  de  cette  musique  où  la  poésie  a  laissé  son  parfum, 
et  tous  aurez  un  des  plus  charmans  tableaux  de  l'école  flamande. 
Trinité  merveilleuse  de  l'art  I 

Il  est  une  musique  vague  qui  ne  peut  être  comprise  que  dans 
certaines  dispositions  d'esprit,  et  sur  l'effet  de  laquelle  l'état  de  la 
nature  extérieure  influe  étrangement.  Bien  des  compositions  aile* 
mandes,  par  leur  caractère  irrésolu  et  mélancolique,  par  le  vague 
de  la  pensée  et  l'indécision  de  la  forme,  se  rattachent  à  ce  genre  de 
musique.  Je  ne  vous  conseille  pas  d'étudier  pour  la  première  fois 


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196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  chants  de  M.  Dessauer  par  une  belle  matinée  d'avril ,  lorsqu'il 
fait  grand  soleil  ;  car,  à  moins  que  vous  n'ayez  en  vous  cette  force 
expansive  dont  certains  hommes  doués  s'enveloppent  comme  d'un 
manteau  pour  se  soustraire,  pendant  leurs  heures  de  travail,  à 
l'action  du  dehors ,  vous  ne  les  comprendrez  pas.  Attendez  un 
jour  de  pluie  ou  de  vent  froid,  et  lorsque  les  nuages  se  croiseront 
au  ciel,  lorsque  les  grands  tilleuls  du  jardin  secoueront  leurs 
branches  avec  tristesse,  commencez  votre  élégie,  et  vous  verrez 
quel  orchestre  merveilleux  est  la  nature,  et  combien  il  est  impor- 
tant, pour  l'homme  qui  chante  avec  son  ame  plus  encore  qu'avec 
sa  voix,  de  s'accorder  toujours  sur  cet  orchestre. — Je  connus  autre- 
fois le  marquis  d'Op....,  vieux  gentilhomme  provençal,  qui  avait 
pour  coutume  de  se  soumettre,  dans  ses  études,  à  toutes  les  va- 
riations du  temps,  à  tous  les  caprices  de  la  saison.  Ii  réglait  sa  vie 
comme  on  règle  sa  montre,  au  soleil.  Resté  veuf  de  bonne  heure,  et 
sans  enfans ,  dernier  rejeton  d'une  famille  autrefois  puissante  et 
nombreuse,  il  se  tenait  loin  du  monde  qui  l'entourait,  pour  obéir 
à  certaines  lois  rigoureuses  d'une  fierté  patricienne  qui  n'est  plus 
guère  dans  nos  mœurs  aujourd'hui.  La  lecture  était  la  seule  oc- 
cupation de  sa  vie;  mais  aussi,  comme  il  entendait  ce  dernier 
plaisir  d'une  vieillesse  saine  et  robuste!  comme  il  avait  tout  calculé 
pour  faire  delà  lecture  une  jouissance  exquise,  une  volupté  choisie 
et  presque  sensuelle!  Il  lisait  toujours,  soit  qu'il  fût  dans  sa 
chambre,  le  corps  étendu  sur  un  large  fauteuil  de  moire  jaune,  ses 
pieds  dans  de  bonnes  pantoufles  ;  soit  qu'il  se  promenât,  frais  et 
rose,  et  poudré,  le  long  de  ses  vastes  moissons,  à  l'ombre  de  ses 
mûriers.  Chaque  matin ,  avant  de  prendre  le  livre  de  la  journée , 
ilouvrait  la  fenêtre,  et  demandait  conseil  à  la  nature;  il  observait 
le  ciel  avec  attention,  et,  selon  que  le  vent  soufflait  du  nord  ou  du 
sud,  il  emportait  avec  lui  tel  volume  plutôt  que  tel  autre.  Le  soleil 
agissait  sur  les  livres  de  sa  bibliothèque  comme  sur  la  terre  des 
prés  ;  il  y  en  avait  qui  sortaient  aux  premiers  rayons  de  mai,  en 
même  temps  que  les  bluets  et  les  marguerites  du  jardin ,  d'autres 
qui ,  pour  montrer  le  bout  de  leur  nez ,  attendaient  la  vigne  mûre 
et  les  longs  soirs  d'automne.  Pendant  les  froides  nuits  d'hiver ,  il 
arrivait  souvent  au  marquis  de.  s'enfermer  seul  dans  sa  chambre , 
comme  pour  une  œuvre  d'alchimie;  et  là ,  tandis  que  le  vent  gé- 


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POÈTE?  ET  MUSICIENS  ALLEMANDS.  i$T 

missait  au  dehors  dans  les  bruyères ,  tandis  que  la  neige  tombait 
silencieusement  sur  les  grands  chênes  dépouillés,  seul,  vis-à-vis 
d'un  grand  feu  qui  projetait  sur  le  tapis  de  bizarres  lueurs,  il  li- 
sait Hoffmann,  oui,  Hoffmann,  le  poète  allemand,  le  même  qui  a 
écrit  le  Majorât,  et  cette  merveilleuse  fantaisie  qui  a  nom  le  Pot 
d'or  ;  car  le  marquis  n'était  pas  de  ces  nobles  qui  repoussent  dé- 
daigneusement du  pied  toute  plante  qui  n'a  pas  été  semée  en 
môme  temps  que  leur  arbre  de  généalogie,  de  ces  nobles  ridicules 
qui  déclament  en  pleine  chambre  contre  les  idées  qui  ne  bran- 
lent pas  comme  eux  une  tète  blanchie  et  qui  radote.  Il  cultivait  la 
poésie  avec  passion,  et  suivait  avec  amour,  dans  leur  carrière  glo- 
rieuse, tous  les  jeunes  noms  étoiles  qu'il  avait  vus  l'un  des  premiers 
se  lever  au  firmament  ;  et  s'il  tenait  à  l'ancien  ordre  de  choses  par 
certains  liens,  tous  nobles  et  purs,  s'il  aimait  Dieu  et  son  roi,  cela  du 
moins  ne  l'empêchait  pas  délire  Hoffmann  dans  sa  langue  naturelle, 
qu'il  avait  apprise  pendant  l'émigration.  Un  jour,  comme  nous  par- 
lions ensemble  de  celte  étrange  manière  de  lire,  il  me  dit  :  Il  y  a 
des  hommes  qui  ont  la  faculté  de  s'élever  d'un  bond  aux  plus  hauts 
sommets,  et  dont  l'ame  indépendante  se  tend  et  se  détend  par  ses 
propres  forces ,  comme  la  corde  d'un  arc  merveilleux.  Ces  hom- 
mes-là sont  des  poètes;  qu'ils  traversent  la  vie  à  leur  gré,  qu'ils  ne 
prennent  à  la  nature  extérieure  que  tout  juste  ce  qu'il  leur  en 
faut  pour  composer  leur  miel ,  qu'ils  se  livrent  à  leur  fantaisie,  ils 
en  ont  le  droit,  ils  font  bien,  ils  sont  poètes;  mais  moi ,  pauvre 
vieillard  en  qui  les  malheurs  et  le  temps  ont  éteint  toute  force 
active,  brisé  toute  corde  vibrante,  je  ne  puis  vivre  de  cette  vie 
factice  ;  je  n'ai  chaud  qu'au  soleil  du  ciel,  je  n'ai  froid  qu'à  l'humi- 
dité de  la  terre.  Cet  appareil  dont  je  m'entoure  correspond  par- 
faitement aux  décors  du  théâtre,  et  me  donne  une  illusion  sem- 
blable. Depuis  que  je  me  suis  accoutumé  à  lire  de  la  sorte ,  j'ai 
découvert  dans  Hoffmann  des  choses  auxquelles  je  n'avais  d'abord 
pas  pris  garde,  et  qui  aujourd'hui  me  font  tressaillir.  Croyez-vous 
que  si  l'on  essayait  de  représenter  Shakspeare,  comme  on  faisait 
au  temps  de  la  reine  Elisabeth,  sur  un  théâtre  nu  et  meublé  d'un 
simple  poteau  portant  pour  inscription  :  ceci  est  une  forêt  ;  ceci  le 
port  de  Venise  ;  ceci  un  jardin  de  Vérone  ;  croyez-vous  que  le 
public ,  j'en  excepte  vous  et  nos  amis ,  prit  à  l'action  dramatique 


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558  KEVUE  MES  DEUX  MONDES. 

ufte  paît  aussi  vive?  Pour  moi,  je  ne  le  crois  pas.  Je  vais  plus  loin. 
Vous  savez  quelle  aversion  profonde  j'ai  pour  le  vin,  et  combien 
Fodeur  du  tabac  me  répugne;  eh  bien!  telle  est  mon  admiration 
pour  Hoffman  que ,  si  j'avais  dix  ans  de  moins ,  je  n'hésiterais  pas 
à  me  livrer  une  fois  à  toutes  les  débauches  des  tavernes  allemandes, 
certain  que  je  trouverais  au  fond  de  l'ivresse  des  trésors  qui  doivent 
demeurer  éternellement  enfouis  pour  moi.  —  11  y  a  deux  ans , 
dans  un  voyage  que  je  fis  en  Provence,  j'appris  que  le  vieux  mar- 
quis d'Op....  était  mort.  Il  était  mort  dans  son  cabinet,  un  matin 
en  lisant;  mort  comme  le  vieux  Goethe  qu'il  admirait  tant.  Le 
gentilhomme  français  et  le  prince  de  Weimar,  le  représentant 
ignoré  de  certaines  coutumes  abolies  pour  toujours ,  et  le  poète 
auguste  et  glorieux  des  siècles  nouveaux ,  avaient  eu  même  fin. 
Si  rien  n'a  été  dérangé  dans  son  cabinet ,  si  toute  chose  est  restée 
à  la  même  place,  rien  qu'en  voyant  le  dernier  livre  qu'il  a  lu , 
on  pourrait  dire  quel  temps  il  faisait  le  jour  qu'il  a  formé  les 
yeux  pour  l'éternité.  J'ai  souvent  pensé  depuis  à  cet  homme  ex- 
cellent, et  je  me  suis  servi  de  ses  conseils  bien  des  fois ,  à  propos 
de  certaines  œuvres  de  poésie  et  de  musique.  Au  fait ,  pourquoi 
ne  s'abandonnerait-on  pas  à  la  nature?  qui  donc  la  nature  a-t-ette 
jamais  trompé,  pour  qu'on  lui  refuse  cette  confiance  que  l'on 
donne  si  facilement  au  premier  pédant  qui  se  rencontre? 

Henri  Blaze. 


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SCIENCES 


NATURELLES. 


£r*  piuifs  îrr  Crapauî)** 


Quelque  étrange  que  soit  cm  phénomène ,  quelque  inexplicable  qu'il 
poisse  paraître,  la  science  aujourd'hui  ne  se  refuse  point  à  l'admettre 9 
pourra  qu'elle  ait  les  moyens  d'en  constater  la  réalité.  S'il  revient  à  des 
temps  et  en  des  lieux  déterminés ,  il  trouvera  les  observateurs  prêts  à  en 
étudier  les  diverses  circonstances ,  et  bientôt  prendra  place  parmi  les  faits 
positifs;  mais  si  ses  retours,  fussent-ils  même  très  fréquens,  n'ont  rien 
de  régulier,  il  faudra,  pour  qu'il  soK  admis,  que  le  hasard  vienne  l'offrir  à 
l'examen  de  quelqu'un  de  ces  hommes  dont  le  nom  lait  autorité,  ou 
qu'une  circonstance  imprévue  oblige  les  savans  à  prendre  en  considéra- 
tion des  témoignages  qu'ils  avaient  jusque-là  jugés  peu  dignes  de  con- 
fiance. Une  fois  cependant  qu'on  en  sera  venu  à  reconnaître  l'exacti- 
tude d'un  dernier  fait ,  on  verra  surgir  de  tous  cotés  des  faits  semblables  , 
ftde  proche  en  proche,  de  récits  en  récits,  on  remontera  souvent  jus- 
qu'aux limites  extrêmes  des  temps  historiques. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  au  commencement  du  tiède  pour  le  phénomène 
Bi  long-temps  contesté  de  la  chute  des  pierres  météoriques,  et  c'est  ce 


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160  REVUE  DBS  DEUX  MOlfSSt* 

qui  arrive  aujourd'hui  pour  le  fait  tout  aussi  étrange  des  pluies  de  cra- 
pauds. 

Ces  tardives  reconnaissances  de  vérités  depuis  long-temps  annoncées 
sont  un  sujet  de  triomphe  pour  certaines  gens  qui  parlent  sans  cesse  de 
la  vanité  des  sciences,  et  qui  au  reste  ne  réussissent  guère  à  mettre  en 
évidence  que  la  vanité  du  bel  esprit  — Vous  seriez,  messieurs,  leur 
pourrait-on  répondre,  bien  fondés  à  railler  les  savans  de  leur  incré- 
dulité, si  vous  aviez  pris  la  peine  de  réunir  les  documens  propres  à 
entraîner  leur  conviction;  mais  ce  n'est  pas  à  vous,  c'est  à  des  physiciens 
qu'est  venue  l'idée  de  faire  un  relevé  des  chutes  de  pierres  signalées  par 
les  auteurs  anciens  et  modernes.  Vous  connaissiez  peut-être  un  grand 
nombre  des  passages  qu'ils  citent;  mais  vous  y  avez  seulement  trouvé  ma- 
tière à  réflexions  sur  l'incertitude  des  témoignages  humains ,  et  vous  ne 
soupçonniez  guère  alors  qu'il  pût  y  avoir  quelque  intérêt  à  (aire  un  recueil 
de  tous  ces  contes  bleus.  —  La  vérité  est  que ,  jusqu'à  ce  que  la  réalité  du 
phénomène  fût,  sinon  établie,  du  moins  bien  près  de  l'être,  l'utilité  d'un 
pareil  travail  ne  pouvait  être  généralement  sortie.  La  longue  liste  d'aéro- 
lithes  donnée  par  Zahn  dans  un  ouvrage  publié  en  41596  passa  presque 
inaperçue;  celle  de  GWadny  au  contraire  fixa  Pattention,  parce  qu'elle  vint 
en  temps  opportun ,  c'est-à-dire  lorsqu'on  avait  pour  la  solution  de  la 
question  un  élément  nouveau  plus  important  encore  que  l'élément  histo- 
rique ,  lorsqu'on  en  était  venu  à  pouvoir  interroger  la  pierre  elle-même , 
et  à  distinguer  en  elle  des  traits  qui  décelaient  une  origine  étrangère  à 
notre  globe. 

Jusque-là ,  on  doit  le  reconnaître ,  il  n'y  avait  guère  plus  de  raison  pour 
s'arrêter,  dans  telle  phraae-de-Tite-Lrve,  au  premier  membre  qui  rappelait 
la  chute  d'une  pierre  louable  du  ciel ,  qu'au  second  qui  annonçait  que 
sous  le  même  consul  un  bceuf  avait  parlé.  Mais,  direz-vous,  la  chute  des 
pierres  est  un  événement  qui  se  répétait  si  souvent;  il  en  est  question  en 
tant  d'endroits...  Hé!  eroyez-vous  qu'on  n'ait  prétendu  qu'une  seule  fois 
qu'un  bœuf  avait  parlé?  Pline  dit  expressément  (livre  vm,  chapitre  45)  que, 
parmi  les  prediges  dont  on  conservait  la  mémoire,  celui-là  était  des  pis* 
fréquens.  Il  y  avait  des  règles  tracées  pour  la  conduite  qu'on  devait  tenir  en 
pareille  occasion,  et,  par  exemple,  la  coutume  était  que  le  sénat  s'assem- 
blât en  plein  air  chaque  fois  que  l'annonce  d'un  événement  de  ce  genre 
lui  était  transmise. 

Je  ne  prétends  pas  que  le  scepticisme  des  savans  n'ait  été  quelquefois 
poussé  beaucoup  trop  loin;  mais  je crofeque  c'est  un  inconvénient  auquel 
il  faut  saveir  se  résigner,  parce  qu'il  est  en  quelque  sorte  inséparable  de 
la  marche  qu'on  suit  aujourd'hui  dans  l'étude  de  la  nature,  marche  qui, 


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SCIENCES  NATURELLES.  161 

tonte  lente  qu'elle  paisse  paraître,  a  fait  faire  d'immenses  pas  aux  con- 
naissances humaines. 

A  tout  prendre,  il  vaut  mieux  qu'il  y  ait  retard  que  précipitation  dans 
f  admission  d'une  vérité  quelconque;  c'est  ce  dont  chacun  pourra  se  coor 
vaincre  en  y  réfléchissant  un  peu. 

Aujourd'hui ,  en  effet ,  il  n'y  a  pas  une  seule  branche  des  sciences  na- 
turelles dans  laquelle  le  nombre  des  faits  admis  ne  soit  si  grand ,  qu'il  est 
presque  impossible  à  un  seul  homme  de  les  vérifier  tous  par  lui-même.  H 
faut  donc,  pour  qu'il  puisse  s'avancer  sans  crainte  à  la  recherche  des 
vérités  nouvelles,  qu'il  sache  bien  qu'aucune  de  celles  qu'il  laisse  derrière 
lui  n'a  été  reçue  sans  un  scrupuleux  examen. 

Depuis  le  rapport  de  M.  Biet  sur  les  pierres  tombées  en  4803  dans  les 
environs  de  Laigle,  la  réalité  do  phénomène  a  cessé ,  du  moins  en  France, 
d'être  un  objet  de  discussion.  La  sagacité,  la  sagesse  avec  laquelle  toute 
cette  enquête  fut  conduite,  la  lucidité  de  l'exposition,  l'enchaînement 
parfait  des  preuves  ne  pouvaient  manquer  de  porter  la  conviction,  même 
dans  les  esprits  les  plus  prévenus;  cependant  on  peut  remarquer,  sans  que 
cela  diminue  en  rien  le  mérite  de  l'auteur  du  rapport,  que  les  voies  étaient 
déjà  plus  qu'à  demi  préparées  pour  la  réception  de  cette  vérité.  On  avait 
en  d'abord,  non-seulement  les  détails  donnés  par  l'abbé  Bachelay  sur  une 
pierre  tombée  en  4768,  et  relevée  encore  toute  chaude,  mais  surtout 
l'etamen  chimique  qui  en  avait  été  fait  par  plusieurs  membres  de  l'Aca- 
démie soas  la  direction  de  Lavoisier,  examen  qui  conduisit  à  ce  résultat 
importât, qne,  sous  le  rapport  de  la  composition,  cette  pierre  offrait  la 
plus  grande  analogie  avec  une  autre  qu'on  disait  être  également  tombée 
du  ciel  aux  environs  de  Goutances. 

Bientôt  on  eut  le  récit  très  détaillé  et  parfaitement  authentique  d'une 
pluie  de  pierres  survenue  en  4790  à  Barbotan.  En  4794 ,  Southey  fit  con- 
naître la  relation  Juridique  d'un  événement  semblable  survenu  en  Portu- 
gal; et  la  même  année,  pareille  chose  étant  arrivée  au  mois  de  juillet 
dans  les  environs  de  Sienne,  Hamilton ,  comte  de  Bristol ,  en  fit  le  sujet 
d'une  lettre  à  la  Société  royale  de  Londres.  D'autres  détails  également  cir- 
constanciés forent  donnés  par  M.  J.  Lloyd  Williams  sur  l'explosion  d'un 
météore  observée  à  Bénàrès ,  et  sur  la  chute  de  pierres  qui  l'avait  accom- 
pagnée. Fois  on  eut  les  observations  de  Ghladny  sur  les  masses  de  fer  na- 
tif trouvées  en  Sibérie,  sur  l'explosion  des  bolides  et  sur  les  corps  durs 
tombés  de  l'atmosphère.  Enfin,  tous  ces  documens  furent  repris  et  discutés 
en  Angleterre  par  M.  Howard ,  et  quoique  ce  savant  n'exprimât  qu'avec 
le  ton  du  doute  les  déductions  auxquelles  il  se  trouvait  conduit,  on  put 
dès  ce  moment  regarder  comme  infiniment  probable  que  les  masses  de  fer 
TOME  iv,  11 


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182  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

natif  trouvées  en  plusieurs  lieux  à  la  surface  du  sol ,  et  les  pierres  nommées 


communément  pierres  de  foudre,  étaient,  ainsi  que  l'avait  déjà  i 
Chladny,  le  résultat  de  l'explosion  des  bolides ,  qu'elles  étaient  réellement 
tombées  de  l'atmosphère. 

H  s'en  fallait  de  beaucoup  que  la  question  des  pluies  de  crapauds  lût 
aussi  avancée,  lorsque  le  hasard  la  fit,  il  y  a  quelques  mois,  agiter  au  sein 
de  l'Académie  des  sciences;  quoique  les  documens  ne  manquassent  pas, 
personne  encore  n'avait  pris  soin  de  les  réunir ,  n'avait  songé  à  les  discu- 
ter. A  la  vérité,  Cardan  et  quelques  autres  esprits  aventureux  avaient 
touché  ce  point,  mais  c'était  seulement  eu  passant ,  ce  trait  ne  leur  offrant 
rien  de  plus  étrange  que  presque  tous  ceux  dont  se  composait  alors  l'his- 
toire des  batraciens.  Cardan  toutefois,  comme  nous  le  verrons  bientôt,  se 
fusait  une  assez  juste  idée  de  la  cause  du  phénomène.  S'il  eut  le  tort  de 
ne  pas  commencer  par  bien  constater  le  fait  avant  d'en  proposer  l'explica- 
tion ,  ce  tort  était  celui  de  presque  tous  les  savans  du  même  siècle.  La 
fameuse  discussion  à  l'occasion  de  la  dent  d'or  s'éleva  vingt  ans  après  sa 
mort,  et  la  découverte  de  la  mystification  dont  tant  d'habiles  gens  avaient 
été  dupes  ne  corrigea  personne.  (1  fallut  que  Galilée,  et  non  Bacon,  comme 
on  le  répète  sans  cesse,  vint  opérer  celte  grande  conversion  en  prêchant 
à  la  fois  d'exemple  et  de  précepte. 

Plusieurs  des  données  à  l'aide  desquelles  on  est  parvenu  à  établir  la  réa- 
lité du  phénomène  dans  le  cas  des  aérolithes  manquent  tout-à-fait  dans 
l'autre  cas.  Dans  le  premier,  on  aura  pu ,  à  dix  lieues  du  théâtre  de  l'évé- 
nement, apercevoir  la  lumière  qui  précède  l'explosion,  entendre  le  bruit 
qui  l'accompagne  ;  dans  l'autre,  il  faudra  être  sur  le  lieu  même,  et  les  per- 
sonnes situées  à  quelques  toises  seulement  du  champ  qui  reçoit  cette  pluie 
d'êtres  vivans ,  n'en  seront  averties  par  aucun  signe.— Une  pierre  en  tom- 
bant lait  son  trou  dans  la  terre  ;  un  petit  crapaud  long  de  quelques  lignes 
ne  laisse  sur  la  poussière  qu'une  empreinte  à  peine  sensible,  et  que  le  pre- 
mier souffle  de  vent  va  effacer.—  La  pierre  reste  au  lien  où  die  est  tombée; 
le  crapaud  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  s'enfuir — En  quelque  lien  qu'on 
la  rencontre,  la  pierre  tombée  du  ciel  a  des  caractères  qui  la  séparent  des 
pierres  d'origine  terrestre;  le  crapaud,  une  fois  arrivé  au  terme  de  son 
voyage  aérien ,  n'offre  aucun  signe  auquel  on  poisse  le  distinguer  de  ceux 
qui  n'ont  jamais  quitté  le  marais.  Bref,  on  en  est  réiuit  à  de  simples  té- 
moignages, mais  on  sent  qu'il  serait  tout  aussi  peu  philosophique  de  re- 
jeter ce  genre  de  preuves  pour  un  cas  qui  n'en  admet  pas  d'autres  que 
de  s'en  contenter  toutes  les  fois  que  le  fait,  pouvant  être  reproduit  à  vo- 
lonté, offre  un  moyen  plus  direct  et  plus  sûr  de  vérification. 

Avant  d'examiner  en  détail  les  témoignages  relatifs  aux  pluies  de  en- 


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SCIENCES  NATURELLES.  163 

pauds,  nous  devons  faire  remarquer  qu'il  y  avait  des  raisons  toutes  parti* 
culières  pour  n'admettre  qu'avec  une  extrême  réserve  ce  qu'on  rap- 
portait de  singulier  relativement  à  ces  animaux.  Leur  histoire,  en  effet, 
se  trouvait ,  à  l'époque  de  la  renaissance  des  sciences  naturelles,  surchar- 
gée de  tant  de  fables,  qu'il  était  presque  impossible  de  faire  le  triage  du 
faux  et  du  vrai,  et  que  le  plus  court  parti  à  prendre  était  de  regarder 
comme  non  avenu  tout  ce  qui  s'était  dit  jusque-là.  On  recommença  donc 
courageusement  sur  nouveaux  frais,  et  l'on  ne  voulut  rien  recevoir  que  de 
l'observation;  aujourd'hui  on  peut  demander  quelque  chose  à  la  critique, 
«t  en  lui  donnant  pour  base  les  travaux  des  modernes ,  l'élever  vers  les 
Técits  des  anciens ,  afin  de  voir  s'il  se  trouve  quelque  chose  de  vrai,  même 
dans  ce  que  nous  aurions  d'abord  jugé  invraisemblable. 

Quand  on  est  arrivé  à  réunir  sur  quoi  que  ce  soit  des  notions  posi- 
tives, c'est  toujours  une  chose  curieuse  que  de  reporter  ses  yeux  en  arrière 
et  de  comparer  ce  qu'on  sait  avec  ce  qu'on  a  cru.  Presque  toujours  on  re- 
connaît que  les  assertions  les  plus  absurdes  reposent  sur  des  observations 
réelles,  mais  observations  incomplètes,  mal  comprises,  mal  expliquées; 
il  y  a  souvent  exagération ,  rarement  mensonge  prémédité. 

Non  est  de  nîhilo  quod  publica  fama  susurrât , 
Et  partem  veri  fabula  semper  habet. 

Je  n'ai  ni  la  prétention  de  connaître  tout  ce  qu'on  a  débité  de  merveil- 
leux sur  les  crapauds,  ni  l'intention  de  reproduire  ici  tout  ce  que  j'en  ai 
appris;  mais  ce  que  je  dirai  suffira ,  je  pense,  pour  justifier  la  réserve  des 
naturalistes  modernes ,  en  même  temps  que  ce  que  je  citerai  d'étrange  et 
de  bien  constaté  pourtant,  dans  l'histoire  de  ces  reptiles,  excusera  jus- 
qu'à on  certain  point  la  crédulité  des  naturalistes  anciens. 

Les  animaux ,  qui  pour  les  zoologistes  forment  le  sous-ordre  des  batra- 
ciens anoures ,  ont  entre  eux  des  traits  de  ressemblance  si  nombreux  et  si 
manifestes,  que  le  peuple,  bien  long-temps  avant  les  sa  vans,  avait  pour 
eux  des  noms  collectifs  ;  tels  étaient  ceux  de  batrachos  chez  les  Grecs,  de 
rana  chez  les  Latins.  Chez  nous,  il  n'y  a  pas  dans  le  langage  vulgaire 
de  mot  qui  corresponde  exactement  à  ces  deux-là,  et  dont  l'acception  soit 
aussi  générale;  le  peuple,  tout  en  reconnaissant  l'étroite  parenté  des 
espèces  qu'il  a  occasion  d'observer,  les  nomme  crapauds  si  elles  rampent, 
grenouilles  si  elles  sautent,  et  rainettes  si  elles  habitent  les  arbres.  Outre 
ces  différences  dans  les  habitudes ,  il  en  reconnaît  de  correspondantes  dans 
Porganisatîon  :  ainsi  il  assigne  pour  caractères  physiques  à  la  première 
tribu  nne  peau  rugueuse,  un  gros  ventre  et  des  pattes  courtes;  à  la  se- 
conde une  ceinture  déliée,  des  jambes  alongées  et  des  pieds- palmés;  à  la 

U. 


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164  RRVUE  DES  DEUX  MONDES. 

troisième  des  doigts  terminés  par  des  pelottes  au  moyen  desquelles  rani- 
mai adhère  à  la  surface  lisse  des  feuilles.  Dans  la  nature  les  caractères  ne 
sont  pas  aussi  nettement  tranchés,  et  la  division  en  trois  groupes  est 
réellement  insuffisante,  surtout  quand  on  ne  se  borne  plus  à  considérer 
les  espèces  <le  nos  pays;  cependant  elle  repose  sur  un  sentiment  assez 
juste  des  rapports,  et  si  les  anciens  eu  avaient  fait  usage,  nous  aurions  bien 
souvent  moins  de  peine  à  les  comprendre. 

A  la  vérité ,  les  noms  de  phrynè  chez  les  Grecs,  et  de  rubeia  chez 
les  Latins,  désignent  habituellement  quelque  espèce  de  crapauds;  mais 
il  n'est  pas  rare  de  les  voir  employés  lorsqu'il  s'agit  de  la  grenouille 
rousse.  Il  en  est  de  même  des  deux  mots  physale  et  bufo  (4)  ;  ces  mots  qui 

(r)  Le  mol  physale  vient  du  verbe  physao  qui  veut  dire  souffler,  se  tendre  d'air, 
se  gonfler  en  retenant  son  haleine;  le  verbe  latin  buffare  avait  les  mêmes  signifi- 
cations ,  et  il  les  a  toutes  conservées  en  passant  dans  la  langue  espagnole.  Il  paraît 
que  ce  verbe  devint  promptement  hors  d'usage ,  et  on  ne  le  trouve  point  chez  les 
écrivains  du  bon  temps  de  la  littérature  latine  ;  mais  ils  emploient  encore  son  dé- 
rivé buffm,  qui  signifie  un  coup  de  main  sur  la  joue  gonflée.  Les  acteurs  qui 
dans  les  farces  antiques  remplissaient  un  rôle  analogue  à  celui  du  paillasse  dans 
nos  parades  modernes ,  c'est-à-dire  qui  excitaient  les  risées  du  peuple  par  les  coups 
qu'ils  recevaient  à  tout  propos,  avaient  reçu  le  nom  de  buf fonts  (bouffons),  parce 
que,  comme  Ta  remarqué  Saumaise  dans  son  commentaire  sur  un  livre  de  Ter- 
tullien,  ils  se  gonflaient  les  joues ,  afin  que  les  soufflets  retentissent  mieux  ;  f  ajou- 
terai que  le  mot  soufflet,  qui  répond  au  buffa  des  Latins,  au  bofeton  des  Espagnols, 
a  une  origine  analogue. 

Le  nom  français  du  crapaud  me  parait  dériver,  et  par  une  même  suite  d'idées, 
du  verbe  crepo.  Ce  verbe  qui  répond  bien  à  notre  mot  crever,  c'est-à  dire  rompre 
avec  bruit  par  suite  d'une  distension  intérieure,  a  dû,  dans  l'origine,  se  rapporter 
à  la  cause,  non  à  l'effet,  et  exprimer  ainsi  l'action  de  se  gonfler  d'air.  C'est  du  moins  «  *s 

ce  que  semble  indiquer  le  mot  crepida ,  nom  donné  d'abord  au  soufflet  à  attiser  le  ^^fc 

feu,  et  qui  plus  tard ,  par  un  caprice  de  la  mode,  fut  appliqué  à  une  nouvelle  forme  ^^se 

de  pantoufles.  Tout  le  monde  sentira  comment  on  a  pu  être  conduit  à  donner  à  -*•  * 

un  batracien  un  nom  qui  signifie  se  gonfler  jusqu'à  rompre.  Personne  n'a  oublié 
la  grenouille  qui ,  à  la  vue  d'un  bœuf, 


Envieuse,  s'étend ,  et  s'enfle,  et  se  travaille, 
Pour  égaler  l'animal  en  grosseur. 


Et  Von  se  rappelle  aussi  que 


La  chétive  pécore 

S'enfla  si  bien  qu'elle  creva. 


/ 


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SCIENCES  NATURELLES.  165 

expriment  l'un  et  l'antre  la  propriété  qu'ont  certains  batraciens  de  s'enfler 
quand  on  les  attaque,  conviennent  plus  particulièrement  aux  crapauds, 
et  cependant  ils  s'appliquent  assez  souvent  à  des  grenouilles,  à  cause  de 
rhabitude  qu'ont  les  mâles ,  lorsqu'ils  croassent,  de  foire  sortir  de  chaque 
côté  du  cou  une  vessie  gonflée  cfair. 

Le  nom  de  calamité  s'applique  tantôt  au  crapaud  des  joncs  pour  lequel 
il  a  àû  être  inventé ,  tantôt  à  la  grenouille  verte ,  et  quelquefois  aussi  à  la 
rainette  vulgaire.  Pline  le  donne  comme  synonyme  de  diopètes.  Cependant 
ce  dernier  mot,  qui  signifie  tombée  du  ciel ,  n'indique  ni  une  espèce  ni  nn 
genre ,  et  rappelle  seulement  une  origine. 

Les  anciens ,  en  effet ,  distinguaient  par  leur  origine  des  batraciens  de 
trois  sortes  :  les  uns  provenant  de  parens  semblables  à  eux-mêmes ,  d'au- 
tres naissant  de  la  corruption  et  se  formant  de  toutes  pièces  dans  les  marais 
lorsque  le  soleil  du  printemps  en  met  la  fange  en  fermentation,  d'autres 
enfin  tombant  du  ciel  sur  terre,  ou  naissant  subitement  sur  la  poussière 
des  chemins,  sous  l'influence  vivifiante  (Tune  pluie  d'été.  Les  premiers, 
disaient-ils,  perpétuent  leur  race  par  les  moyens  ordinaires;  ils  vivent  plu- 
sieurs années ,  et  à  l'approche  de  l'hiver,  ils  vont  chercher  dans  des  trous 
profonds  un  asile  contre  le  froid.  Les  autres  ne  durent  qu'une  saison, 
et  à  la  fin  de  l'automne,  ils  se  résolvent  en  limon  pour  renaître  six  mois 
plus  tard.  Les  derniers  enfin  ont  une  existence  plus  courte  encore  et  qui 
ne  s'étend  guère  au-delà  d'un  jour. 

Il  n'y  a  aucune  réflexion  à  faire  relativement  au  premier  mode  de  gé- 
nération ,  et  quant  an  second ,  il  suffit  de  rappeler  que  jusque  vers  la 
fin  du  xviie  siècle,  il  était  généralement  admis,  non-seulement  pour  le 
pins  grand  nombre  des  insectes ,  mais  encore  pour  plusieurs  petits  mam- 
mifères. Depuis  qu'il  a  été  démontré  que ,  dans  la  plupart  des  cas  où  l'on 
avait  cru  voir  des  animaux  naissant  de  la  corruption ,  il  y  avait  réelle- 
ment une  filiation  à  la  manière  ordinaire ,  on  n'a  plus  voulu  admettre , 
pour  aucun  cas,  de  génération  spontanée;  peut-être  a-t-on  raison,  mais 
toujours  est-il  vrai  que  jusqu'à  présent  on  n'est  point  parvenu  à  se  rendre 
raison  de  l'apparition  de  certains  animaux,  notamment  de  celle  de  presque 
tous  les  vers  intestinaux.  , 

Pour  ce  qui  est  de  la  troisième  origine ,  je  dois  dire  qu'elle  n'était  pas 
admise  par  tous  les  anciens,  et  ainsi,  un  naturaliste  de  l'école  observa- 
trice, un  disciple  d'Aristote,  Théophraste,  croit  qu'on  s'était  fait  illusion 
sur  ee  point  et  montre  d'où  avait  pu  venir  l'erreur.  Son  maître,  je  le 
pense,  n'eût  pas  tranché  ainsi  la  question,  et  de  ce  qu'on  avait  pu  se 
tromper  quelquefois,  ils  n'eût  pas  conclu  qu'on  avait  dû  se  tromper  tou- 
jours. 


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166  ÏŒVCE  PE3  DEUX    MOSBES. 

Il  est  arrivé  une  fois  à  un  physicien  de  prendre  pour  un  aéroliihe  une 
pierre  lancée  sans  doute  de  la  rue  par-dessus  les  murs  de  sa  cour.  On 
conçoit  que  si  un  homme  véritablement  instruit  n'a  pas  été  à  l'abri  de 
cette  méprise,  bien  des  gens  en  pourront  commettre  de  semblables; 
mais  quand  on  leur  aura  prouvé  à  tous  qu'ils  ont  mal  vu ,  on  ne  sera  pas 
pour  cela  fondé  à  soutenir  qu'il  ne  tombe  jamais  de  pierres  du  ciel. 

Les  chutes  de  pierres  ont  été  plus  souvent  observées  que  les  pluies  de 
grenouilles,  et  mentionnées  plus  anciennement;  cependant  ces  dernières 
sont  indiquées  par  divers  écrivains  grecs  et  latins.  Pline  n'en  pat  le  pas,  il 
est  vrai ,  ce  qui  est  assez  étrange  de  la  part  d'un  auteur  aussi  ami  du  mer- 
veilleux ,  et  quand  il  emploie  le  mot  diopètes ,  c'est  sans  y  attacher  aucun 
sens  d'origine.  Comme  il  ne  donne  point  de  descriptions,  il  semble  im- 
possible de  savoir  au  juste  quels  batraciens  il  désignait  sous  ce  nom; 
mais  d'après  les  propriétés  médicales  qu'il  leur  attribue,  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'il  entendait  parler,  dans  un  cas,  du  crapaud  des  joncs,  et  dans 
l'autre,  de  la  rainette.  Quelques  mots  suffiront  pour  faire  comprendre 
comment  on  arrive  à  celte  déduction. 

Lorsqu'on  passe  en  revue  les  divers  spécifiques  successivement  préco- 
nisés, on  reconnaît,  non  sans  quelque  sentiment  de  honte,  que  tandis 
que  les  bons  sont  presque  toujours  dus  au  hasard ,  les  mauvais ,  au  con- 
traire, ont  en  général  été  proposés  par  suite  de  profonds  raisonnemens. 
Beaucoup  évidemment  l'ont  été  d'après  cette  idée  que  l'homme  peut  s'ap- 
proprier les  qualités  les  plus  saillantes  de  certains  animaux  en  faisant 
usage,  soit  à  l'intérieur,  soit  à  l'extérieur,  de  quelque  partie  de  leur  corps. 
C'est  ainsi  qu'aujourd'hui  encore  on  emploie  la  graisse  ou  la  moelle 
d'ours  pour  faire  pousser  les  cheveux.  S'il  s'agit  au  contraire  de  faire 
tomber  les  poils,  au  lieu  d'une  béte  velue  comme  l'ours,  on  doit  choisir 
quelque  animal  dont  la  peau  soit  parfaitement  nne.  Sous  ce  rapport,  cer- 
tains batraciens  ne  laissent  rien  à  désirer,  et  leur  nudité  est  même  passée 
en  proverbe  (4).  Aussi  dans  quelques  provinces  de  France,  on  recom- 
mande de  se  frotter  avec  le  sang  de  la  rainette  pour  faire  tomber  les  poils 
qui  croissent  entre  les  sourcils.  C'est  de  même  comme  épilatoire  que 
Pline  propose  d'employer  le  sang  des  diopètes  ;  ainsi  il  est  ti  es  probable 
que  c'est  des  rainettes  qu'il  entend  ici  parler.  Ces  animaux  ont  d'ailleurs 
été  quelquefois  désignés  sous  le  nom  de  dryophytes  (naissant  sur  les 


(i)  Il  n'est  pas  rare  d'entendre  des  gens  du  peuple  dire  à  un  quelqu'un  qu'ils 
taxent  d'étourderie  :  «  Tu  n'as  pas  plus  de  sens  qu'une  rainette  n'a  de  poils.  »  Ce 
même  dicton  le  trtuvc  aussi  parmi  les  Allemands. 


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SCIENCES  NATURELLES.  167 

arbres),  et  Pline  est  bien  capable  d'avoir  confondu  ce  mot  avec  celai  de 
diopèies  (  tombées  du  ciel  ). 

Notre  auteur,  dans  un  chapitre  précédent,  désigne  clairement  les  rai* 
nettes  par  l'habitude  qu'elles  ont  de  monter  sur  les  arbres  et  de  foire  en* 
tçndre  du  haut  des  branches  une  voix  dont  la  puissance  semble  tout-à-fait 
disproportionnée  à  la  taille  de  l'animal  (t).  Celle  voix  sonore  avait  fait 
sans  doute  envie  à  quelque  personne  enrouée,  mais  le  moyen  qu'elle 
avait  imaginé  pour  l'acquérir  était  des  plus  bizarres;  il  consistait  à  ouvrir 
la  bouche  de  l'animal  et  à  cracher  dedans.  Ce  n'était  d'abord  que  contre 
l'extinction  de  voix  que  le  remède  était  proposé-  puis  on  l'appliqua  an 
i-home,  cause  ordinaire  de  cet  acculent,  et  c'est  dans  ce  cas  que  Pline  le 
recommande.  Quant  aux  diopèies,  il  prescrit  leur  sang  mêlé  aux  pleurs 
de  la  vigne  pour  empêcher  de  repousser  les  cils  qui,  ayant  une  direction 
vicieuse ,  irritent  le  globe  de  l'œil  ;  je  ne  doute  pas  qu'on  n'ait  vu  s'opé- 
rer quelques  guérisons  à  la  suite  de  cette  pratique,  car  il  fallait  com- 
mencer par  arracher  le  poil,  et  cela  devait  parfois  amener  une  inflamma- 
tion de  la  paupière  suffisante  pour  détruire  l'organe  sécréteur.  C'est  ce 
qu'on  obtient  aujourd'hui  plus  sûrement  et  plus  simplement  en  cautéri- 
sant la  partie. 

Dans  le  second  passage  relatif  aux  diopètes  ou  calamités,  Pline  en  parle 
comme  fournissant  un  puissant  aphrodisiaque ,  et  ceci  parait  se  rapporter 
^au  crapaud  des  joncs  ou  au  moins  à  une  des  espèces  de  crapauds  propre- 

(1)  Les  anciens  paraissent  avoir  observé  avec  beiucoup  plus  d'attention  que 
xaous  le  chaut  des  grenouilles ,  et  ils  avaient  des  mots  pour  exprimer  ses  modifica- 
tions relativement  aux  espèces,  aux  sexes  elaux  saisons;  ainsi,  chez  les  Romains, 
*30us  trouvons  les  verbes  suivans  :  coaxare>  croasser;  brexare,  qui  rappelle  le 
~ft>rtkekekex  de  J.  B.  Rousseau  ;  gracidare  qui  parait  s'appliquer  plus  parliculière- 
apent  à  la  rainette ,  et  d'oi  est  venu  le  mot  graicet  ou  gresset ,  sous  lequel  cette 
espèce  est  encore  connue  en  Bretagne.  Ils  avaient  aussi  emprunté  aux  Grecs  le 
amot  oloijgo,  qui  désigne  le  chant  propre  à  la  saison  des  amours. 
-  «  Un  homme,  pour  qui  le  chaut  des  grenouilles  avait  des  charmes  ,  en  a  intro- 
duit,  dans  le  siècle  passé  ,  une  espèce  eu  Irlande;  jusque-là  il  n'existait  dans  celte 
lie  aucun  batracien  anoure,  et  le  peuple  croit  encore  aujourd'hui  que  les  cra- 
pauds n'y  sauraient  vivre.  SI.  Macartney,  que  j'aurai  plus  tard  occasion  de  citer,  a 
pris  la  peine  d'en  transporter  là,  afin  de  prouver  que  l'opinion  populaire  était  sans 
fbndemens. 

La  rainette  ne  se  trouve  point  en  Angleterre,  et  l'ou  a  cru  Long-temps  qu'il 
n'y  avait  qu'une  seule  de  nos  espèces  de  grenouilles  ;  M.  Don  en  a  découvert 
at  une  seconde  dans  le  voisinage  des  lacs  du  Fortarsbire, 


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468  EETUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  dits.  Ces  animaux,  en  effet,  sont  très  ardens  en  amour  et  très  per- 
sévérons. Tant  que  la  passion  les  tient,  aucun  danger  ne  les  effraie;  au- 
cune douleur  ne  les  détourne  de  leur  objet  Us  sont  comme  dans  une 
sorte  d'extase  qui  les  rend  insensibles  non-seulement  aux  coups,  mai* 
aux  mutilations  les  plus  graves,  et  on  peut  leur  couper  bras  ou  jambes 
sans  qu'ils  paraissent  s'en  apercevoir.  On  juge  bien  que  le  fait  une  fois 
observé,  on  ne  pouvait  manquer  d'en  faire  des  applications  conformément 
à  la  théorie  dont  je  viens  de  parler. 

Si  je  voulais  énuraérer  tous  les  remèdes  qu'on  empruntait  aux  batra- 
ciens, ce  serait  à  n'en  pas  finir  :  il  y  a  tel  chapitre  de  Pline  qui  seul  m'en 
fournirait  une  trentaine,  et  quelques-uns  sont  tellement  saugrenus,  que 
j'aurais  bien  de  la  peine  à  les  exprimer  décemment;  aussi,  lorsque  j'ai 
dit  qu'on  trouverait  beaucoup  moins  de  mensonges  que  d'erreurs  dans 
l'histoire  de  ces  animaux  telle  que  les  anciens  nous  l'ont  laissée,  je  faisais 
abstraction  de  toutes  les  applications  à  la  médecine  et  à  la  magie.  Dans 
celte  partie,  j'en  conviens,  il  y  a  cent  fois  plus  d'impostures  encore  que 
d'erreurs,  et  c'est  réellement  une  chose  affligeante  que  de  voir  tout  ce 
qu'on  a  pu  faire  croire  d'absurdités  aux  hommes  de  certaines  époques. 

Au  temps  où  Pline  écrivait,  Rome  était  infestée  d'une  foule  de  scélérats, 
.  demi-sorciers,  demi-médecins,  au  besoin  empoisonneurs,  qui  offraient 
aux  hommes  épuisés  des  moyens  de  réparer  leurs  forces,  promettaient 
aux  prodigues  des  héritages,  et  quelquefois  leur  fournissaient  les  moyens* 
d'avancer  l'époque  de  la  succession.  Ces  imposteurs  alors  avaient  beau 
jeu ,  car  si  les  gens  riches  ne  croyaient  plus  guère  aux  dieux ,  ils  croyaient 
plus  que  jamais  aux  mauvais  esprits,  à  la  fascination,  aux  antipathies, 
aux  sympathies ,  etc.  Rien  n'était  plus  aisé  que  de  s'emparer  de  leur 
imagination ,  et  afin  de  la  mieux  ébranler,  on  ne  manquait  pas  de  foire 
entrer,  dans  les  préparations  qu'on  leur  vendait  au  poids  de  l'or,  des  sub- 
stances empruntées  aux  animaux  qui  inspirent  le  plus  communément  l'hor- 
reur et  le  dégoût;  les  crapauds  ne  pouvaient  manquer  de  trouver  place 
dans  cette  pharmacopée.  Ils  y  paraissaient  sous  toute  espèce  de  former 
et  pour  toute  sorte  d'usages.  Ici  on  en  recommandait  l'emploi  à  celui  qui 
voulait  se  faire  aimer  de  la  femme  de  son  voisin,  là  à  celui  qui  voulait 
rendre  sa  femme  fidèle.  Pline,  qui  nous  a  conservé  les  deux  receltes ,  dit 
en  parlant  de  la  dernière  :  «  Il  faut  avouer  que  si  ce  moyen  réussit,  les: 
grenouilles  sont  plus  utiles  que  les  lois  pour  conserver  le  bon  ordre  dans 
la  société.  » 

Malgré  le  ton  railleur  qu'il  prend  dans  cette  circonstance,  Ptine 
^croyait  certainement  à  l'efficacité  de  la  plupart  de  ces  mystérieuses  prati- 
ques ;  autrement,  on  ne  concevrait  pas  comment  il  a  eu  la  patience  de  les 


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SGIEHCSS  NATURELLES.  :|Q9 

reproduire.  Il  ne  paraît  pas  douter  par  exemple  qu'on  ne  paisse  faire  dure  à 
«ne  femme  ses  pensées  les  plus  secrètes,  si  on  place  sur  son  cœuv  pendant 
qu'elle  dort  la  langue  tf  une  grenouille  ;  mais  il  faut  que  cette  langae  ait  été 
-arrachée  à  ranimai  Tirant  et  sans  qu'aucune  autre  partie  de  la  chair  y  soit 
jrestée  adhérente.  (Voy.  liv.  xxxm,  chap.  5.)  Il  est  vrai  qu'un  peu  aupara- 
vant il  avait  exprimé  ses  doutes  sur  la  possibilité  d'obtenir  le  même  effet 
-en  employant  le  cœur  du  hibou. 

Cette  similitude  d'usages  dans  deux  animaux  aussi  différons  pourrait 
Irien  être  fortuite ,  mais  je  croirais  plus  volontiers  qu'elle  tient  à  ce  que 
les  noms  latins  du  crapaud  et  du  hibou,  bubo  et  Zmfo,  se  ressemblant 
l>eaucoup,  on  aura  pris  l'un  pour  l'autre.  Ce  ne  serait  pas  an  reste  le 
*eul  exemple  de  confusion  entre  ces  deux  noms ,  j'en  citerai  un  autre  assez 

-  singulier. 

Albert-le-Grand  dit  que  le  crapaud  couve  les  œufs  de  l'alouette  et 
prend  soin  des  petits.  Cest  là  un  conte  bien  ridicule  sans  doute,  et  pour- 
tant il  a  été  fait  sans  que  personne  eût  l'intention  de  mentir. 

H  est  un  oiseau  que  son  organisation  rapproche  des  hirondelles ,  mais 
que  ses  habitudes  nocturnes  ont  fiait  quelquefois  placer  parmi  les  hibous; 

-c'est  l'engoulevent,  qu'on  désigne  encore  dans  quelques  provinces  de 
l'Amérique  espagnole  sous  le  nom  de  bufeo  ou  buho ,  nom  qu'on  donne 

-également  aux  effrayes,  aux  chouettes,  aux  chats-huans,  etc.  Son  nid, 
placé  à  terre,  grossièrement  construit  et  contenant  des  œufs  tachetés  à 

-fond  grisâtre,  aura  pu  être  aisément  pris  pour  un  nid  d'alouette;  quand 
ensuite  on  aura  vu  la  mère  se  poser  sur  ce  nid  et  couver  ces  œufs  qui 

-  semblent  trop  petits  pour  sa  taille ,  on  aura  cru  qu'elle  adoptait  une  fa- 
mille étrangère,  comme  la  fauvette  adopte  le  petit  du  coucou.  Le  fait, 

-ainsi  exprimé,  n'avait  rien  d'absolument  invraisemblable,  mais  il  devint 
4out-A-ftût  absurde,  quand  un  copiste  maladroit  eut ,  par  le  changement 
d'une  seule  lettre,  fait  d'un  bubo  un  bufoy  et  mis  le  crapaud  à  la  place 
de  l'engoulevent. 

Les  erreurs  qui,  avant  l'invention  de  l'imprimerie ,  naissaient  ainsi  de 
la  négligence  des  scribes ,  sont ,  surtout  en  ce  qui  touche  à  l'histoire  na- 
turelle ,  beaucoup  plus  fréquentes  et  plus  graves  qu'on  ne  le  suppose  com- 
munément; et  comme,  en  général ,  les  fautes  allaient  toujours  croissait 
4ms  les  copies  qui  se  faisaient  successivement  d'un  même  livre ,  je  ne  sais 
si,  en  assurant  la  pureté  des  textes,  la  découverte  de  Faust  ne  nous  a 
pas  rendu  un  service  aussi  grand  qu'en  multipliant  à  bas  prix  le  nombre 
des  exemplaires. 

Le  premier  avantage  ne  peut  aujourd'hui  être  aussi  généralement 
appr^é  que  le  dernier;  mais  je  ne  doute  pas  qu'il  n'ait  frappé  tous 


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HO  RSTUB  ABS  JWOX  HOMOB8. 

ceux  qui  ont  eu  occasion  de  firirc  des  recherches  dans  Jes  copies  d'ouvrages 
restés  long-temps  populaires  et  ainsi  très  souvent  reproduits.  On  peal 
même  en  juger  par  la  seule  comparaison  entre  les  premières  éditions  qui 
se  firent  d'après  ces  copies  altérées  et  celles  qui  furent  données  deux 
sièdes  plus  tard  par  de  savans  critiques. 

Il  y  avait  eu  vers  la  fin  du  treizième  siècle  une  grande  ardeur  pour  l'é- 
tude, surtout  dans  les  couvens  des  frères  mineurs,  et  plusieurs  des  mêmes 
de  cet  ordre  écrivirent  des  ouvrages  volumineux  où  ils  consignèrent , 
non-seulement  les  connaissances  empruntées  aux  ouvrages  anciens ,  mais 
celles  qu'ils  puisaient  dans  les  récits  des  voyageurs  contemporains.  Il 
se  fit  un  grand  nombre  de  copies  de  ces  livres ,  et  les  novices  auxquels  la 
tâche  était  confiée ,  rencontrant  une  foule  de  mots  nouveaux ,  les  estro- 
piaient fréquemment,  ou,  ce  qui  était  pis  encore,  y  substituaient  ceux 
d'objets  plus  connus.  Dans  le  dernier  cas,  il  y  avait  souvent  désaccord 
complet  entre  les  idées  que  faisait  naître  le  noaveau  nom  et  celle  que 
donnait  la  description  originale;  mais  venait  un  compilateur  qui ,  s'effor- 
çant  de  les  faire  cadrer,  ajoutait  d'un  côté,  retranchait  de  l'autre,  et  finis- 
sait par  produire  un  portrait  qui  ne  ressemblait  plus  à  rien. 

Un  croisé,  par  exemple,  décrit  sous  le  nom  de  Chiraf  une  bête  qu'il 
avait  vue  en  Syrie;  il  ajoute  qu'on  l'avait  amenée  d'Afrique  pour  la  pré- 
senter au  sultan.  Cette  dernière  particularité  est  omise  comme  oiseuse  par 
la  plupart  des  écrivains  qui  s'emparent  du  récit  du  voyageur,  de  sorte 
que  bientôt  l'animal  parait  être  originaire  d'Asie.  D'un  autre  côté,  le 
nom  s'altère,  et  après  quelque  temps  finit  par  s'écrire  ehimarai 
alors  la  description,  qui  jusque-là  était  assez  inconnaissable,  se  surcharge 
de  plusieurs  des  traits  appartenant  au  monstre  thébain.  Bref,  dans  les 
dernières  compilations,  la  nouvelle  chimère  qui  a  perdu  eneoessivement 
sa  patrie ,  son  nom  et  ses  formes ,  présente  une  énigme  plus  embrouillée 
encore  que  celles  que  proposait  l'ancienne. 

L'histoire  des  batraciens  nous  offrirait  une  foule  de  cas  semblables. 
Il  arriva ,  par  exemple ,  que ,  dans  quelques  passages  où  était  employé  le 
mot  grec  batraehos ,  un  copiste  lut  et  écrivit  baurBêh  qui  est  un  des  noms 
arabes  du  borate  de  soude.  L'erreur  fut  reproduite  dans  un  traité  très 
répandu  d'histohre  naturelle,  et  le  mot  borax  (c'est  ainsi  qu'on  f écrivit 
bientôt)  désigna  indifféremment  un  animal  et  un  minéral  ;  de  là  résultè- 
rent ,  comme  il  est  aisé  de  le  prévoir,  les  plus  étranges  méprises. 

Le  borax  minéral  avait  été  employé  avec  succès  comme  détersif  et  as- 
tringent dans  le  traitement  de  certains  ulcères,  on  n'hésita  p»  à  em- 
ployer pour  le  même  usage  le  borax-crapaud,  et  il  n'y  eut  de  doutes  que 
relativement  au  mode  ^administration  du  remède;  les  uns  faisaient  sé- 


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SCIENCE*  NATURELLES;  17f 

^a*er ranimai  à  l'ombre  avant  die  le  réduire  en  poudre,  d'antres  le  brû- 
laient pour  avoir  ses  cendres,  quelques-uns  «afin  ne  craignirent  pas  de 
YapplMfuer  tout  rivant. 

8î  oe  remède  révoltant  a  ptt  être  proposé ,  on  Tondrait  croire  du  moins 
^n'il  n'a  jamais  été  mis  à  exécution;  mais  il  n'est  pas  possible  d'en  douter» 
^t  beaucoup  de  médecins  s  went  que  de  malheureuses  femmes  y  ont  encore 
<pet<|nefbis  recours  pour  des  cancers  au  sein  lorsqu'elles  n'attendent  plus 
rien  des  méthodes  ordinaires  de  la  médecine.  Personne,  à  h  vérité,  n'o- 
serait aujourd'hui  proposer  ouvertement  une  pareille  recette ,  mais  on  l'a 
Ê*k  il  y  a  moins  d'un  siècle ,  et,  en  4768,  les  journaux  anglais  étaient 
pleins  des  cures  obtenues  par  ce  moyen ,  comme  les  nôtres  l'étaient,  en 
1848,  des  goémons  dues  à  l'usage  de  la  moutarde  blanche. 

On  sait  qu'un  remède  très  souvent  employé  parmi  le  peuple  >  dans  les 
cas  de  fièvres  intermittentes,  consiste  à  avaler  à  jeun  une  ou  plusieurs 
araignées  vivantes  ;  je  crois  avoir  entendu  dure  que  pour  d'autres  maladies 
on  a  proposé  d'avaler  un  crapaud  tout  vif;  mais  ce  que  je  sais  fort  bien, 
c'est  qu'il  s'est  trotvédes  gens  qui  l'ont  fait  par  bravade.  J'ai  vu  à  Laval, 
en  4814 ,  un  maçon  ou  tailleur  de  pierre  qui ,  étant  déjà  pris  de  vin  et 
n'ayant  plus  d'argent  pour  en  acheter  encore ,  déclara  à  ses  compagnons 
que ,  s'ils  voulaient  lui  en  payer  une  nouvelle  bouteille,  il  allait  avaler  un 
crapaud  qu'on  venait  de  trouver  dans  on  coin  du  cellier.  Le  marché  fut 
conclu  et  exécuté;  mais,  moins  d'une  heure  après,  il  fallut  transporter  à 
l'hôpital  le  malheureux  qui  suffoquait  ;  la  gorge  était  horriblement  en- 
flammée, et  la  langue  était  gonflée  au  point  de  ne  plus  tenir  dans  la 
bouche.  On  y  pratiqua  de  profondes  incisions,  et,  à  force  de  soins,  on 
parvint  à  faire  cesser  les  symptômes  les  plus  menaçans.  Lorsque  je  vis  le 
malade ,  il  se  croyait  près  de  reprendre  son  travail  ;  cependant  il  avait  le 
visage  boufA,  la  peau  d'un  jaune  paillé,  l'haleine  infecte,  la  respiration 
difficile  et  singultueuse.  J'appris  plus  tard  qu'il  avait  succombé  à  une  in- 
flammation de  l'estomac.  Pins  récemment,  le  même  fait  s'est,  à  ee  qu'on 
m'a  assuré,  présenté  deux  fois  dans  les  hôpitaux  de  Paris  ;  les  premiers  ao 
cidens  ont  été  arrêtés,  raab  je  ne  doute  pas  que  les  suites  n'aient  été 
fatales. 

J'ai  retrouvé  depuis,  dans  Diosôoride ,  au  livre  sixième  qui  traite  des 
poisons  et  de  leurs  remèdes ,  une  énomération  de  tous  les  symptômes  que 
j'avais  observés  sur  le  tailleur  de  pierre  raanceau.  Le  médecin  grec  ne 
dit  rien  qui  puisse  faire  croire  que  les  crapauds  eussent  été  pris  vivans; 
il  est  probable  que  le  poison  avait  été  administré  par  des  gens  mal  inten- 
tionnés, et  sous  une  forme  qui  permettait  de  le  déguiser.  Avicene  dit 
que  la  poudre  de  crapaud  desséché  produit  tous  ces  accidens,  et  il  m- 


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173  roi»  des  Marx  nomes. 

siste  en  ftorticulier  sur  l'inflammation  de  la  gorge  et  sur  le  sentiment  de 
brûlure  qu'éprouve  le  malade. 

On  a  été  long-temps  avant  de  savoir  au  juste  dans  quelle  partie  ré- 
sidait le  venin  des  crapauds,  et  beaucoup  de  gens  croyaient  que  tout  en 
eux  était  nuisible.  Elien  dit  qu'on  doit  se  garder  soigneusement  do 
souffle  d'un  crapaud  qu'on  a  irrité,  et  que  si  l'on  s'y  expose  imprudem- 
ment, on  en  reste  plusieurs  jours  pâle  et  livide.  Il  ajoute  que  le  regard 
de  l'animal  est  dangereux,  et  bien  d'autres  l'ont  cru  après  lui.  An  reste, 
si  l'œil  du  crapaud  agit  sur  l'homme,  l'œil  de  l'homme,  s'il  en  faut  croire 
certains  auteurs,  agit  non  moins  puissamment  sur  le  ertpaud.  Van- 
helmont  assure  que  si  on  place  un  de  ces  animaux  dans  «n  vase  assez- 
profond  pour  qu'il  n'en  puisse  sortir,  et  qu'on  le  regarde  fixement,  on  le 
fait  infailliblement  mourir.  Un  capucin  défroqué,  qui  se  faisait  appeler 
l'abbé  Rousseau  et  prenait  le  titre  de  médecin  de  Louis  XIV,. assure 
avoir  répété  quatre  fois  en  Egypte  cette  expérience  sans  qn'eUe.  manquât 
jamais ,  et  s'être  fait  ainsi  regarder  par  les  Turcs  comme  un  saint  à  mi- 
racles. Si  l'expérience  s'est  faite  en  plein  soleil,  elle  perd  beaucoup  de 
son  merveilleux;  car,  même  dans  nos  climats,  où  la  puissance  de  ses 
rayons  est  bien  moindre,  il  suffit  d'une  insolation  un  peu  prolongée  pour 
tuer  un  crapaud.  Averti  par  son  instinct  de  ce  danger,  l'animal  ne  s'y 
expose  jamais  volontairement,  et  ce  n'est  d'ordinaire  qu'à  l'entrée  de  la 
nuit  qu'il  se  met  en  campagne. 

Rousseau  dit  encore  que,  passant  par  Lyon  à  son  retour  des  pays 
orientaux,  il  voulut  recommencer  l'expérience.  Cette. fois  le  crapaud 
ne  mourut  point  ;  il  s'agita,  se  gonfla,  s'éleva  sur  ses  pattes  et  regarda 
l'abbé  avec  des  yeux  enflammés.  Celui-ci  bientôt  se  sentit  défaillir,  fut 
pris  d'une  sueur  froide,  d'un  relâchement  général.  Bref,  il  éprouva  les 
suites  ordinaires  et  bien  connues  d'une  grande  frayeur  ;  il  n'y  a  là  rien 
qui  ne  soit  assez  croyable. 

Si  l'on  attribue  à  l'œil  du  crapaud  un  pouvoir  de  fascination,  cela  ne 
tient  peut-être  pas  seulement  au  sentiment  pénible  qu'on  éprouve  à  sa  vue, 
sentiment  que  ses  formes  hideuses  et  son  odeur  rebutante  suffiraient  pres- 
que pour  inspirer ,  même  quand  il  ne  s'y  mêlerait  aucune  idée  de  danger. 
On  aura  remarqué  sans  doute  que,  malgré  la  lenteur  de  ses  mouvemens 
il  se  nourrit  d'insectes  très  agiles ,  et  on  aura  été  conduit  à  supposer  que 
les  mouches,  les  sauterelles  qu'on  lui  voyait  dévorer  étaient  attirés  vers  sa 
bouche  par  un  pouvoir  irrésistible,  comme  on  dit  que  le  sont  les  petits 
oiseaux  vers  celle  du  serpent.  Linnée  lui-même  est  tombé  dans  cette  erreur, 
et  ainsi  le  fait  vaut  la  peine  qu'on  s'y  arrête. 

Si  l'on  suit  les  mouvemens  d'une  grenouille  ou  d'un  lézard  qui  chassent 


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SCIENCES  NATURELLES.  173 

mjdx  mouches,  on  les  voit  s'approcher  avec  précaution,  puis,  quand  ils  sont 
à.  dislance  convenable,  se  précipiter  sur  leur  proie,  Tune  par  un  saut 
busqué,  l'autre  par  une  course  rapide.  Le  crapaud  parmi  les  batraciens, 
le  caméléon  parmi  les  sauriens,  mourraient  de  faim,  s'ils  étaient  forcés  de 
suivre  dépeint  en  point  cette  tactique;  aussi,  quoique  pour  eux  la  première 
partie  de  la  manœuvre  soit  la  même,  la  seconde  est  toute  différente.  Après 
le  temps  d'arrêt,  le  corps  du  crapaud  et  du  caméléon  ne  bouge  plus, 
wêw  leur  langue  est  lancée  vers  la  proie,  qu'elle  ramène  aussitôt  à  la 
lx>uche,  grâce  à  la  viscosité  dont  elle  est  enduite.  Cette  langue  chez  les 
deux  animaux  est  très  extensible  et  douée  4e  toute  l'agilité  qui  a  été  refu- 
sée aux  membres.  Le  double  mouvement  est  si  rapide,  qu'il  échappe  pres- 
que toujours  à  la  vue,  mais  il  y  a  plusieurs  moyens  de  s'assurer  que  c'est 
liten  la  langue  qui  va  chercher  l'insecte,  et  non  celui-ci  qui  se  précipite 
é»  la  bouche;  on  peut,  par  exemple ,  enfermer  un  crapaud  sous  une 
ckwhe  de  verre  et  faire  promener  des  mouches  sur  la  surface  extérieure. 
Le  crapaud  ne  s*aperoevant  pas  que  sa  proie  est  séparée  de  lui  par  une 
cloison  transparente,  darde  sa  langue  qu'on  entend  très  distinctement 
frapper  contre  le  verre  :  on  peut ,  par  ce  moyen  qui  est  dû  à  M.  Macarlney, 
apprécier  assez  exactement  le  maximum  d'àlongement  de  la  langue;  on 
voit  qu'elle  atteint  quelquefois  à  plus  de  deux  pouces  de  distance;  c'est 
une  portée  bien  moindre  d'ailleurs  que  celle  de  la  langue  du  caméléon; 
mais  il  était  juste  que  ce  dernier,  dont  les  mouvemens  sont  encore  plus 
gênés  que  ceux  du  crapaud,  fût  plus  favorisé  sous  quelque  autre  rapport. 

Notre  vieux  Belon  avait  très  bien  décrit  le  mécanisme  par  lequel  le 
crapaud  saisit  sa  proie ,  et  cela  aurait  dû  suffire  pour  empêcher  Linnée  de 
retomber  dans  l'ancienne  erreur. 

Il  est  impossible  déparier  du  caméléon  sans  songer  à  ses  changemens 
de  couleur;  hé  bien!  ces  changemens  se  retrouvent,  quoique  à  un  moindre 
degré,  dans  nue  espèce  de  crapaud.  Faut-il  croire  que  pour  l'un  comme 
pour  l'autre  cas,  la  nature  a  voulu  donner  à  un  animal  dépourvu  d'armes 
et  d'agilité  on  moyen  de  se  soustraire  à  la  vue  de  ses  ennemis  ;  c'est  ce 
que  je  ne  déciderai  point.  Je  ferai  remarquer  cependant  que  le  crapaud 
variable,  manquant  du  genre  de  protection  qui  résulte  pour  les  autres  es- 
pèces de  leurs  habitudes  nocturnes,  trouve  dans  cette  faculté  une  sorte  de 
compensation. 

U  existe  dans  nos  pays  un  crapaud  qui  semble  plus  que  tous  les  autres 
redouter  la  lumière,  et  qu'on  n'a  guère  occasion  d'observer  que  lorsque 
la  charrue ,  en  traçant  un  sillon ,  l'amène  par  hasard  à  la  surface  du  sol. 
On  conçoit  d'après  cela  qu'il  a  dû  s'offrir  bien  plus  souvent  aux  yeux  des 
laboureurs  qu'à  ceux  des  naturalistes;  aussi,  quoique  les  derniers  ne 


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174  REVUE  BBS  DEUX  MONDES. 

Talent  décrit  comme  espèce  distincte  que  depuis  un  petit  nombre  d'années, 
les  autres  le  connaissaient  depuis  des  siècles;  mais  supposant  que,  hors 
les  cas  de  force  majeure,  l'animal  ne  sortait  jamais  de  sa  oeil u le,  ils  en 
avaient  conclu  qu'il  devait  se  nourrir  exclusivement  de  terre.  Cette  fausse 
notion  fut  admise  sans  hésitation  par  des  écrivains  du  xr*  et  du  XIIe  siècle, 
étendue  à  toutes  les  espèces  du  genre ,  et  bientôt  embellie  de  circonstances 
merveilleuses.  Il  fut  admis,  par  exemple,  que  le  crapaud  prenant  par 
poids  et  par  mesure  la  terre  dont  il  se  nourrissait ,  ne  consommait  chaqet 
jour  que  la  petite  portion  comprise  sous  un  de  ses  pieds. 

Gomment  celte  bizarre  idée  avait-elle  pu  s'introduire?  c'est  ce  que  Ton 
conçoit  assez  bien  quand  on  remarque  dans  quelle  classe  d'ouvrages  die  a 
été  d'abord  présentée.  C'est  des  bestiaires  en  effet  qu'elle  est  passée  dans 
les  livres  d'histoire  naturelle;  or,  un  bestiaire  n'est  pas,  comme  bien  des 
gens  le  supposent ,  un  manuel  de  zoologie ,  mais  un  recueil  d'apologues. 

L'apologue,  employé  comme  moyen  d'instruction  de  temps  immé- 
morial, a  subi,  ainsi  que  toutes  les  choses  de  ce  bas  monde,  les  capri- 
ces de  la  mode,  et  ses  formes  ont  varié  selon  les  époques.  Tantôt  nous 
avons  de  longues  histoires  dont  des  hommes  sont  les  héros,  d'autres  fois 
de  petits  drames  où  divers  animaux  agissent  d'une  manière  plus  ou  moins 
conforme  au  caractère  qui  leur  est  communément  attribué.  Il  y  a  un 
temps  où  les  devises  seules  sont  en  faveur,  de  telle  sorte,  qoeSaavedra, 
voulant  faire  un  cours  de  politique  à  l'usage  des  princes,  croit  ne  pouvoir 
présenter  ses  maximes  qu'après  les  avoir  revêtues  de  cet  habiL  An 
moyen-âge,  on  a  les  bestiaires  qui  ne  se  distinguent  des  devises  qu'en  ce 
que  le  corps  est  toujours  pris  d'un  animal ,  et  que  Vame  est  relative  à 
quelque  point  de  dogme  ou  de  morale  chrétienne. 

Dans  les  bestiaires  les  animaux  ne  sont  pas,  comme  dans  les  fables 
proprement  dites,  des  acteurs  chez  lesquels  on  suppose  les  pensées,  les 
passions,  les  intérêts  des  hommes.  On  ne  les  met  pas  en  présence  les  uns 
des  autres,  on  les  passe  successivement  en  revue,  en  s'arrêtant  sur  un 
trait  de  leur  conformation  on  de  leurs  mœurs,  qui  sert  comme  de  texte  à 
sermon  pins  ou  moins  long.  Ce  qui  importe,  ce  n'est  pas  que  le  texte 
soit  juste,  mais  qu'il  conduise  par  une  déduction  aisée  à  une  bonne 
moralité.  Si  donc  un  nouveau  développement  s'offre  à  l'esprit  de  l'écri- 
vain, il  ne  se  fera  pas  scrupule  de  supposer  une  habitude  ou  au  moins 
une  intention  à  l'animal  qui  fait  le  corps  de  la  devise. 

Lorsque  le  coadjuteur  au  parlement  inventa  un  passage  de  Ckéron, 
qui  lui  fournit  l'occasion  de  se  louer  lui-même,  dans  une  circon- 
stance où  ceux  qui  l'entouraient  n'eussent  pris  la  parole  que  pour 
le  borner,  on  ne  le  traita  pas  de  faussaire;  ne  traitons  donc  pas  de 


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SCIENCES  NATURELLES.  175 

moteur  l'écrivain  qui,  dans  une  intention  beaucoup  plus  honnête, 
mm  ajouté  un  trait  fantastique  à  l'histoire  du  crapaud.  Il  trouve  un 
animal  qu'on  dit  se  nourrir  seulement  de  terre,  et  qui  a  par  consé- 
quent tout  le  globe  à  dévorer  avant  d'être  exposé  à  souffrir  de  la 
faim.  Il  nous  le  représente  ne  prenant  chaque  jour  dans  cet  inépuisable 
magasin  que  la  petite  portion  que  sa  patte  peut  couvrir;  le  stupide  animal 
craint  que  la  terre  ne  finisse  avant  lui  !  Je  le  demande ,  l'image  n'est-elle 
pas  bien  propre  à  faire  ressortir  la  folie  de  l'avare?  Si  donc  c'est  là  ce  que 
s'est  proposé  l'auteur  (et  je  crois  qu'on  n'en  peut  guère  douter,  puisque 
dans  les  écrits  de  cette  époque  c'est  toujours  comme  symbole  de  l'avarice 
que  le  crapaud  nous  est  présenté),  tant  pis  pour  ceux  qui  auront  été  cher- 
cher dans  son  livre  ce  qu'il  n'avait  jamais  voulu  y  mettre.  Supposez  qu'un 
zoologiste  moderne  ait  été  étudier  dans  7a  Nuit  de  mai  les  mœurs  dn 
pélican,  sera-t-il  bien  venu  ensuite  à  reprocher  à  M.  Alfred  de  Musset  de 
lui  avoir  mal  enseigné  l'histoire  naturelle  ? 

Je  m'aperçois  que  je  m'éloigne  de  plus  en  plus  de  mes  crapauds.  Il  faut 
<jue  je  me  hâte  d'y  revenir,  car  je  ne  suis  pas  au  quart  de  ce  que  je  vou- 
lais conter  de  leur  hUtoire  fabuleuse. 

J'ai  déjà  parlé  de  l'antipathie  qui  existait  entre  leur  espèce  et  la  notre; 
hé  bien!  cette  antipathie  même,  l'homme  avait  voulu  la  tourner  à  son 
profit,  et  voici  comment  : 

;•  A  une  certaine  époque ,  on  s'était  habitué  à  voir  dans  le  corps  humain 
une  image  de  l'univers,  un  microcosme,  comme  on  le  dit  plus  tard.  On 
admettait  que  dans  ce  petit  monde,  de  même  que  dans  le  grand ,  chaque 
partie  avait  son  existence  propre,  ses  mouvemens  indépendans,  qui,  à  la 
vérité,  concouraient  tous  vers  un  but  commun,  mais  ne  dérivaient  pas 
immédiatement  d'une  cause  unique.  C'était  comme  une  république  bien 
ordonnée,  dans  laquelle  chaque  membre  faisait  en  temps  opportun  ce  qui 
convenait  à  l'intérêt  de  tous  les  autres,  et  sans  avoir  besoin  d'être  averti 
par  eux.  Cet  heureux  accord  existant  non-seulement  entre  les  élémens 
corporels,  mais  encore  entre  l'esprit  et  la  matière,  l'hypothèse  fournis- 
sait une  manière  commode  de  se  rendre  compte  de  la  liaison  entre  les 
mouvemens  de  l'ame  et  ceux  du  corps;  c'était  une  sorte  d'harmonie  pré- 
établie, différente  pourtant  de  celle  deLeibnitz. 

Lorsqu'un  homme  rougit  de  plaisir  ou  pâlit  de  frayeur,  le  philosophe 
saxon  ne  voit  là  qu'un  changement  dans  le  rjiythme  du  cœur,  changement 
qui  ne  dépend  en  aucune  manière  de  l'affection  de  l'ame  ou  de  l'événement 
par  lequel  cette  affection  est  déterminée ,  mais  qui  était  calculé  d'avance  et 
de  toute  éternité  de  manière  à  se  produire  juste  à  ce  moment.  Dans  le 
système  dont  nous  parlons ,  au  contraire,  on  attribuait  ces  changemens  de 


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176  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

coloration  à  on  mouvement  propre  du  sang  lequel  se  portait  spontané* 
ment  au-devant  d'un  objet  agréable,  ou  reculait  devant  un  objet  effrayant. 
Le  sang  était  aiasi  supposé  capable  de  passions,  et  l'on  croyait  que  ces 
passions  pouvaient  s'exercer  quelque  temps  encore  après  la  mort.  De  là 
vint  l'usage  de  faire  comparaître  devant  le  cadavre  d'une  personne  assas- 
sinée l'homme  par  qui  l'on  soupçonnait  que  le  crime  avait  été  commis; 
on  pensait  que  le  sang  du  mort  devait,  à  l'approche  du  meurtrier,  s'élan- 
cer contre  lui  tout  bouillant  d'indignation,  et  jaillir  par  les  blessures.  Ce 
mode  étrange  d'instruction  criminelle  tomba ,  du  reste ,  en  désuétude  bien 
avant  que  la  doctrine  physiologique  sur  laquelle  il  reposait  fût  entièrement 
abandonnée.  Ce  fut  tout  le  contraire  pour  les  méthodes  de  traitement 
qu'on  en  avait  déduites  ;  quelques-unes  survécurent  de  plusieurs  siècles 
nu  système ,  et  telles  sont  en  particulier  celles  que  j'ai  à  indiquer  ici. 

Si  l'on  pouvait,  en  agissant  sur  les  passions  du  sang,  produire  chez  un 
mort  une  hémorrhagie ,  on  devrait  pouvoir,  à  plus  forte  raison,  l'arrêter 
chez  un  vivant  en  excitant  une  passion  contraire.  Lors  donc  que  le  sang, 
emporté  par  un  mouvement  aveugle,  semblait  vouloir  abandonner  le  corps 
et  perdre  la  communauté  en  se  perdant  lui-même,  au  lieu  d'opposer  à  sa 
Sortie  des  obstacles  que  peut-être  il  eût  forcés ,  on  lui  présentait  quelque 
objet  propre  à  le  faire  reculer  d'horreur;  or,  parmi  tous  ceux  auxquels  on 
pouvait  penser,  aucun  ne  semblait  mieux  approprié  que  le  crapaud.  Cet 
animal  trouva  donc  sa  place  dans  la  plupart  des  recettes  contre  l'hémor- 
rhagie,  et  il  y  figura  de  cent  manières  différentes,  tantôt  vivant,  tantôt 
mort,  réduit  en  poudre  ou  réduit  en  cendres,  tantôt  seul  et  tantôt  avec 
des  adjuvans,  c'est-à-dire  avec  des  substances  qu'on  supposait  douées  de 
propriétés  analogues. 

Une  des  manières  les  plus  simples  est  celle  qu'avait  mise  en  crédit  Fré- 
déric, duc  de  Saxe;  elle  avait  pour  objet  d'arrêter  le  saignement  an  nez, 
et  consistait  à  serrer  dans  la  main  un  crapaud  séché  à  l'ombre,  et  à  le  tenir 
ainsi  jusqu'à  ce  qu'on  ne  le  sentit  plus  froid.  Gesner  dit  que  cela  réussis- 
sait as?ez  souvent  ;  d'ailleurs  il  ne  s'abuse  point  sur  la  manière  d'agir  de 
-ce  remède;  le  sentiment  d'horreur  qu'éprouvait  naturellement  le  patient 
devait,  dit  ce  judicieux  écrivain,  avoir  pour  effet  de  diminuer  la  force 
des  pulsations  du  cœur,  et  tendait  ainsi  à  arrêter  le  cours  du  sang  préci- 
sément comme  l'eût  fait  une  syncope. 

Dans  le  combat  singulier  qui  eut  lieu  à  Lyon  entre  un  crapand  et  le 
capucin  Rousseau ,  le  moine ,  comme  on  l'a  vu ,  faillit  succomber  ;  mais  il 
ne  pouvait  s'en  prendre  qu'à  lui-même,  il  avait  commencé  les  hostilités.  Le 
cas  que  je  vais  rapporter  est  tout  différent;  le  crapaud  avait  pris  l'initia- 
tive pour  attaquer  un  moine,  et  il  l'eût  fait  périr  sans  doute,  si  cehû-ri 


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8CTENCES  NATURELLES.  177 

n'eût  trouvé  an  auxiliaire  sur  lequel  il  ne  pouvait  guère  compter.  Voici 
l'anecdote  telle  qu'on  la  peut  lire  dans  les  Colloques  d'Erasme. 

«  Il  règne,  dit  un  des  interlocuteurs,  une  profonde  inimitié  entre  le 
crapaud  et  l'araignée  ;  ils  ont  de  fréquens  combats,  et  je  t'en  veux  conter 
un  qu'on  dit  avoir  eu  lieu  en  Angleterre.  Tu  sais  que  dans  ce  pays  on  a 
coutume,  en  certaines  saisons  de  l'année,  de  couvrir  le  plancher  de  joncs 
fraîchement  coupés;  un  moine  donc  avait  apporté  dans  sa  cellule  une  botte 
de  ces  joncs  pour  les  y  éparpiller;  mais  avant  qu'il  l'eût  fait,  la  cloche  du 
dîner  l'appela,  et  en  sortant  de  table ,  il  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de 
s'étendre  sur  le  lit  et  de  prendre  son  somme.  Voilà  cependant  que  du 
milieu  des  joncs  sort  un  énorme  crapaud  qui  s'avance  vers  le  moine  en- 
dormi, se  place  sur  sa  bouche,  et  se  cramponne  des  quatre  pieds  aux 
deux  lèvres.  On  entre  par  hasard  dans  la  cellule,  on  est  frappé  d'horreur  ; 
mais  que  faire?  déranger  le  crapaud,  c'était  tuer  à  l'instant  le  moine;  le 
laisser  où  il  était,  c'était  quelque  chose  de  plus  horrible  encore.  Enfin 
quelqu'un  ouvrit  un  avis;  c'était  de  transporter  le  moine  avec  sa  couchette 
au-dessous  de  la  fenêtre  où  une  énorme  araignée  avait  tendu  ses  toiles. 
On  le  fit;  à  peine  l'araignée  eut-elle  aperçu  son  ennemi,  que,  se  laissant 
pendre  d'un  fil,  elle  arriva  jusqu'à  lui,  le  piqua  de  son  aiguillon,  et  re- 
monta rapidement  vers  sa  toile.  Le  crapaud  se  gonfla,  mais  ne  quitta  pas 
prise.  A  la  seconde  piqûre  on  le  vit  enfler  davantage,  mais  il  vivait  ton- 
jours;  à  la  troisième  enfin  ses  pattes  se  détachèrent,  et  bientôt  il  tomba 
mort.  Cest  ainsi  que  l'araignée  paya  au  moine  la  dette  de  l'hospitalité.  » 

«  Voilà  l'histoire  telle  que  je  l'ai  reçue  ;  tu  la  prendras  pour  ce  qu'il  te 
plaira.  » 

Des  écrivains  fort  antérieurs  à  Erasme  avaient  parlé  de  ces  combats 
entre  l'araignée  et  le  crapaud ,  sans  orner,  il  est  vrai ,  le  fait  principal  de 
tant  de  circonstances  accessoires,  mais  aussi  sans  exprimer  le  moindre 
doute  sur  son  authenticité. 

On  ne  voit  pas  trop  d'abord  ce  qui  a  pu  faire  croire  à  ces  haines  sans 
motif,  à  ces  combats  sans  but,  entre  deux  êtres  de  forces  disproportion- 
nées et  où  le  plus  faible  est  représenté  comme  l'agresseur  ?  La  fable  re- 
pose telle  sur  des  observations  vraies,  mais  mal  à  propos  généralisées? 
on  doit-elle  sa  naissance  à  quelque  quiproquo  du  genre  de  ceux  que  j'ai 
déjà  signalés?  Les  deux  hypothèses  sont  également  soutenantes.  Ainsi,  à 
l'appui  de  la  première,  on  devra  faire  remarquer  que  certaines  espèces 
très  carnassières  d'araignées  peuvent,  lorsque  la  faim  les  presse,  s'atta- 
quer, à  défaut  d'insectes,  à  de  petits  vertébrés ,  le  poison  qu'elles  portent 
leur  fournissant  un  moyen  de  paralyser  des  animaux  de  taille  très  supé- 
rieure à  la  leur.  Latreille  assure  que  la  piqûre  de  la  mygale  aviculaire  fait 
TOME  iv.  12 


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178  RETUB  DBS  DXUX  M0BNS. 

périr  en  quelques  minâtes  un  jeune  pigeon.  J'ai  tu  en  Amérique  on* 
espèce  beaucoup  plus  petite  produire  sur  l'homme  des  accidens  analogues 
à  ceux  qui  résultent  dans  notre  pays  de  la  morsure  de  la  vipère.  Nos  arai- 
gnées d'Europe  sont  moins  redoutables ,  mais  sans  croire  à  tout  ce  que 
Baglivi  et  d'autres  ont  débile  sur  le  compte  de  la  tarentule ,  on  fiait  bien  de 
se  méfier  des  piqûres  des  grosses  espèces ,  surtout  dans  les  contrées  méri- 
dionales, et  il  n'est  pas  douteux  qu'elles  ne  puissent  être  pour  certains 
reptiles  à  peau  nue  des  ennemis  redoutables.  M.  Berthelot ,  directeur  du 
jardin  d'acclimatation  de  l'Orotava ,  m'a  dit  que ,  se  promenant  un  jour 
dans  une  partie  peu  fréquentée  de  l'Ile,  il  aperçut,  sous  une  pierre  qu'il 
soulevait  pour  y  chercher  des  insectes,  une  araignée  cramponnée  sur  le 
dos  d'un  batracien  qu'elle  paraissait  avoir  déjà  blessé ,  et  dont  elle  roulait 
sans  doute  se  nourrir.  L'araignée  était  très  forte,  et  la  grenouille  apparte- 
nait à  une  espèce  très  petite  qui,  à  l'état  adulte,  n'a  pas  plus  d'un  pouce  de 
longueur;  mais  que  le  fait  eût  été  raconté  sans  détails  devant  un  auditeur 
ignorant  en  histoire  naturelle ,  il  se  serait  figuré  certainement  un  crapaud 
large  comme  la  main ,  une  araignée  grosse  au  plus  comme  un  pois ,  et  U 
n'aurait  pu  supposer  que  cette  dernière,  en  attaquant  le  reptile,  eût 
d'autre  but  que  de  satisfaire  une  aveugle  haine. 

Voilà  donc  une  première  manière  de  concevoir  l'erreur  sans  supposer 
le  mensonge;  en  voici  une  seconde,  et  c'est  celle  que  j'adopterais  le 
plus  volontiers. 

On  trouve  dans  toutes  les  parties  chaudes  de  l'ancien  et  du  nouveau 
monde  certains  sauriens  (  les  geckos)  dont  l'aspect  est  repoussant,  dont 
les  habitudes  sont  ténébreuses  presque  autant  que  celles  des  crapauds, 
et  qui  font  de  même  assez  souvent  leur  demeure  dans  les  trous  des 
vieux  murs.  Les  geckos  et  les  crapauds  peuvent ,  comme  voisins ,  comme 
gens  d'un  même  métier  (car  ils  vivent  l'un  et  l'autre  aux  dépens  des 
insectes),  avoir  quelquefois  des  querelles,  quelquefois  même  en  venir 
aux  coups.  Or,  une  espèce  de  gecko  porte  en  plusieurs  parties  de  l'Italie 
le  nom  de  tarentule  (tarmitola).  On  conçoit  dès-lors  très  bien  qu'on  ait 
pu  attribuer  à  la  tarentule-araignée  ce  qui  se  racontait  des  habitudes  de 
la  tarentule-gecko. 

•  On  pourra  remarquer,  comme  coïncidence  singulière,  qu'en  hébreu 
le  gecko  et  une  espèce  d'araignée  portent  aussi  le  même  nom ,  on  du 
moins  des  noms  assez  peu  différens  pour  que  les  traducteurs  les  aient 
souvent  confondus. 

Les  naturalistes  du  moyen-Age  sont,  je  crois,  les  premiers  qui  aient 
parlé  des  démêlés  entre  l'araignée  et  le  crapaud ,  et  quoique,  d'après  la 
manière  dont  ils  présentaient  la  chose,  le  pauvre  crapaud  n'eût  ane*n 


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SCIENCES  NATOHELLES.  179 

tort  dans  ces  batailles,  ils  partaient  de  là  peur  lai  attribuer  un  caractère 
haineux  et  querelleur. 

Cet  animal' est  fort,  méchant; 
Quand  on  l'attaque ,  il  se  défend. 

Us  citaient  encore  en  preuve  l'aversion  qu'il  a  pour  le  serpent,  pour 
le  serpent  qui  le  poursuit  et  qui  le  mange  ;  ils  auraient  presque  fait  un 
crime  à  la  pauvre  bête  de  se  mettre  en  travers  pour  n'être  pas  avalée. 

A  ce  propos ,  il  me  souvient  d'une  histoire  qui ,  lorsqu'on  me  Ta  contée, 
m'a  paru  fournir  l'explication  d'un  de  ces  nombreux  prodiges  que  nous 
présentent  les  annales  des  premiers  temps  de  la  république  romaine. 
Pline  rapporte  (livre  vm,  chapitre  44)  qu'à  l'époque  de  l'expulsion  des 
Tarquins  on  entendit  aboyer  un  serpent.  J'ai  déjà  fait  ma  profession  de  foi 
relativement  à  ces  récits  merveilleux,  et  dit  que  je  les  croyais  fondés  bien 
moins  sur  des  impostures  préméditées  que  sur  de  mauvaises  observations  ; 
je  pense  que  ce  dernier  cas  vient  encore  à  l'appui  de  mon  opinion.  On  en 
jugera,  au  reste,  après  avoir  entendu  l'anecdote  suivante,  que  je  tiens  de 
la  bouche  de  l'observateur  lui-même ,  feu  M.  le  comte  Real.  • 

a  Pendant  mon  exil  aux  Etats-Unis  je  me  promenais  on  jour,  disait-il , 
à  quelque  distance  d'une  maison  que  j'avais  fait  construire  sur  les  bords 
du  Saint-Laurent,  lorsqie  j'entendis  sortir  d'un  buisson  une  sorte  d'a- 
boiement étouffé.  Dirigeant  la  vue  du  côté  d'où  partait  le  bruit,  j'a- 
perçus le  corps  d'un  serpent  dont  la  tête  était  cachée  sous  de  larges  feuilles. 
Xe  mettre  en  joue,  le  tirer,  ce  fut  l'affaire  d'un  instant.  Le  serpent, 
frappé  à  mort,  s'alongea,  et  alors  j'aperçus  une  tête  qui  ne  semblait  pas 
moins  étrange  par  sa  grosseur  que  par  sa  forme;  au  lieu  de  deux  yeux 
^lle  en  présentait  quatre.  Je  me  frottais  les  yeux  moi-même  pour  m'as- 
«urer  que  j'étais  bien  éveillé;  or  jugez  si  ma  surprise  dut  redoubler  lors- 
que je  vis  que  cette  tète  croissait  très  sensiblement  en  longueur  :  je  m'ap- 
prochai cependant ,  et  je  pus  alors  distinguer  un  crapaud  qui  se  déga- 
geait avec  peine  de  la  gueule  du  reptile  dans  laquelle  il  était  sans  doute 
presque  entièrement  englouti,  lorsqu'il  faisait  entendre  le  cri  de  détresse 
*rae  j'avais  pris  pour  un  aboiement.  Il  sortit  enfin,  assez  maltraité,  mais 
encore  plein  de  vie,  et  il  s'en  alla  bon  train,  sans  me  dire  seulement: 
Orand  merci.  J'ai  dû  lui  pardonner  cependant;  les  hommes,  long-temps 
Vivant  les  crapauds,  m'avaient  appris  à  ne  pas  compter  sur  la  reconnais- 
sance. » 

J'aurais  encore  beaucoup  de  traits  à  ajouter  à  l'histoire  merveilleuse  du 
Crapaud;  je  devrais  parler  de  sa  prétendue  transformation  en  poisson, 
de  la  pierre  qu'on  croyait  contenue  dans  sa  tête  et  qui  devait  fournir 

12. 


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|gO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  antidote  infaillible  contre  toate  espèce  de  poison ,  enfin  de  la  «acuité 
qu'on  lui  supposait  de  vivre  sans  air  et  sans  alimens,  renfermé  au  centre 
des  roches  les  plus  dures;  mais,  dans  cette  dernière  question  seule,  il 
y  aurait  matière  à  tout  un  article,  et  comme  c'est  encore  aujourd'hui  un 
sujet  de  controverses,  j'aurai  sans  doute  plus  tard  occasion  d'y  revenir. 

En  passant  en  revue  les  principales  fables  relatives  aux  crapauds ,  j'a- 
vais pour  but ,  comme  je  l'ai  dit,  de  faire  comprendre  la  répugnance  des 
naturalistes  modernes  à  s'occuper  d'un  fait  d'ailleurs  peu  croyable,  et  qui 
se  présentait  si  mal  accompagné.  Il  me  resterait  maintenant  à  excuser  la 
crédulité  des  naturalistes  anciens,  celle  des  savans  du  moyen-âge  et  du 
vulgaire  de  nos  jours,  en  montrant  combien  il  y  a  de  traits  merveilleux 
dans  l'histoire  positive  de  ces  animaux,  et  combien  il  était  facile  k  des 
hommes  peu  accoutumés  à  nos  méthodes  rigoureuses  <f  investigation  de  se 
laisser  induire  en  erreur  sur  différens  points.  Cette  seconde  partie,  pour 
être  complète,  devrait  être  traitée  plus  longuement  encore  que  la  pre- 
mière; mais  comme  depuis  quelques  années  l'histoire  naturelle  est  assez 
généralement  cultivée,  je  pourrai  me  contenter  de  rappeler  ici  briève- 
ment les  généralités ,  et  pour  les  faits  particuliers  de  citer  seulement  les 
plus  saillans. 

Les  batraciens  anoures,  ou  grenouilles  (en  prenant  ce  mot  dans  le 
sens  étendu  qu'avait  celui  de  batrachos  chez  les  Grecs ,  et  celui  de  rana 
chez  les  Latins),  sont,  comme  on  le  sait,  des  animaux  ovipares.  Les  œufs 
sont  renfermés,  non  dans  une  coquille  solide,  comme  ceux  des  oiseaux, 
ou  dans  une  enveloppe  flexible  et  d'ailleurs  très,  résistante ,  comme  ceux 
des  reptiles,  mais  dans  une  membrane  mince  et  perméable  à  l'eau.  Il  en 
résulte  qu'ils  se  gonflent  s'ils  sont  immergés  dans  un  liquide,  et  qu'au 
contraire  ils  se  dessèchent  et  se  racornissent  s'ils  sont  abandonnés  dans  un 
air  sec  ;  c'est  ce  que  les  pareils,  au  reste,  ont  toujours  bon  soin  d'empêcher. 

La  sortie  de  ces  œufs  est  quelquefois  accompagnée  de  circonstances 
singulières;  ainsi,  dans  une  espèce  d'Europe,  le  mâle  aide  la  femelle  à 
se  débarrasser  de  ses  œufe ,  se  les  attache  en  paquets  sur  les  deux  cuisses 
et  se  retire  dans  quelque  lieu  humide.  Au  bout  d'un  certain  temps,  il 
quitte  sa  demeure  terrestre,  et  va  chercher  une  eau  dormante,  afin  de 
s'y  plonger.  Par  suite  de  cette  immersion,  les  œufa  se  gonflent,  leur  mem- 
brane se  fend ,  et  les  petits  se  mettent  aussitôt  à  nager  dans  la  mare ,  où 
ils  continuent  à  séjourner  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  subi  toutes  leurs  méta- 
morphoses. Le  crapaud  accoucheur  (c'est  ainsi  qu'on  le  nomme)  estasse* 
commun  dans  les  environs  de  Paris  ;  cependant  il  n'y  a  pas  très  long-temps 
qu'on  a  remarqué  ces  habitudes  singulières,  que  M.  Demours  a  le  premier 
décrites. 


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SCIfcKCES  NATURELLES,  J8t 

-  Les  espèces  étrangères,  qui  forment  le  genre  pipa,  offrent  encore  quel- 
que chose  de  pins  singulier.  Celle  qu'on  a  connue  la  première  vit  à 
Cayenne  et  à  Surinam  dans  les  endroits  obscurs  des  maisons.  Lorsque 
les  œufe  sont  pondus,  le  mâle  les  place  sur  le  dos  de  la  femelle  qui  sur- 
le-champ  se  rend  à  l'eau.  La  peau  de  son  dos  se  gonfle  et  forme  des 
cellules  dans  lesquelles  les  œufo  éclosent  et  où  les  petits  subissent  leurs 
métamorphoses,  ne  sortant  de  cette  prison  qu'au  moment  où  ils  ont  pris 
la  forme  qu'ils  doivent  garder  jusqu'à  la  fin  de  leur  vie. 

Dans  le  plus  grand  nombre  des  cas ,  les  œufs  déposes  simplement  dans 
l'eau  s'y  gonflent,  et  au  bout  de  quelques  jours  laissent  chacun  échapper 
un  petit  êfre  qu'on  a  appelé  têtard  à  cause  de  la  grosseur  de  sa  tête  qui 
semble,  en  effet ,  hors  de  toute  proportion  avec  le  reste  du  corps. 

Quelle  que  soit  l'espèce  de  batraciens  à  laquelle  il  appartienne,  le  têtard 
est  toujours  très  actif.  Ses  mouvemens  sont  irréguliers  et  comme  tortueux, 
ce  qui  lui  avait  valu  chez  les  Latins  le  nom  de  gyrin.  Pline ,  jsous  ce  nom , 
le  décrit  assez  bien;  mats  il  croit  que  c'est  là  son  premier  état,  et  par 
conséquent  il  ne  considère  point  les  batraciens  comme  ovipares. 

Le  têtard  se  meut  à  l'aide  de  sa  queue ,  et  on  ne  lui  voit  d'abord  aucun 
membre;  seulement,  pendant  lés  premiers  jours ,  il  a  de  chaque  côté 
du  cou  de  petites  franges  qui  se  détruisent  bientôt,  ou  qui ,  s'il  en  fout 
croire  Swammerdam,  s'enfoncent  seulement  sous  la  peau  pour  former  les. 
branchies  à  l'aide  desquelles  l'animal  respire.  Les  pattes  de  derrière  se 
développent  peu  à  peu  et  on  peut  en  suivre  les  progrès  ;  celles  de  devant 
se  développent  aussi,  mais  soos  la  peau  qu'elles  percent  ensuite.  Alors 
la  queue  se  résorbe  par  degrés  ;  un  petit  bec.  corné  qui  servait  au  jeune 
animal  pour  diviser  les  substances  dont  il  se  nourrissait  dans  son 
premier  âge,  tombe  et  laisse  apercevoir  les  véritables  mâchoires  qui 
d'abord  étaient  molles  et  cachées;  l'œil,  qui  ne  s'apercevait  qu'à  cause 
de  la  transparence  de  la  peau ,  se  découvre  avec  ses  paupières.  Les  bran- 
chies s'anéantissent  et  laissent  les  poumons  exercer  seuls  la  fonction  de 
respirer,  qu'elles  partageaient  avec  eux.  L'animal  a  pris  la  forme  qu'il  doit 
toujours  désormais  garder. 

Mais,  chez  les  batraciens  à  l'état  parfait ,  les  poumons  ne  sont  pas  les 
seuls  organes  chargés  de  la  respiration,  la  peau  est  aussi  un  organe  res- 
piratoire ,  c'est-à-dire  que  le  sang  contenu  dans  les  vaisseaux  qui  s'y  dis- 
tribuent se  met  en  rapport  avec  l'air  extérieur  pour  y  puiser  les  élément 
dont  il  a  besoin  et  y  verser  ceux  dont  il  doit  se  débarrasser.  Gette  res- 
piration cutanée  ne  peut  s'effectuer  qu'autant  que  la  peau  est  souple,, 
humide,  et  la  conserver  dans  cet  état  est  un  des  premiers  soins  de  l'ani- 
mal ,  dès  qu'il  a  subi  sa  dernière  métamorphose.  S'il  appartient  à  vm 


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182  RBfUE  DBS  WÈI7X  «ORBES. 

espèce  terrestre,  il  va  chercher  sur-le-champ  une  retraite  dans  qudqbe 
lieu  peu  exposé  à  l'action  du  soleil  et  on  l'air  ne  soit  pas  trop  sec  ;  com- 
munément il  se  met  en  ronte  de  nuit,  et  quand  le  soleil  le  surprend,  0 
s'empresse  de  chercher  an  gîte ,  entrant,  si  rien  de  mieux  ne  se  présente, 
an  fond  des  fentes  qai  se  produise»!  dans  le  sol  par  l'excès  de  la  séche- 
resse. Souvent  l'émigration  a  été  nombreuse,  aussi  arrive-tàl  quelquefois 
qu'an  grand  espace  nu  brûlé  par  le  soleil ,  crevassé  en  tous  sens ,  et  oà  il 
n'y] a  pas  apparence  d'un  seul  être  vivant,  se  peuple,  après  quelques 
minutes  de  pluie,  d'une  multitude  de  crapanls  qui  s'attirent  da  plus 
profond  des  fentes  et  viennent  jouir  de  l'humidité  à  la  surface. 

Dans  les  parties  tropicales  de  l'Amérique,  où,  comme  je  l'ai  dit,  le 
pipa  vit  volontiers  dans  l'intérieor  des  maisons,  il  suffit  qu'on  arrose  le 
plancher  (si  on  pent  dire  plancher  quand  c'est,  comme  dans  le  cas  le  plus 
ordinaire ,  seulement  de  la  terre  foulée) ,  pour  voir  sautiller  bientôt  une 
multitude  de  petits  crapauds  qui ,  moins  prudens  et  plus  presses  de  jouir 
que  leurs  anciens,  ayant  d'ailleurs,  à  cause  de  la  plus  grande  finesse  de 
leur  peau ,  plus  de  besoin  d'en  entretenir  l'humidité  ,  se  hâtent  de  venir 
se  vautrer  dans  les  gouttes  d'eau  avant  qu'elles  se  soient  évaporées  ou 
aient  été  absorbées  par  le  sol. 

Les  premiers  Espagnols  qui  ont  été  témVins  de  ces  apparitions  soudaines 
paraissent  n'avoir  pas  douté  que  ces  animaux  ne  fussent  nés  soudaine  - 
ment 'aux  lieux  où  ils  les  apercevaient,  et  par  le  simple  contact  de  la 
terre  et  de  l'eau.  Pierre  Martyr  dît  que  cela  se  voit  tous  les  jours  à 
Veragua;  mais  comme  Martyr  était  un  érudit,  il  se  pourrait  bien  qu'il 
eût  été  chercher  chez  les  anciens  l'explication  d'un  fait  qui  lui  avait  été 
donné  sans  commentaires. 

Du  moment  où  la  terre  redevient  sèche,  elle  cesse  de  convenir  à  nos 
jeunes  batraciens,  qui  ne  tardent  pas  à  regagner  leurs  retraites.  Leur 
disparition  soudaine  devenait  donc  encore  un  sujet  d'étonnement  et  par 
suite  d'explication*  hasardées.  Au  reste,  puisqu'on  admettait  que  ces  ani- 
maux s'étaient  formés  instantanément  par  le  simple  contact  de  l'eau  du 
ciel  avec  la  terre,  il  n'y  avait  pas  plus  de  difficulté  à  supposer  qu'ils 
s'anéantissaient  presqu'aussi  soudainement  après  quelques  heures  par  la 
séparation  de  ces  deux  élémens  sous  l'influence  de  la  chaleur.  C'était,  en 
effet,  l'opinion  de  plusieurs  philosophes  anciens,  et  on  la  retrouve,  jusque 
vers  la  fin  du  xvr9  siècle,  professée  par  des  hommes  d'ailleurs  éclairés; 
chez  ceux-ci  elle  est  quelquefois  un  peu  modifiée,  sans  devenir  pourtant 
plus  plausible.  Ainsi  Mathiole,  après  avoir  rapporté  ce  que  dit  Pline  de 
grenouilles  qui  naissent  de  la  vase,  et  qui,  après  six  mois,  retournent  en 
limon,  pour  ressusciter  ensuite  au  printemps,  ajoute  la  remarque  sui- 


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j 


Tante  :  a  A  ceci  l'expérience  est  du  tout  con&raire,  car  tout  le  loug  de 
«  l'an  on  trouve  des  grenouilles  aux  marais  maritimes,  qui  ne  gèlent 
«  point.  C'est  pourquoi  je  pense  que  Pline  entend  de  celles  qui  a'engen- 
«  drent  de  la  corruption  de  la  terre  et  de  l'eau  aux  pluie* d'été,  lesquelles, 
«  à  la  vérité,  se  dissipent  en  limon.  » 

Cette  idée  qu'une  espèce  de  grenouilles  ou  de  crapauds  se  résout  en 
limon  à  l'approche  de  l'hiver,  est  l'expression  théorique  d'an  fait  mal 
observé.  Quoique,  dans  les  marais  où  l'eau  de  la  mer  pénètre  et  main- 
tient la  température  à  une  certaine  élévation,  on  puisse,  comme  le  dit 
Mathiole,  voir  toute  l'année  nager  des  grenouilles,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que,  dans  les  pays  tempérés,  les  batraciens  s'engourdissent  vers  le 
commencement  de  la  saison  froide;  mais  avant  que  la  stupeur  les  ait  saisis, 
ils  ont  songé  à  s'assurer  une  cachette  où  ils  soient  à  l'abri,  et  des  rigueurs 
de  la  saison,  et  de  la  dent  de  leurs  ennemis.  Les  espèces  aquatiques  s'en- 
foncent dans  la  vase,  où  quelques-unes  pénètrent  si  profondément,  qu'il 
est  bien  difficile  que  le  hasard  seul  les  fasse  découvrir.  Parmi  les  cra- 
pauds de  notre  pays,  le  bombinator,  on  crapaud  sonnant,  est,  à  beaucoup 
près,  celui  qui  se  cache  le  mieux;  Bosc  raconte  qu'ayant  feit  fouiller  à  la 
bêche  une  mare  où  quelques  semaines  auparavant  nageaient  des  milliers 
de  ces  animaux,  on  n'en  trouva  d'abord  pas  de  trace,  quoique  l'instru- 
ment à  chaque  fois  s'enfonçât  de  plus  d'un  pied  dans  la  vase;  de  sorte 
que  si  l'on  n'eût  pas  fouillé  plus  profondément ,  on  eût  dû  croire  qu'il  ne 
restait  pas  là  un  seul  crapaud,  quoiqu'on  fût  bien  certain  que  pas  un 
n'était  parti. 

Le  crapaud  sonnant,  quoique  le  plus  petit  de  nos  pays,  est  à  beaucoup 
près  le  plus  bruyant.  Son  croassement,  dans  les  soirées  d'été,  surtout 
lorsqu'il  a  plu  pendant  le  jour,  s'entend  à  nne  grande  distance  et  est 
d'une  monotonie  insupportable.  Quand  donc  arrive  l'époque  où  il  cesse  de 
chanter,  c'est  un  soulagement  pour  tout  le  voisinage ,  et  on  le  remarque 
d'autant  mieux,  que  les  parages  fréquentés  par  cette  espèce  ne  le  sont 
guère  par  les  autres.  Les  mares  deviennent  ainsi  tout  à  coup  silencieuses 
et  désertes,  et  comme  on  ne  voit  pas  ce  qu'ont  pu  devenir  tous  ces  ani- 
maux qui,  cependant ,  six  mois  plus  tard,  se  rencontrent  aussi  grands , 
aussi  nombreux  et  aussi  bruyaus,  je  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  à  eux 
que  se  rapporte  le  passage  de  Pline  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

Au  reste,  comme  le  noble  Romain,  dans  les  emprunts  qu'il  a  faits  aux 
Grecs ,  a  commis  de  nombreux  contre-sens ,  je  ne  serais  pas  étonné  que 
Fauteur  original  eût  dit  simplement  qu'à  la  fin  de  l'automne  les  grenouilles 
se  perdaient  dans  la  vase  et  ne  se  retrouvaient  qu'au  printemps. 

Le  crapaud  sonnant  ne  se  rencontre  guère  que  dans  les  pays  de  monta- 


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184 


ftCYtfB  DBS  BEUX  MONDES. 


gnes,  oà  il  vit  presque  constamment  dans  l'eau.  Un  antre  qui  a  aussi, 
quotqu'à  on  moindre  degré,  des  habitudes  aquatiques,  et  qui  se  trouve  aux 
environs  de  Paris ,  c'est  le  crapaud  de  Rœsel  (  crapaud  brun  de  Guvier  ). 
U  est  très  abondant  au  printemps  dans  la  mare  d' Auteuil  où  on  vient  le 
pêcher  la  nuit  avec  des  filets.  On  le  coupe  par  le  milieu  du  corps,  et  on 
vend  ses  cuisses  dans  nos  marchés  pour  des  cuisses  de  grenouilles. 

Dans  cette  espèce,  le  têtard  reste  très  long-temps  avant  de  passer  à 
l'état  pariait,  et  il  est  déjà  fort  grand  qu'il  a  encore  sa  queue  ;  il  semble 
même  rapetisser  lorsqu'il  prend  sa  dernière  forme.  Cette  diminution  de 
volume  d'ailleurs  n'est  pas  à  beaucoup  près  aussi  sensible  que  chez  une 
grenouille  de  la  Guyane,  la  jakie;  chez  celle-ci,  la  différence  est  si 
grande,  qu'elle  a  donné  lieu  aux  premiers  observateurs  de  supposer  que 
c'était  la  grenouille  qui  se  métamorphosait  en  têtard,  ou ,  comme  ils  1e 
disaient ,  en  poisson. 

Le  crapaud  de  Rœsel,  quand  on  l'inquiet  o,  répand  une  forte  odeur  d'ail; 
le  crapaud  variable,  plus  rare  aux  environs  de  Paris,  mais  assez  commun 
dans  le  midi  de  la  France,  exhale  dansies  mêmes  circonstances  une  odeui 
d'abord  ambrée,  puis  vireuse  et  semblable  à  celle  de  la  morelle  noire, 
crapaud  des  joncs  ou  calamité  répand  une  odeur  empestée  de  poudre 
canon. 

Quoique  tous  les  crapauds  ne  soient  pas  également  puans,  tous  ont  quel 
que  chose  qui  repousse.  Leur  forme  écrasée,  leur  gros  ventre  qui 
sur  le  sol,  leur  peau  pustuleuse  en  font  des  êtres  réellement  hideux,  et  o 
ne  doit  pas  s'étonner  qu'ils  soient  en  général  un  objet  d'aversion. 

On  a  dit  que  leur  morsure  était  dangereuse;  c'est  probablement 
erreur  ;  la  morsure  même  ne  doit  pas  laisser  de  traces,  car  les 
sont  dépourvues  de  dents;  elle  retiennent  d'ailleurs  très  fortement 
qu'elles  ont  une  fois  saisi ,  et  c'est  pour  cela  sans  doute  que  les  crapau 
ont  été  pris  quelquefois  pour  l'emblème  de  l'opiniâtreté.  Leur  urine  qu'il 
lancent  contre  ceux  qui  les  poursuivent  a  été  aussi,  mais  à  tort ,  regard 
comme  vénéneuse.  Quant  à  la  liqueur  qui  suinte  des  glandes  sit 
derrière  les  oreilles  et  quelquefois  des  pustules  dorsales;  il  s'en  finit 
qu'elle  soit  aussi  innocente  que  l'ont  prétendu  quelques  naturalistes  mo- 
dernes. 

Cardan  dit  qu'on  peut  donner  la  gale  à  un  homme  en  lui  faisant  porteur"" 
«ne  chemise  lavée  dans  de  la  saumure  où  on  aura  fait  périr  un  crapaud.  J^^ 
ne  doute  point  que  cette  odieuse  recette  n'ait  été  autrefois  essayée  par- 
esprit  de  vengeance ,  et  je  ne  serais  pas  surpris  qu'elle  eût  jusqu'à  un  cer- 
tain point  réussi ,  c'est-à-dire  qu'il  en  fût  résulté  une  éruption  cutanée, 
fichelhammer  rapporte,  dans  les  Éphémérides  des  curieux  de  la  nature 


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SOURCES  H4TOTUSLLEB»  185 

(«née  4€67)9  qu'on  enfant  fut  atteint  d'une  éruption  trèt  grave  parce 
qu'on  aotre  enfant  loi  avait  tenu  pendant  quelques  instant  un  crapaud 
devant  la  bouche. 

Les  chiens  semblent  connaître  l'effet  irritant  delà  liqueur  qui  exsude  de 
la  peau  des  crapauds,  et  quoique  presque  tous,  hors  ceux  qui  ont  été  dressés 
pour  la  chasse»  poursuivent  ces  animaux  lorsqu'ils  les  votent  s'enftrir  de* 
vant  eux,  ils  se  contentent  le  plus  souvent,  après  les  avoir  atteints,  de  les 
arrêter  en  leur  mettant  la  patte  sur  le  corps;  tout  au  plus  leur  donnent-ils 
un  seul  coup  de  dents.  Il  n'y  a  que  les  plus  ardens  bouldofues  qui  mor- 
dent un  crapaud  à  plusieurs  reprises;  mais  quand  ils  ont  fait  un  pareil 
exploit,  on  ne  tarde  goère  à  s'en  appercevoir  au  gonlement  de  leurs  lèvres 
et  au  malaise  qu'ils  manifestent.  Us  se  frottent  le  museau,  secouent  la 
tête  comme  s'ils  étaient  assaillis  par  on  essaim  de  guêpes  et  font  entendre 
des  gémissements  qni  expriment  à  la  fois  l'impatience  et  la  douleur. 

J'ai  vu  dans  la  montagne  de  Qoindiù,  en  Amérique ,  un  chien  se  pré- 
cipiter sur  un  petit  crapaud  et  l'avaler  tout  d'un  trait;  mais  le  pauvre  ani- 
mal était  à  ce  moment  pressé  d'une  faim  qui  devait  loi  faire  surmonter 
ses  répugnances  habituelles  :  depuis  plus  de  cinq  jours  il  n'avait  rien 
mangé.  Au  reste,  ce  repas  ne  lui  fut  guère  profitable,  car  après  deux  heure» 
de  souffrances,  il  rejeta  le  crapaud  entier  et  enveloppé  comme  dans  un 
sac  de  mucosités  épaisses.  Cette  sécrétion  par  sa  nature,  comme  par  son 
abondance,  était  un  indice  de  l'exilante  irritation  qu'avait  causée  dans 
l'estomac  dn  chien  la  liqueur  exsudée  de  la  peau  du  reptile.  Mon  guide 
cependant  interpréta  le  fait  d'une  manière  toute  différente  :  a  voilà  mon 
chien  purgé,  dit-il,  en  passant  tout  d'un  coup  de  l'inquiétude  à  la  joie, 
et  désormais  il  va  se  porter  mieux  qu'il  n'a  fait  de  sa  vie;  voyez,  toute» 
les  mauvaises  humeurs  qu'il  avait  dans  le  corps  se  sont  réunies  autour  du 
crapaud,  et  l'en  voilà  débarrassé.  C'est  un  fait  bien  certain,  ajouta-t-il, 
que  toute*  les  choses  semblables  s'attirent  entre  elles,  et  vous  en  avex  ki 
la  preuve;  pour  moi,  il  y  a  longtemps  que  j'en  suis  convaincu,  aussi  je 
ne  permets  pas  que  dans  ma  maison  on  inquiète  les  crapauds,  les  geckos  ou 
les  araignées.  Ces  animaux  son!  comme  des  éponges  qui  absorbent  ce 
qu'il  y  a  de  mauvais  dans  l'air  et  le  purifient  pour  notre  usage.  Ce  n'est 
pas  sans  dessein,  croyez-le  bien ,  que  la  Providence  leur  a  inspiré  le  désir 
de  s'approcher  de  nos  demeures.  » 

C'est  ainsi  que  raisonnait  mon  guide,  et  c'est  ainsi  qu'ont  souvent  rai- 
sonné  des  hommes  qni  dans  leur  temps  étaient  éceuteacemme  des  oracles. 
U  n'avait  pas  cependant  puisé  ses  idées  dans  leurs  écrias,  car  il  ne  con- 
naissait pas  une  lettre,  et  n'avait  jamais  vu  d'autre  livre  que  le  bréviaire 
de  son  curé.  Au  reste,  pendant  quinze  jours  que  je  parcourus  avec  lui  le 


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186  REVOT  BIS  DEBX  H09DB8. 

montagne  de  Quindià ,  je  l'entendis  souvent  émettre  sur  divers  points  de 
philoeophie  religieuse  oa  de  phflosophie  naturelle  des  opinions  que  j'avais 
rencontrées  ailleurs,  mais  que  je  ne  m'attendais  guère  à  retrouver  chez 
on  vieux  nègre  ignorant. 

La  montagne  de  Quiodiù  ne  passe  pu  pour  avoir  des  crapauds  plus 
venimeux  que  ie  reste  de  la  Nouvelle-Grenade;  mais  une  autre  montagne 
du  même  pays,  celle  de  Tatama  an  Choeo  est  au  contraire  très  célèbre 
sous  ce  rapport.  L'espèce  que  l'on  considère  comme  particulièrement  re~ 
doutable  est  très  petite,  et  le  corps  n'a  goère  plus  d'un  pouce  et  demi  de 
longueur;  la  couleur  est  pour  les  parties  supérieures  d'un  noir  foncé 
avec  des  dessins  bizarres  en  orangé  vif.  L'animal  semble  être  vêtu  d'un 
srni»bênito  semé  de  flammes,  et  tout  son  aspect  a  réellement  quelque  chose 
de  diabolique. 

Les  crapauds  de  cette  espèce  vivent,  à  ce  qu'il  parait,  pendant  la  plus 
grande  partie  de  Tannée  dans  de  profondes  retraites  ;  da  moins  on  ne  les 
voit  apparaître  à  la  surface  que  pendant  la  saison  des  pluies;  mais  alors 
ils  se  montrent  en  si  grande  abondance,  q  l'on  ne  peut,  pour  ainsi  dire , 
faire  un  seul  pas  sans  être  exposé  à  en  fouler  aux  pieds.  Lorsque  approche 
le  temps  de  leur  apparition ,  on  voit  arriver  de  tins  les  côtés  de*  Indiens 
sauvages,  et  il  y  en  a  qui  viennent  de  fort  loin.  Ils  ont  préparé  d'avance 
quelques  brochettes  de  bambou,  et  une  granle  quantité  de  flèches  faites 
des  fibres  du  pétiole  de  certains  palmiers.  Ces  flèches  destinées  à  être 
lancées  avec  la  sarbacane  n'ont  pas  plus  de  dix-huit  ponces  de  long  et  à 
peine  une  ligne  de  diamètre;  elles  sont  extrêmement  acérées  et,  lancées 
par  un  habile  tireur,  elles  peuvent ,  à  vingt  pas ,  pénétrer  dans  les  chairs 
d'un  animal  jusqu'à  un  pouce  ou  un  ponce  et  demi  de  profondeur. 

En  arrivant,  le  premier  soin  de  l'Indien  est  de  construire  une  sorte 
d'échafaudage  sur  lequel  il  puisse  dormir  sans  crainte  des  serpens  qui 
dans  ce  canton,  et  même  dans  tout  le  Choco,  sont  très  nombreux  et  très 
redoutables  ;  p  lis  de  mettre  à  l'abri  ses  provisions  qui  consistent  babi  - 
tuellement  en  chairs  boucanées  de  singe,  de  pécari  ou  de  tapir.  C'est 
l'affaire  de  quelques  heures  seulement.  Le  lendemain  de  grand  matin, 
après  avoir  ranimé  son  feu ,  il  va  à  la  recherche  des  crapauds.  Dès  qu'il 
en  aperçoit  u.i,  il  l'arrête  en  plaçant  sur  le  corps  le  pouce  du  pied  gauche, 
puis  il  embroche  l'animal  d'arrière  en  avant,  et  continue  ainsi  jusqu'à  ce 
qae  toutes  les  brochettes  dont  il  s'était  muni  soient  garnies  chacune  d'une 
deaai«douxaine  de  crapauds.  Alors  fis  revient  vers  son  gtte.  Prenant 
successivement  chaque  brochette,  il  la  présence  au  feu  de  manière  à  ce 
que  le  dos  de  tous  les  crapauds  soit  tourné  de  ce  côté.  Dès  que  ces  ani- 
maux, qui  sont  eaeore  vira»,  sentent  la  chaleur,  ils  se  couvrent  de  la  li- 


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ajueur  laiteuse  donJ  j'ai  parlé,  e  t  qui  est  <  bez  eux  plus  abondante  que  chez 
toutes  les  autres  etpéce*.  L'Indien  en  enduit  aussitôt  la  pointe  de  ses 
flèches,  puis  les  pique  sépare  ment  par  le  bout  opposé  dans  un  morceau 
d'argile  molle,  de  manière  à  ce  qu'en  séchant  elles  ne  soient  point  ex* 
posées  à  se  coller  entre  elles.  JLa  même  opération  se  continue  jusqu'à  ce 
que  le  *auvage  ail  préparé  la  quantité  de  flèches  qu'il  croit  pouvoir  em- 
ployer pendant  l'année.  Quelques-uns  cependant  restent  aussi  long-temps 
qu'on  voit  des  crapauds,  et  £  la  fin  de  la  saison  ils  ont  une  provision  consi- 
dérable dont  ils  se  défont  ensuite  aisément  par  voie  d'échanges.  Ces  flèches 
en  effet  sont  foi  t  recherchées,  car  elles  tuent  aussi  sûrement  et  aussi  vite 
que  celles  qu'on  prépare  avec  le  eurare  dans  les  provinces  situées  à  l'est  de 
la  Cordillière.  Une  seule  suffit  pour  tuer  dans  une  ou  deux  minutes  un  ani- 
mal gros  comme  un  renard. 

H  arrive  quelquefois  qu'au  lieu  d'empoisonner  directement  les  flèches, 
on  recueille  le  suc  vénéneux  en  raclant  avec  un  couteau  de  bois  le  dos  de 
l'animal.  Ce  moyen  a  été  aussi  employé  dans  l'ancien  monde  pour  se  pro- 
curer un  poison ,  et  il  est  indiqué  par  le  scholiaste  de  Nicandre.  Seule- 
ment, pour  favoriser  l'exsudation  de  la  liqueur,  cet  écrivain  dît  qu'on  doit 
piquer  lt  s  pistules,  tendis  que  les  Indiens,  dans  la  même  intention,  pré- 
sentent, comme  je  l'ai  dit,  le  dos  de  l'animal  au  feu.  Je  crois  que  leur 
procédé  remplit  mieux  le  but  (4). 

Le  venin  des  crapauds  de  notre  pays  n'est  pas  à  beaucoup  près  aussi 
actif  que  celui  des  crapauds  de  Tatama  ;  cependant  j'ai  vu,  dans  des  expé- 
riences qui  se  faisaient  chez  M.  le  professeur  Magendje ,  tuer  un  cochon 
d'Inde  en  le  piquant  légèrement  d'un  scalpel,  dont  la  pointe  avait  été 
chargée  de  l'humeur  laiteuse  exsudée  de  la  peau  d'un  crapaud.  Dans 
d'autres  circonstances ,  l'expérience  n'a  pas  réussi  sans  que  l'on  ait  pu  dé- 
terminer a  quoi  tenait  cette  différence  dans  les  résultats;  au  reste,  même 

(i)  Il  paraît  qu'au  Brésil,  dans  la  province  de  Rio-Negro,  on  trouve  des  cra- 
pauds dont  |e  venin  n'est  pas  moins  actif.  Voici ,  en  effet ,  ce  que  dit  à  ce  sujet 
un  voyageur  très  véridique,  qui  en  1828  traversa  cette  province,  en  se  rendant 
de  Lima  au  Para  :  «  A  Egas,  village  situé  sur  l'Amazone,  un  peu  au-dessous  de 
l'embouchure  du  Japura,  on  trouve  en  très  grande  abondance  des  cnptuds  ou 
grenouilles  qu'on  regarde  comme  extrêmement  venimeux.  Certains  Indjens  étran- 
ger» qui  avaient  l'habitude  de  manger  des  grenouille*,  étant  arrivés  à  Egas  par 
la  rivière  de  Tefte,  voulurent  faire  un  repas  de  batraciens  qu'ils  trouvèrent  aux 
environs  de  ce  village;  ils  furent  tous  fuipoUcunes,  et  la  plupart  moururent»  » 
(Maw,  Passage  de  la  Mer  Pacifique  à  l'Atlantique,  en  Maternant  les  Andes  et 
descendant  l'Amazon*.  Londres.,  1829,  P*  *37«) 


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186  REVUE  DBS  DB0X  MOKDES. 

dans  un  de  ces  cas,  on  eut  la  preuve  que  la  liqueur  n'était  rien  moins 
qu'innocente,  et  l'expérimentateur  s'en  étant  fait  jaillir  dans  l'œil  une 
goutte  presque  imperceptible,  sentit  aussitôt  une  douleur  très  vive;  son 
œil  devint  rouge  comme  l'écarlate  et  resta  ainsi  plusieurs  jours. 

On  croyait  autrefois  le  poison  des  crapauds  non-seulement  très  actif, 
mais  encore  très  subtil;  témoin  le  fait  suivant  rapporté  par  le  cardinal 
Ponzett,  qui  le  tenait  d'un  témoin  occulaire.  Un  paysan ,  disait-il ,  trou- 
vant des  vaches  dans  son  champ  de  blé,  prit  pour  les  en  chasser  un  ro- 
seau qui  portait  un  crapaud  embroché.  Il  le  prit  par  le  bout  opposé ,  et 
cependant,  étant  rentré  chez  lui  pour  dîner,  à  peine  eut-il  commencé 
&  porter  les  alimens  à  sa  bouche,  qu'il  fut  pris  de  vomissemens.  Au  bout 
de  quelque  temps,  se  sentant  remis,  il  voulut  recommencer  à  manger; 
aussitôt  retour  des  mêmes  accidens  qui  se  répétèrent  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
pris  le  parti  de  se  servir  des  mains  .d'un  autre  pour  recevoir  chaque 
bouchée.  On  jugea,  ajoute  le  cardinal,  que  la  nature  spongieuse  du  ro- 
seau avait  permis  au  poison  de  s'étendre  jusqu'à  l'extrémité  opposée  et  de 
se  communiquer  aux  mains  de  l'homme.  Ce  qui  rendait,  suivant  notre 
auteur,  le  venin  de  l'animal  plus  dangereux >  c'est  qu'il  était  mort  en 
colère.  «  Cette  circonstance,  ajoute-t-il,  influe  beaucoup  sur  l'activité  du 
poison  ;  aussi,  ceux  qui  veulent  se  servir,  pour  commettre  quelque  crime, 
de  la  bave  du  crapaud ,  ont  coutume  de  suspendre  l'animal  par  les  pieds 
au-dessus  d'un  vase  destiné  à  recevoir  le  liquide  virulent,  et  de  le  battre 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  perdu  la  vie.  » 

C'était  par  un  moyen  analogue,  mais  en  prenant  un  cochon  au  lien 
d'un  crapaud,  qu'on  obtenait,  disait-on,  la  célèbre  Agua  tofana. 

Si  Ton  a  été  pendant  long-temps  fort  au-delà  du  vrai  relativement  aux 
propriétés  malfaisantes  du  crapaud,  on  a  depuis  péché  par  l'excès  contraire, 
et  aujourd'hui  même,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  beaucoup  de  naturalistes 
regardent  cet  animal  comme  incapable  de  nuire  en  quelque  manière  que 
ce  soit.  C'est  une  erreur  qui  peut  avoir  ses  inconvéniens  et  qu'il  est  bon 
de  signaler.  Le  célèbre  chimiste  Davy  ne  la  partageait  pas,  et  partant  de 
l'idée  très  sensée  que  la  croyance  populaire  ne  s'était  pas  établie  sans  quel- 
que fondement,  il  entreprit  un  examende  la  liqueur  laiteuse  exsudée  par 
la  peau  du  crapaud.  Il  y  découvrit  un  principe  fort  acre  agissant  sur  la 
langue  comme  l'extrait  d'aconit  préparé  dans  le  vide ,  et  excitant ,  même 
quand  on  l'applique  sur  la  peau  de  la  main ,  un  sentiment  de  brûlure  qui 
dure  plusieurs  heures.  Le  suc  lui-même  produit  des  effets  semblables, 
mais  souvent  mouls  puissans  en  raison  du  plus  on  moins  d'albumine  qui 
tfj  trouve  toujours  mêlé. 

Davy,  voulant  savoir  quel  serait  l'effet  de  cette  liqaeur  portée  d  ans  la  cir- 


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SCIENCES  NATURELLES.  189* 

cotation ,  piqua  un  poulet  avec  une  lancette  dont  la  pointe  avait  été  char- 
gée de  l'humeur  laiteuse.  Il  n'en  résulta  aucun  accident  ;  nous  avons  dit 
qu'une  expérience  semblable  faite  sur  un  animal  plus  petit  avait  réussi , 
mais  une  fois  seulement  :1a  question  mériterait  d'être  examinée  de  nouveau. 

Davy  trouva  le  principe  vénéneux  non-seulement  dans  la  liqueur  des 
pustules,  mais  encore  dans  le  fluide  visqueux  qui  enduit  la  langue,  et 
même  dans  le  sang ,  quoique  en  très  petite  quantité.  Le  célèbre  chimiste 
croit  pouvoir  attribuer  à  cette  sécrétion  un  double  usage.  D'abord  elle 
peut  servir  à  protéger,  contre  les  attaques  des  carnassiers ,  l'animal  qui 
du  reste  trouve  déjà  une  défense  dans  l'épaisseur  de  sa  peau  (4).  En  se- 
cond lieu,  comme  le  fluide  est  très  inflammable,  on  peut  le  regarder 
comme  une  excrétion  par  le  moyen  de  laquelle  le  sang  se  décarbonise. 
L'appareil  glanduleux  serait  ainsi  un  auxiliaire  du  poumon,  et  en  effet, 
Davy  a  remarqué  qu'il  reçoit  un  rameau' considérable  des  artères  pulmo- 
naires. Le  docteur  Edwards  avait  déjà  prouvé,  par  d'antres  considéra- 
tions ,  que  la  peau  chez  les  batraciens  est  un  organe  respiratoire  ;  lès  deux 
observations  s'appuient  donc  mutuellement. 

Quoique  chez  les  Romains  le  crapaud  fût  considéré  comme  un  être 
malfaisant ,  on  tenait  pour  bon  augure  d'en  rencontrer  un  dans  son  che- 
min. Il  paraîtrait  que  nos  ancêtres  les  Francs  avaient  la  même  opinion ,' 
puisqu'au  rapport  de  plusieurs  historiens ,  leur  étendard  portait  originai- 
rement trois  crapauds  noirs  sur  champ  d'azur.  Clovis  commença  par  les 
avoir  d'or;  puis,  après  sa  conversion  à  la  religion  chrétienne,  il  y  substitua 
les  fleurs  de  lis. 

S'il  est  vrai  que  le  conquérant,  en  changeant  de  croyance,  ait  cru  devoir 
Changer  d'armes,  il  l'a  fait  sans  doute  pour  ne  pas  blesser  les  préjugés  reli- 
gieux de  ses  nouveaux  sujets.  Le  crapaud ,  en  effet ,  non-seulement  entrait 
dans  beaucoup  de  maléfices,  mais  il  était  fortement  soupçonné  de  prêter 
sa  figure  au  démon  quand  celui-ci,  pour  des  raisons  particulières ,  préférait 
ne  pas  se  montrer  avec  les  cornes,  la  queue  et  le  pied  fourchu.  Il  y  avait 
une  foule  d'histoires  qui  confirmaient  cette  opinion.  Je  me  contenterai  d'en 
citer  une  qui  à  la  vérité  ne  remonte  pas  tout-à-fait  aux  premiers  temps 
de  la  monarchie  française,  mais  ne  laisse  pas  cependant  que  d'être  assez 
ancienne. 

Cette  anecdote  se  trouve  dans  un  livre  très  singulier  intitulé  :  Bonuni 
unîversale  de  apibus;  l'auteur ,  Thomas  de  Gatinpré,  vivait  au  commen- 

(x)  Cette  peau  est  très  résistante  en  raison  de  l'abondance  des  carbonates  de 
ehani  et  de  magnésie,  et  do  phosphate  de  chaux ,  qui  sont  déposés  dans  le  derme 
•t  le  rendent  presque  pierreux. 


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390  HEVCE  BBS  DEUX  WNhVM. 

cément  du  xm*  siècle  ;  maisia  plupart  des  histoires  qu'il  a  réunies  parais- 
sent empruntées  à  des  écrivains  d'une  époque  fort  antérieure. 

Autrefois y  dit-il,  vivait  en  Normandie  un  riche  bourgeois  qui,  n'ayant 
qu'un  fils,  eut  la  malheureuse  idée  de  l'allier  à  une  grande  famille,  et 
demanda  pour  lui,  en  mariage,  la  fille  d'un  gentilhomme.  La  fortune  du 
bonhomme,  qui  était  considérable,  tenta  les  parens  de  la  demoiselle  et 
les  fit  consentir  à  cette  union;  mais  ils  exigèrent  que  les  nouveaux 
mariés  fussent  mis  sur-le-champ  en  possession  de  tous  les  biens;  cela 
était,  disait-on»  indispensable,  pour  que  le  fils,  s'il  ne  devenait  pas  noble 
par  cette  alliance,  pût  au  moins  vivre  noblement.  Le  vieillard  consentit  à 
tout;  il  n'avait  pas  lu  le*  Deux  Cendres,  pas  même  Conaxa ,  et  ce  fut 
tant  pis  pour  lui ,  car  son  sort  fut  exactement  celui  du  beau-père  dans 
les  deux  pièces  que  je  viens  de  nommer.  Bientôt  dans  la  maison  qui  lui 
avait  appartenu  il  ne  se  trouva  pas  une  seule  chambre  dont  sa  belle-fille 
le  laissât  en  paisible  possession,  et  il  fut  relégué  avec  sa  vieille  femme 
dans  un  réduit  obscur  attenant  à  la  cuisine.  Si  leur  logement  était  mau- 
vais, leur  nourriture  l'était  encore  pins,  et  les  restes  des  valets  semblaient 
presque  trop  bons  pour  eux.  Le  fils ,  qui  d'abord  n'avait  fait  que  cédera 
regret  aux  instances  de  sa  noble  moitié,  devint  bientét  aussi  dur  qu'elle, 
et  ses  parens  craignirent  de  lui  rien  demander. 

Un  jour  la  pauvre  vieille,  qui  avait  excusé  son  fils  aussi  long-temps 
qu'elle  avait  pu,  et  qui  d'ailleurs  souffrait  moins  pour  elle-même  que 
pour  son  mari  des  privations  qui  leur  étaient  imposées  à  tous  deux ,  sentit 
de  son  bouge  l'odeur  d'une  oie  qu'on  rôtissait  à  la  cuisine.  C'était  le  plat 
qu'elle  servait  à  son  mari  lorsque  dans  leur  bon  temps  elle  voulait  le  ré- 
galer. Mon  ami,  lui  dit-elle,  pourquoi  n'irais-tu  pas  prendre  ta  part  de  ce 
morceau  ?  tes  enfans  ne  pourraient  le  trouver  mauvais;  tiens,  voilà  ton 
meilleur  habit;  grâces  aux  reprises  que  j'y  ai  faites  hier,  il  est  encore 
présentable.  Va ,  dépèche- toi;  si  je  n'y  vais  pas  moi-même ,  c'est  que  je 
n'ai  pas  aujourd'hui  d'appétit. 

Le  vieillard  se  laissa  persuader;  il  venait  de  voir  apporter  l'oie,  et 
pourtant  lorsqu'il  entra ,  elle  était  déjà  disparue;  on  avait  reconnu  ses  pas, 
et  le  fils  s'était  empressé  de  cacher  le  plat  sous  un  lit.  Le  père ,  dit  mon 
auteur,  ne  fut  pas  peu  surpris  de  voir  qu'une  oie  sans  plumes  eut  pu  s'en* 
voler  ainsi  ;  il  balbutia  quelques  mots  et  se  retira  bientôt ,  pénétré  de  dou- 
leur à  cette  nouvelle  preuve  de  dureté.  A  peine  fut-il  parti,  que  le  fila 
s'empressa  de  retirer  le  plat  du  lieu  où  il  l'avait  caché  ;  mais  qu'aperçut* 
il?  Sur  cette  oie  était  étendu  un  énorme  crapaud  qui  le  regardait  avec 
des  yen*  flamboyant  et  qui  tout  d'un  coup ,  s'élancent  vers  lui ,  se  cram- 
ponna à  son  visage.  Tous  les  efforts  qu'on  fit  pour  le  délivrer  restèrent 


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«CBHCE8  HATtJftEIXES.  f  91 

long-temps  impuissans  et  ne  servirent  qu'à  redoubler  ses  douleors.  Il 
semblait  devoir  périr  dans  cet  horrible  supplice ,  et  il  ne  dot  sa  vie  qu'aux 
prières  d'un  saint  homme  qui ,  après  avoir  obtenu  de  lui  l'aveu  de  ses 
fautes  et  la  promesse  de  les  réparer,  exorcisa  ranimai  impur,  et  l'obligea 
à  regagner  l'enfer  d'où  sans  doute  il  était  venu. 

Adam  Weber,  dans  ses  Délices  de  V histoire,  conte  qu'un  certain 
avocat,  orateur  renommé,  mais  qui  n'employait  guère  son  éloquence 
qu'à  faire  triompher  l'injustice,  étant  mort  sans  avoir  fait  pénitence,  on 
vit,  lorsqu'on  s'apprêtait  à  l'ensevelir,  un  horrible  crapaud  attaché  à  cette 
langue ,  dont  il  avait  fait  un  si  mauvais  usage.  Weber  cite  le  (ait  comme 
un  exemple  des  cliâtimens  de  Dieu  envers  les  coupables  impénitens  :  j'y 
verrais  plutôt  un  avertissement  pour  les  faibles,  une  mercuriale  muette 

adressée  aux  jeunes  membres  du  barreau. 
Je  suis  persuadé  que  ce  dernier  conte  repose,  comme  plusieurs  de  ceux 

que  j'ai  déjà  eu  occasion  d'examiner,  sur  une  simple  équivoque.  Les  mé- 
decins, en  effet ,  désiguent  sous  le  nom  de  grenouillette  une  maladie  que 

-les  Latins  appelaient  de  même  rana;  or,  cette  maladie  consiste  dans  une 
tumeur  plus  ou  moins  volumineuse  qui  se  manifeste  à  la  base  de  la  lan- 
gue et  en  gêne  le  mouvement.  D'après  ce  que  je  viens  de  dire,  on  con- 
çoit fort  bien  qu'un  dialogue  tel  que  le  suivant  aura  pu  avoir  lieu. 

—  Un  malade.  «  Eh  !  docteur,  que  vous  venez  tard  !  il  y  a  deux  heures 
gueje  vous  attends.  » 

—  Le  médecin,  a  J'ai  été  appelé  précipitamment  pour  l'avocat  À....  qui 
venait  d'être  frappé  d'apoplexie;  quand  je  suis  arrivé,  il  était  déjà  mort. 
Ce  qui  est  singulier,  c'est  que  je  lui  ai  trouvé  la  grenouillette  sous  la  lan- 
gue ,  et  jamais  pourtant  il  ne  s'en  était  plaint.  » 

—  Le  malade.  «  Il  aurait  craint  qu'on  ne  dit  qu'il  était  puni  par  où  il 
avait  péché.  » 

—  La  garde-malade  sortant  précipitamment  et  descendant  chez  la  por- 
tière. «  Ah!  ma  chère,  je  suis  encore  toute  tremblante....  si  vous  saviex 
la  nouvelle  que  je  viens  d'apprendre....  ce  méchant  avocat  A....  vient  de 
mourir....  oa  lui  a  trouvé  une  gren....  un  crapaud,  un  gros  crapaud  sur 
la  langue.  C'est  très  certain,  c'est  le  docteur  B....  qui  l'a  vu  et  qui  vient 
de  me  le  conter.  Il  dit  bieu  que  c'est  une  punition  du  bon  Dieu.  » 

Il  a  bien  pu  arriver  cependant  qu'on  ait  réellement  observé  des  crapauds 

fixés  sur  le  visage  d'un  mort  auquel  on  avait  négligé  de  donner  la  sépul*» 

.  ture.  C'était),  si  l'on  veut,  quelque  duelliste  tué  sur  le  coup  et  abandonné 

par  ses  témoins  qui  avaient  craint  pour  eux-mêmes  la  rigueur  des  édita.  Le 

paysaw  qiii  àpvès  quelques  jours  arrivait  là  par  hasard,  et  trouvait  dans  ed 


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191  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

état  les  restes  d'un  homme  dont  le  dernier  acte  avait  été  une  violation  des 
lois  divines  et  humaines  voyait  tout  naturellement  dans  le  crapaud  le 
diable  lui-même  qui  était  venu  prendre  possession  de  sa  proie. 

Si  c'était  sur  le  cadavre  d'un  animal  que  se  montrait  le  reptile,  le  fait 
ne  pouvait  être  interprété  de  la  même  manière,  mais  les  gens  amoureux 
de  merveilleux  trouvaient  toujours  de  quoi  satisfaire  leur  penchant.  Un 
chasseur  trouve  parmi  les  joncs  d'un  aurais  un  canard  qui  lui  parait  d'a- 
bord fraîchement  tué.  Lorsqu'il  se  baisse  pour  le  saisir,  il  voit  s'échapper 
d'entre  les  plumes  un  crapaud ,  et  s'aperçoit  que  l'oiseau  est  déjà  tout 
pourri;  il  ne  soupçonne  pas  que  le  crapaud  est  venu  là  pour  se  nourrir 
des  vers  qui  fourmillent  dans  les  chairs  corrompues ,  et  il  suppose  plutôt 
qu'il  est  né  de  la  corruption  même.  U  communique  ses  doutes  à  un  philo- 
sophe qui  trouve  la  conjecture  très  bien  fondée ,  et  fait  remarquer  que  le 
canard  pendant  sa  vie  mangeant  quelquefois  des  crapauds,  il  est  non- 
seulement  possible,  mais  vraisemblable  qu'il  subira  cette  transformation 
après  sa  mort;  car,  dit-il,  les  élémens  une  fois  redevenus  libres  par  la 
dissolution  d'un  corps  tendent  toujours  à  reprendre  la  forme  qu'ils  avaient 
eue  avant  celle-là. 

C'est  Paracelse  qui  fait  ce  beau  raisonnement.  Au  reste ,  la  transmuta- 
tion admise ,  on  trouva  mille  raisons  qui  la  rendaient  nécessaire.  Je  ne 
m'arrêterai  point  à  examiner  ces  diverses  théories ,  mais  je  ne  puis 
me  dispenser  de  citer  l'opinion  du  canard  lui-même.  Voici  comment  il 
s'eiprime  dans  des  vers  qu'écrivit  sous  sa  dictée  un  ministre  allemand  au 
commencement  du  xvii*  siècle. 

m  Butâmes  gtgno  patridâteMaresepultus 

«  Humores  plotii  forte  qood  tmbo  ramas , 
«  Humet  is  et  friget  ;  met  sic  vu  humet  et  sJget, 

«  Cam  ptrit  in  terrA  qui  priùs  ignis  erat. 

De  même  qu'on  avait  diverses  théories  pour  la  transmutation  des  ca- 
nards en  crapauds,  on  avait  aussi  différens  procédés  pour  l'obtenir.  Les 
-uns,  comme  je  l'ai  dit,  pensaient  qu'il  suffisait  de  laisser  pourrir  l'oiseau  à 
la  surface  du  sol ,  tandis  que  d'autres  voulaient  qu'on  l'enterrât  profondé- 
ment; quelques-uns  faisaient  naître  les  crapauds  en  cave  comme  on  y  fait 
venir  les  champignons.  Cardan  avait  inventé  un  moyen  plus  économique; 
on  pouvait  laire  un  pot-au-feu  avec  le  canard  et  manger  sa  chair ,  puis  on 
n'avait  qu'à  verser  le  bouillon  sur  de  la  terre  convenablement  préparie, 
ai  était  certain  d'y  voir  bientôt  pousser  des  petits  crapauds.  Esler,  mi* 


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SCIENCES  NATURELLES.  193 

ckcin  allemand  du  xvii*  siècle,  assure  dans  son  Isagoge  Physico-medico- 
magica,  qu'on  en  obtient  aussi  sûrement  en  faisant  digérer  pendant  un 
mois  à  une  chaleur  convenable  des  œufs  de  canard;  il  affirme  avoir  ré- 
pété mainte  fois  cette  expérience  et  toujours  avec  un  plein  succès. 

S'il  était  autrefois  généralement  admis  que  dans  des  circonstances  par- 
ticulières, il  pouvait  se  former  des  crapauds  dans  un  corps  mort;  on  ne 
doutait  pas  non  plus  qu'il  ne  s'en  développât  quelquefois  dans  l'intérieur 
d'un  corps  vivant  »  et  il  y  avait  à  l'appui  de  cette  opinion  un  grand  nombre 
d'histoires  dont  quelques-unes  portaient  tous  les  signes  de  l'authenticité. 
Des  gens  d'un  caractère  irréprochable  affirmaient  en  avoir  rejeté  par  les 
selles  ou  par  les  vomissemens,  et  je  ne  doute  pas  qu'ils  ne  crussent  dire  la 
vérité. 

On  sait  que  l'hypochondrie ,  lorsqu'elle  est  portée  à  un  haut  degré, 
touche  de  bien  près  à  l'aliénation  mentale.  Le  malheureux  qui  en  est 
tourmenté  voit  la  société,  la  nature  entière  conjurée  contre  lui;  qu'il 
ait  songé  une  fois  à  un  événement  qui  pourrait  lui  devenir  contraire , 
quelque  improbable  que  soit  la  chose,  il  la  supposera  possible,  et  bientôt 
la  croira  certaine. 

Ces  folles  imaginations  qni  varient  suivant  les  individus,  ne  sont  pas, 
comme  le  supposent  quelquefois  les  personnes  étrangères  à  la  médecine , 
les  seuls  symptômes  de  l'hypochondrie.  La  maladie  a  des  symptômes  phy- 
siques qui  tiennent  plus  directement  à  sa  cause,  et  qui  sont  toujours  à 
peu  près  les  mêmes;  tels  sont  un  sentiment  de  pesanteur  au-dessous 
des  côtes  et  à  la  région  de  Pesiomac ,  des  mouvemens  tumultueux  dans 
cette  partie,  des  douleurs  comme  celles  qui  résulteraient  d'égratignures 
à  l'intérieur  des  viscères,  enfin  souvent  des  bruits  singuliers,  et  qui  quel- 
quefois ressemblent  assez  bien  au  coassement  d'une  grenouille  ou  d'un 
crapaud.  U  ne  faudra  donc  pas  grand  effort  au  pauvre  malade  pour  qu'il 
se  persuade  avoir  une  légion  de  ces  animaux  dans  l'estomac.  Il  ne  man- 
quera pas  d'argumens  pour  le  prouver  à  ceux  qui  l'entourent,  et  il  réus- 
sira quelquefois  à  les  convaincre.  <*  S'il  se  développe  des  vers  dans  l'inté- 
rieur de  notre  corps,  dira-t-il,  pourquoi  ne  s'y  développerait- il  pas  des 
grenouilles?  Lorsque  vous  entendez  un  coassement  sortir  d'un  marais, 
vous  n'avez  pas  besoin  de  voir  l'animal,  et  vous  savez  quelle  est  la  cause 
du  brait;  pourquoi  voulez-vous  chercher  une  autre  cause  pour  le  croas- 
sement qui  sort  de  mon  corps  ?  Non-seulement  vous  entendez  ces  gre- 
nouilles, mais  vous  pouvez  presque  les  toucher;  placez  la  main  sur  mon 
côté,  vous  verrez  qu'en  ce  moment  même  elles  s'agitent.  Il  y  a  quelque 
chose  pourtant  que  vous  ne  sentirez  pas  et  que  moi  je  sens  constamment, 
c'est  le  déchirement  de  mes  entrailles  par  leurs  ongles  aigus.  » 

TOME  IV.  13 


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194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  ne  fais  guère  ici  que  répéter  les  paroles  que  j'ai  moi-même  enten- 
dues, et  il  y  a  peu  de  médecins  qui  n'aient  été  obligés  d'écouter  de  sem- 
blables plaintes. 

Il  arrive  assez  souvent  que,  pour  ces  sortes  de  maladies,  le  traitement 
le  mieux  dirigé  reste  impuissant,  parce  que  l'affection  mentale,  qui  d'a- 
bord n'était  qu'effet ,  devient  cause  à  son  tour,  et  contribue  à  entretenir 
le  désordre  corporel.  Dans  ces  cas,  il  faut  que  le  médecin  cherche  à 
guérir  l'esprit  en  même  temps  que  le  corps. 

Ainsi,  pour  le  malade  qui  se  plaindra  d'avoir  des  grenouilles  dans  l'es- 
tomac, on  devra,  si  c'est  un  homme  capable  de  suivre  un  raisonnement, 
ou  de  profiter  d'une  observation ,  chercher  à  lui  faire  comprendre  la  na- 
ture et  la  cause  des  mouvemens  qu'il  sent  à  i'épigaslre  et  des  bruits  qu'il 
entend;  si  c'est  au  contraire  un  homme  inaccessible  à  la  conviction,  le 
mieux  sera  de  lui  persuader  qu'on  a  un  moyen  de  faire  sortir  ces  animaux, 
et  il  n'y  aura  aucun  mal  à  le  tromper  par  quelque  tour  de  passe  passe, 
pour  lui  prouver  que  le  moyen  a  réussi.  C'est  ce  qu'on  a  fait  quelquefois; 
après  avoir  donné  par  exemple  à  l'hypochondriaque  un  purgatif  violent, 
on  a  placé  dans  le-bassin  de  sa  chaise  quelques  petites  grenouilles  mortes 
on  vivantes,  et  on  s'est  bien  gardé  de  mettre  les  parens  où  les  amis  du 
malade  dans  le  secret,  car  un  mot  imprudent  de  leur  part  pourrait, 
même  après  un  temps  assez  long,  ramener  tous  les  accidens.  On  aura  de 
cette  façon  vingt  personnes  honorables  toutes  prêtes  à  lever  la  main  pour 
attester  un  fait  faux. 

Les  médecins  des  siècles  passés  se  sont  quelquefois  montrés  sur  ce  point 
aussi  crédules  que  les  malades ,  et  ils  ont  mis  leur  esprit  à  la  torture 
pour  inventer  des  remèdes  propres  à  chasser  les  grenouilles;  je  me  con- 
tenterai d'en  indiquer  un  seul,  qui  était  fondé  sur  l'antipathie  qu'on 
supposait  exister  entre  les  grenouilles  ou  crapauds  et  les  diverses  espèces 
de  serpens. 

Si  on  avait  pu  introduire  une  couleuvre  dans  le  corps ,  comme  on  intro- 
duit un  chat  dans  un  grenier  infesté  de  rats,  nul  doute  que  les  crapauds 
n'eussent  aussitôt  quitté  la  place.  Malheureusement  le  moyen  était  im- 
praticable; mais  on  se  rappela  que  la  seule  odeur  du  chat  faisait  fuir  les 
souris:  l'on  pensa  que  celle  du  serpent  ne  pouvait  manquer  d'avoir  la 
même  influence  sur  les  crapauds.  D'après  cette  idée ,  on  iu venta  la  for- 
mule suivante  : 

On  prend  un  serpent ,  et  après  en  avoir  retranché  la  tête  et  la  queue,  on 
l'écorche  et  on  le  fait  sécher  à  l'ombre.  On  coupe  le  corps  par  tronçons» 
qu'on  fait  bouillir  dans  l'eau,  et  on  recueille  l'huile  qui  monte  à  la 
surface. 


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SCIENCES  NATURELLES.  195 

Cette  huile ,  dont  Codeur  est  très  prononcée ,  doit  être  prise  sur-le- 
champ  par  le  malade;  les  crapauds,  assure- t-on,  ne  l'auront  pas  plus 
tôt  sentie,  qu'ils  s'empresseront  de  fuir  du  côté  opposé,  pensant  avoir 
déjà  l'ennemi  à  leurs  trousses. 

Ces!  Gesner  qui  donne  cette  recette  d'après  un  manuscrit  allemand. 
Gesner  croyait  possible  que  des  batraciens  vécussent  dans  l'estomac  d'un 
homme.  Il  n'admettait  pas  qu'ils  y  naquissent  spontanément;  mais  il 
croyait  que  des  œufs,  déposés  dans  Peau  d'un  marais,  pouvaient  être 
avalés  par  mégarde ,  et  éclore  ensuite  dans  les  intestins. 

On  a  prétendu  que  des  femmes  avaient  vu  quelquefois  se  développer 
dans  leur  sein,  au  lieu  d'un  enfant ,  un  crapaud  ;  et  dans  le  temps,  où 
Ton  croyait  aux  incubes ,  on  pensait  généralement  que  ces  enfantemens 
monstrueux  indiquaient  un  commerce  de  la  mère  avec  le  démon.  Tons 
les  crapauds,  quelle  que  fût  leur  origine,  étaient  propres  à  figurer  dans  les 
opérations  magiques;  mais  ceux  dont  nous  parlons  y  convenaient  plus 
particulièrement  à  raison  de  la  parenté  présumée.  Cependant  les  sorciers 
qui  voulaient  les  faire  entrer  dans  des  charmes  très  puissans,  cher- 
chaient à  augmenter  leurs  facultés  malfaisantes  en  les  rendant  l'objet  des 
plus  horribles  profanations  qu'ils  pouvaient  inventer.  Comme  échantillon 
de  ce  que  ces  misérables  insensés  souhaitaient  faire,  je  donnerai  l'his- 
toire suivante  que  j'ai  trouvée  dans  Paullini. 

Un  prêtre ,  qui  voulait  se  venger  d'un  gentilhomme ,  alla  consulter 
une  sorcière  sur  les  moyens  d'y  parvenir.  Celle-ci  lui  montra  un  crapaud 
qui  était  né ,  disait-elle ,  d'un  commerce  diabolique ,  et  qu'elle  conservait 
dans  un  vase  de  terre  ;  par  son  conseil ,  le  prêtre  baptisa  le  crapaud  à  la 
manière  ordinaire,  puis  lui  donna  à  dévorer  une  hostie  consacrée;  rani- 
mai, après  cela,  fut  brûlé  vif.  Les  cendres,  soigneusement  recueillies, 
furent  répandues  sur  un  mets  qu'on  servit  à  la  table  du  gentilhomme,  ce 
qui  le  fit  périr  lui  et  toute  sa  famille.  Il  semble  qu'on  eût  pu  se  procurer , 
par  des  moyens  beaucoup  plus  simples,  un  poison  qui  eût  produit  le  même 
effet. 

Bodm ,  dans  sa  Dèmonomanie  des  Sorciers,  cite  des  histoires  toutes  sem- 
blables, et  donne  pour  garans  Monstrelet  et  Froissart.  <*  Pendant  que 
j*escri vois  ceci,  ajoute- 1  il,  on  m'adverlit  qu'une  femme  enfanta  d'un  cra- 
paut  près  de  la  ville  de  Laon.  De  quoi  la  sage-femme  estonnée ,  et  celles 
qui  assistèrent  à  l'enfantement  déposèrent ,  et  fut  apporté  le  crapaut  au 
logis  du  prevost,  que  plusieurs  ont  veu  différent  des  autres.  » 

Toilà  une  sorte  d'information  juridique,  et  de  laquelle,  il  résulte  que 
ce  prétendu  crapaud  était  différent  des  autres.  Ce  n'était  évidemment 
qu'un  foetus  acéphale  venu  avant  terme,  et  qui  peut-être,  mort  depuis 

i3. 


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196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plusieurs  jours,  avait  déjà  pris  une  teinte  plombée.  Les  personnes  qui 
ont  eu  lieu  d'observer  souvent  ces  produits  monstrueux  de  la  conception , 
concevront  fort  bien  comment  un  petit  être,  quelquefois  long  seulement 
de  quatre  ou  cinq  pouces,  qui  offre  des  yeux  saillans  placés  presque  an 
sommet  de  la  léte,  une  large  bouche  sans  lèvres  distinctes,  un  gros  ventre 
et  de  petits  membres  mal  formés,  a  pu ,  aux  yeux  de  personnes  ignoran- 
tes ,  passer  pour  une  sorte  de  crapaud. 

Je  me  suis  encore  une  fois,  et  sans  m'en  apercevoir,  engagé  dans  les 
vieux  contes  ;  il  est  nécessaire  de  finir  et  d'arriver  aux  pluies  de  grenouilles. 

Un  grand  nombre  d'auteurs  anciens  ont  parlé  de  ces  pluies.  Phylarque, 
cité  par  Athénée,  dit  que  le  fait  est  arrivé  plus  d'une  fois;  l'historien 
Héraclide  rapporte  que  dans  certains  cantons  de  la  Péonie ,  il  en  tomba 
en  grande  abondance ,  et  que  ces  animaux,  mourant  pour  la  plupart  sur  le 
lieu  même,  répandirent  dans  l'air  un  telle  infection,  que  les  habitans, 
menacés  de  la  peste,  prirent  le  parti  d'éraigrer.  Suivant  Diodore  de  Si- 
cile et  suivant  Elien ,  autant  en  était  arrivé  à  un  peuple  de  l'Inde ,  les 
Autariates  ou  Attariotes ,  avec  cette  seule  différence  que  chez  eux  il  était 
tombé  plus  de  têtards  à  demi  métamorphosés  que  de  grenouilles  à  l'état 
parfait. 

Théophraste,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  ne  croyait  point  aux  pluies  de  gre-> 
nouilles,  mais  puisqu'il  a  pris  la  peine  de  combattre  celte  opinion,  c'est 
une  preuve  qu'elle  était  alors  assez  en  crédit.  Dans  une  dissertation  ex 
professo  sur  les  animaux  qui  apparaissent  soudainement,  il  passe  en  revue 
les  diverses  causes  auxquelles  on  peut  attribuer  ces  phénomènes,  et  il  est 
conduit  à  les  ranger  en  plusieurs  classes,  a  Certains  animaux ,  dit-il ,  se 
montrent  tout  à  coup  en  grande  abondance,  parce  qu'il  s'est  trouvé 
quelque  circonstance  accidentelle  très  favorable  à  leur  production;  c'est 
ainsi  que  dans  les  lieux  qui  ont  servi  d'emplacement  à  un  camp  ou  à  un 
marché,  aussitôt  que  les  immondices  cessent  d'être  agitées,  elles  donnent 
naissance  à  des  quantités  innombrables  de  mouches.  Dans  d'autres  cas, 
an  contraire,  les  animaux  ne  viennent  pas  de  naître  au  moment  où  on 
commence  à  les  voir;  ils  existaient  déjà  depuis  plus  ou  moins  long-temps. 
Telles  sont  les  grenouilles  qui  apparaissent  quelquefois  après  la  pluie;  car 
il  ne  pleut  pas  des  grenouilles  comme  beaucoup  de  gens  le  croient;  celles 
qu'on  voit  à  la  surface  du  sol,  après  les  orages  dont  j'ai  parlé,  ne  vien- 
nent pas  d'en  haut,  mais  d'en  bas;  elles  étaient  cachées  sous  terre,  et 
quittent  leur  retraite  lorsque  l'eau  commence  à  y  pénétrer.  » 

L'opinion  de  Théophraste  eut  peu  de  partisans,  et  dans  le  moyen- 
âge,  par  exemple,  les  écrivains  qui  rappelèrent  les  apparitions  subites 
de  grenouilles  admirent  constamment  que  les  animaux  étaient  tombés  du 


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SCIENCES  NATURELLES.  I9T 

Ciel.  Malheureusement  ils  parlent  de  ces  phénomènes  en  termes  si  va- 
gues, qu'il  est  impossible  de  savoir  si  le  fait  doit  être  interprété  à  leur 
manière  ou  à  la  manière  de  Théophraste,  laquelle,  il  faut  en  convenir, 
est  applicable  dans  neuf  sur  dix  des  cas  où  l'autre  explication  est  pro- 
posée. 

Les  écrivains  de  la  renaissance  ne  sont  guère  plus  précis,  et  c'est  beau- 
coup s'ils  indiquent  le  lieu  et  la  date  de  l'érènement.  Engel,  dans  les  An- 
nales du  Brandebourg,  en  cite  un  cas  pour  Tannée  4554,  et  Wolf,  dans 
ses  Lectiones  memorabiles,  un  pour  l'an  4546.  Mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
donne  les  détails  dont  on  aurait  besoin.  Le  dernier,  d'ailleurs,  ne  m'in- 
pire  pas  grande  confiance,  car  il  semble  dire  qu'il  a  tiré  le  fait  d'un 
ouvrage  de  Barthélémy  de  Lucca;  or,  le  seul  écrivain  que  je  connaisse 
sous  ce  nom,  est  un  évéque  de  Torcello,  mort  en  4537.  Je  ne  vois  pas 
trop  comment  cet  évêque,  qui  ne  passa  jamais  pour  un  saint  (à  telles 
enseignes  qu'il  fut  excommunié)  aurait  pu  attester  un  événement  survenu 
nenf  ans  après  sa  mort. 

Olaus  Magnas ,  dans  son  livre  sur  les  nations  du  nord ,  traite  plusieurs 
fois  la  question ,  mais  toujours  en  termes  généraux.  Ce  qui  l'occupe  sur- 
tout, c'tst  de  trouver  une  explication  pour  le  phénomène,  et  non  d'en 
prouver  la  réalité;  il  ne  lui  vient  pas  à  l'esprit  que  le  fait  puisse  être 
contesté. 

Suivant  lui,  c'est  des  exhalaisons  terrestres  fécondées  par  l'action  du 
soleil,  que  se  forment  au  milieu  des  airs  les  différens  êtres  organisés  qui 
retombent  ensuite  sur  la  terre.  «  Ce  phénomène ,  dit-il ,  s'observe  dans 
nos  pays  septentrionaux  tout  aussi  bien  que  dans  les  autres,  et  peut-être 
même  y  est  plus  commun,  à  cause  de  la  grande  abondance  de  mines, 
d'où  s'élèvent  des  vapeur  sulfureuses.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est  pas 
rare  de  voir  tomber  des  nues  tantôt  des  insectes,  lanôt  des  grenouilles 
ou  des  poissons,  quelquefois  des  grains  de  froment,  d'autres  fois  des  se- 
mences d'une  plante  légumineuse,  qui,  mises  en  terre,  germent  et  portent 
des  fleurs  bleues.  Nos  livres  modernes  d'histoire,  ajoute-t-il,  négligent 
le  plus  souvent  de  mentionner  ces  faits,  qui  arrivent  à  des  époques  in- 
déterminées, et  auxquels  on  n'attache  plus  la  même  importance  qu'au- 
trefois; mais  on  en  a  recueilli  un  grand  nombre  dans  un  livre  récemment 
publié  à  Nuremberg.  » 

Dans  ce  passage  (livre  xx,  chap.  50)  et  dans  un  autre  (  livre  xvm  > 
«hap.  20),  il  parle  de  lemmings  qu'on  aurait  vu  tomber  toutvivans  dans 
divers  cantons  de  PHeisingie  et  dans  les  provinces  voisines  du  diocèse 
cfUpsal.  «Il  parait,  dit-il,  qu'ils  auront  été  enlevés  de  terre  par  quelque 
<coop  de  vent  et  transportés  ainsi  de  pays  peut-être  fort  éloignés  jusqu'en 


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498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  où  l'orage  venant  à  éclater,  ils  tombent  avec  la  pluie.  Ils  ont  dû 
faire  le  trajet  en  très  peu  de  temps,  puisque  ceux  qu'on  saisit  au  mo- 
ment où  ils  viennent  de  loucher  la  terre  ont  dans  l'estomac  des  herbes 
non  encore  digérées.  » 

Il  est  étrange  que  l'archevêque  n'ait  pas  songé  à  rapporter  à  la  même 
cause  toutes  les  pluies  d'êtres  organisés.  Cardan,  au  contraire,  l'a  trop 
généralisée  en  voulant  l'appliquer  même  aux  cas  des  pierres  tombées  du 
ciel;  voici  en  effet  comme  il  s'exprime  au  livre  xvi  de  son  traité  De 
subtililate. 

«  Les  effets  que  peut  produire  la  force  des  vents  sont  véritablement 
prodigieux.  Sur  le  sommet  des  montagnes ,  en  particulier,  leur  violence 
est  extrême,  et  j'ai  pu  en  juger  par  moi-même  une  fois  que  je  traversais 
l'Apennin.  Un  coup  de  vent  m'emporta  mon  chapeau,  que  je  vis  fuir  loin 
de  moi  avec  la  rapidité  du  carreau  lancé  par  l'arbalète.  Peu  s'en  fallut 
qu'il  n'allai  tomber  avec  la  pluie  dans  une  des  villas  voisines ,  ce  qui  eût 
fait  sans  doute  crier  au  miracle.  Ce  vent  était  si  fort  qu'il  rejeta  en  côté, 
de  près  de  deux  pas,  le  cheval  que  je  montais,  et  je  vis  le  moment  où 
nous  allions  être  précipités  tous  les  deux  du  haut  en  bas  des  rochers. 
J'avais  lu  dans  le  Poge  que  la  ville  de  Borghello  avait  été  renversée  par 
le  vent;  qu'il  en  avait  été  de  même  de  la  chapelle  de  Sainte-Rosine,  et 
qu'un  cabaret  avait  été  transporté  tout  entier  à  une  assez  grande  dis- 
tance du  lieu  où  il  avait  été  construit.  Je  regardais  cela  comme  fabuleux, 
mais,  depuis  ce  qui  m'est  arrivé  à  moi-même,  je  suis  très  disposé  à  y 
croire.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  s'étonner  s'il  pleut  parfois  des  grenouil- 
les ,  de  petits  poissons  et  des  pierres ,  car  les  grenouilles  et  les  poissons 
auront  été  pris  par  quelque  ouragan  dans  les  marais  et  les  lacs  placés  an 
sommet  de  quelque  montagne;  quant  aux  pierres,  elles  auront  été  en- 
levées à  l'état  de  poussière,  puis  le  vent  venant  à  comprimer  violemment 
ces  paiticules  désagrégées,  les  aura  forcées  à  s'unir  en  masses  solides. 
Ce  qui  me  semble  confirmer  cette  conjecture,  c'est  que  c'est  presque 
toujours  au  pied  des  hautes  montagnes  ou  dans  les  vallée»  voisines  qu'on 
a  observé  ces  pluies  étranges.  »  s 

Rondelet ,  dans  son  Histoire  des  animaux  aquatiques,  consacre  un  cha- 
pitre à  la  grenouille  qui  tombe  du  ciel,  et  examinant  successivement  les 
diverses  hypothèses  proposées  à  ce  sujet ,  il  s'arrête  à  celle  que  nous 
avons  déjà  vue,  avancée  par  Olaus  Magnus.  «  C'est,  dit-il ,  au  milieu  des 
pluies  et  des  tempêtes  que  nous  arrivent  ces  sortes  de  grenouilles  les- 
quelles ressemblent  pour  la  forme  à  la  rana  rubeta,  ainsi  que  l'avait  déjà 
remarqué  Aiistote.  Elles  se  forment  au  sein  des  nues,  d'où  elles  retom- 
bent ensuite  sur  la  terre.  Quelques  personnes  à  la  vérité  conçoivent  dtflfc- 


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SCIENCES  NATURELLES.  199 

remment  la  chose ,  et  disent  que  ce  sont  de  petites  grenouilles  des  marais 
qui  ont  été  enlevées  soit  par  l'action  des  astres,  soit  par  la  violence  des 
vents,  et  qui  retombent  après  un  certain  temps  ;  elles  allèguent  à  l'appui 
de  leur  opinion  que  la  chose  n'arrive  que  lorsque  le  temps  est  à  l'orage 
et  à  la  pluie.  Il  y  a  enfin  des  gens  qui  nient  absolument  que  ces  animaux 
nous  viennent  d'en  haut  ;  suivant  eux  ,  ce  seraient  tout  simplement  des 
crapauds  qui  f  jnt  leur  demeure  ordinaire  sous  terre ,  et  qui  en  sortent 
quand  ils  sentent  approcher  l'orage  ;  mais  cette  manière  de  voir  est 
démentie  par  l'expéiieuce  journalière  et  par  le  témoignage  des  plus 
graves  écrivains.  Le  fait  est  merveilleux  sans  doute,  mais  la  nature  est 
pleine  de  merveilles  que  nous  n'expliquons  pas  plus  que  celle-là  et  qu'il 
nous  font  pourtant  admettre.  » 

Plusieurs  naturalistes  après  Rondelet  soutinrent  encore  l'ancienne  opi- 
nion ,  ou  eurent  occasion  de  citer  de  n  niveaux  faits  qui  pouvaient  la 
confirmer.  Ainsi,  Panllini,  qui  écrivait  vers  la  fin  du  xvne  siècle,  par- 
lant des  envies  de  femmes  grosses,  dit  qu'une  paysanne  enceinte  voulut 
qu'on  lui  fit  une  fricassée  de  grenouilles  qui  étaient  ainsi  tombées; 
c'est  du  curé  du  village  qu'il  tenait  cette  anecdote. 

Bientôt  cependant  vint  une  époque  où  les  littérateurs  décidèrent  de 
Ce  qu'on  devait  croire  en  histoire  naturelle.  Ils  firent,  par  exemple,  de 
leur  pleine  puissance  disparaître  du  sein  des  roches  les  coquilles  fos- 
siles; celles  qu'on  trouvait  sur  le  sommet  des  montagnes  s'étaient  dé- 
tachées du  camail  de  quelque  pèlerin;  les  écailles  d'huître  qui  forment 
tonte  une  assise  à  la  butte  Montmartre  provenaient  des  balayures  de 
quelque  cabaret  où  nos  aieox  allaient  déjeûner.  Qui  se  fût  avisé  alors 
4e  parler  de  pluies  de  grenouilles  eut  été  sifflé  à  toute  outrance ,  et  l'on 
aurait  été  témoin  du  phénomène  qu'on  se  serait  bien  gardé  d'en  parler  (4). 
Cependant  il  se  trouvait  encore  de  loin  en  loin  quelque  personne  qui , 
motus  sensible  au  ridicule ,  plus  éloignée  de  ce  oenlre  de  sapienee ,  osait 

(x)  On  n'eut  pas  été  mieux  reçu  à  parler  des  pluies  de  pierres,  et  plusieurs 
années  même  «près  le  travail  de  Levoisier,  les  récits  les  plus  authentiques  de  «s 
sortes  d"évènemens  étaient  accueillis  avec  uo  profond  mépris  par  des  hommes  qui 
s'étaient  constitués  juges  dans  toutes  les  questions  seientifitnies.  Voici  comment 
ua  d'eux  s'exprime  à  l'occasion  de  la  chute  d'aérolithes  observée  à  Barbotan  et 
aussi  bien  attestée  que  puisse  l'être  un  fait  :  «  Combien  ceux  de  nos  lecteurs  qui 
s'occupent  de  physique  et  de  météorologie  ne  gémiront-ils  pas  aujourd'hui  en 
voyant  une  municipalité  entière  consacrer  par  un  prncès-verhai  en  bonne  forme 
des  bruits  populaires  qui  ne  peuvent  qu'exciter  la  pitié  ,  nous  ne  dirons  pas  seu- 
lemeot  des  physiciens,  mais  de  lotis  les  hommes  raisonnables  !  » 


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900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dire  ce  qu'elle  avait  vu ,  l'imprimer  même  dans  un  journal  de  province» 
Un  de  ces  récits  a  été  analysé  par  Sigaud  Lafond,  qui  n'indique  pas  le 
recueil  où  il  Ta  pris. 

«  En  4777 ,  il  tomba,  dit-il,  dans  le  village  de  Troly,  généralité  de 
Soissons,  pendant  un  orage,  une  pluie  chaude  et  forte  accompagnée  de 
crapauds.  U  en  tomba ,  dit-on ,  sur  deux  femmes  qui  étaient  en  route , 
dans  les  paniers  que  portaient  les  chevaux  sur  lesquels  elles  étaient  mon- 
tées ,  et  il  y  en  eut  en  si  grande  quantité,  qu'elles  furent  obligéesde  mettre 
pied  à  terre.  Quelques  physiciens,  ajoute  Sigaud,  conjecturèrent  que  les 
grenouilles  et  les  crapauds  déposant  leur  frai  dans  des  eaux  marécageu- 
ses, ce  frai  avait  pu  être  enlevé  avec  les  vapeurs  que  la  terre  exhaie, 
et  qu'ayant  resté  assez  de  temps  exposé  à  la  chaleur  des  rayons  du  soleil, 
il  en  est  éclos  les  animaux  dont  nous  venons  de  parler  (4).  » 

Ceux  qui  proposaient  cette  conjecture  n'avaient,  à  coup  sûr,  jamais 
étudié  le  phénomène  de  l'évaporation  et  ne  méritaient  guères  le  nom  de 
physiciens.  Quoi  qu'il  en  soit,  un  fait  reste  pour  ce  qu'il  est,  quelle  que 
soit  l'explication  dont  on  veuille  l'accompagner,  et  celui  dont  nous  par- 
lons était  remarquable  en  ce  qu'il  était  à  l'abri  des  causes  d'erreurs 
invoquées  par  les  critiques;  car  ce  n'était  pas,  à  coup  sûr,  des  fentes  de 
la  terre  que  sortaient  les  petits  crapauds  qui  remplirent  les  paniers  placés 
sur  le  dos  des  chevaux. 

Les  pluies  de  froment,  de  graines  légumineuses  et  d'insectes  mention- 

(i)  Uue  opinion  qui  à  quelques  égards  se  rapproche  de  celle-ci,  et  qui  parti- 
cipe également  des  idées  d'Olaus  Magnus  et  de  Paracelse,  est  celle  que  soutient  le 
chanoine  Gaftarel  dans  un  ouvrage  singulier,  publié  en  1626,  sous  le  titre  de 
Curiosités  inouïes. 

Apres  avoir  cité  plusieurs  cas  de  paliugénésie,  et  entre  autres  l'histoire  bien 
connue  du  médecin  polonais  qui,  en  exposant  à  la  flamme  d'une  bougie  un  bocal 
contenant  des  cendres  de  rosier,  y  faisait  naître  une  rose  aussi  fraîche  que  si  on 
venait  de  la'cueiUir,  le  chanoine  arrive  à  cette  conclusion  que  long-temps  après  leur 
désagrégation  les  particules  constituantes  d'un  corps ,  même  organisé,  conservent 
de  la  tendance  i  reprendre  leur  dernier  arrangement ,  et  ainsi  peuvent,  si  les  cir- 
constances sont  favorables ,  donner  de  nouveau  naissance  à  ce  corps.  Il  ajoute  : 
«  Cest  par  aventure  la  raison  qu'il  pleut  souvent  des  grenouilles,  car  le  soleil  es- 
levant  des  vapeurs  de  quelque  marescage,  où  les  grenouilles,  après  sis:  mois, 
disent  les  naturalistes,  se  changent  en  limon;  il  se  peut  faire  que  ces  vapeurs  qui 
en  proviennent,  échangées  en  nuées  espaisses,  peuveut  exciter  par  la  chaleur  du 
soleil  les  formes  des  grenouilles,  lesquelles ,  rencontrant  les  qualités  propres  i  la 
génération ,  sont  vivifiées  et  rendues  vivantes.  • 


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SCIENCES  NATURELLES.  20f 

nées  d'une  manière  générale  dans  le  passage  que  j'ai  cité  d'Olaas  Ma- 
gnus  ont  été  observées  depuis  à  diverses  reprises,  et  on  en  a  des  récits 
très  circonstanciés.  Pour  le  froment,  l'historien  de  Thou  rapporte  qu'il 
en  tomba ,  en  4548,  aux  environs  de  Villach  en  Carinthie.  «  On  assure  > 
dit-il,  qu'on  en  fit  même  du  pain  qui  fut  présenté  à  l'empereur  Charles  Vj 
ce  qui  est  certain ,  c'est  qu'on  lni  porta  quelques-uns  de  ces  grains  tombés 
des  nues.  » 

Bien  des  années  après  on  crut  voir  le  même  fait  se  reproduire  et  dans 
Jes  mêmes  lieux;  le  4er  mars  4691 ,  pendant  un  orage  très  violent,  il 
tomba,  au  milieu  de  la  pluie  et  de  la  grêle,  une  si  grande  quantité  de 
grains  que  chacun  put  en  recueillir  considérablement.  Marc  Gerberius, 
médecin  à  Laubach ,  prit  des  informations  à  ce  sujet,  et  obtint  un  grand 
nombre  de  témoignages  qui  ne  laisssaient  matière  à  aucun  doute;  mais 
s'étant  procuré  de  ces  graines,  il  vit  que  ce  n'était  pas  réellement  du  blé, 
et  il  supposa  que  c'était  plutôt  des  pépins  d'épine-vinette.  L'abbé  Nollet, 
d'après  la  description  donnée  par  Gerberius  et  par  d'autres  personnes , 
suppose  que  les  corps  ainsi  recueillis  n'étaient  pas  même  des  graines , 
mais  les  bulbes  des  racines  de  la  petite  chelkloine.  Ces  bulbes,  rampant 
pour  la  plupart  à  la  surface  du  sol ,  auraient  été  enlevés  par  le  vent  avec 
4a  plante  déracinée ,  et  la  fermeté  de  leur  structure  leur  aurait  permis  de 
résister  plus  longuement  à  la  destruction. 

Les  graines  légumineuses  dont  parle  l'archevêque  d'Upsal,  et  qui,  sui- 
vant lui,  donnent  naissance  à  une  plantée  fleur  bleue,  étaient  probable- 
ment des  graines  de  lupin.  Il  n'y  a  pas  trente  ans  qu'il  en  tomba  en  abon- 
dance dans  une  partie  de  l'Espagne;  un  courrier  en  rapporta  en  France 
toute  une  poignée  et  en  donna  à  plusieurs  personnes  de  ma  connaissance. 
J'ai  déjà  eu  occasion  de  rappeler  ce  fait  dans  un  journal  quotidien  (  h 
Temps ,  42  décembre  4854  ). 

Quant  aux  insectes  qui  arrivent  par  l'air  (j'entends  ceux  qui  sont  dé- 
pourvus d'ailes) ,  cela  a  été  vu  tant  de  fois ,  qu'il  est  presque  inutile  d'en 
citer  aucun  cas  particulier  ;  ceux  qui  voudront  voir  sur  ce  sujet  des  obser- 
vations très  bien  faites,  pourront  consulter  une  lettre  adressé  à  Réaumur 
par  le  célèbre  entomologiste  de  Géer.  Les  sceptiques,  à  cette  occasion, 
prétendaient  aussi  que  ces  vers  que  Ton  trouvait  à  la  surface  de  la  neige 
étaient  sortis  de  dessous  terre  ;  mais  le  naturaliste  suédois  fait  remarquer, 
d'une  part,  que  le  sol  sous-jacent  était  gelé  à  trois  pieds  de  profondeur  x 
et  de  l'autre ,  que  les  mêmes  insectes  se  présentaient  sur  la  croûte  glacée 
de  grands  1*  es ,  et  au  milieu  tout  comme  aux  bords. 

Les  pluies  de  poissons  dont  parlent  Olaus  Magnos  et  Cardan  ont  été 
moin*  souvent  observées  ;  cependant  j'aurai  tout-à-1'heure  à  en  citer  quel- 


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ÎSfâ  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

qnes  exemples  bien  authentiques,  mats  c'est  par  les  plaies  de  grenouilles 
que  je  dois  commencer. 

Je  ferai  remarquer  en  passant  qne  ce  n'est  pas  seulement  dans  l'ancien 
monde  qu'on  a  parlé  de  batraciens  tombant  du  ciel  pendant  an  orage,  et 
que  la  même  croyance  a  été  retrouvée  en  Amérique;  ainsi ,  le  père  Ray- 
mon  Breton,  qui,  dans  son  dictionnaire  caraïbe,  a  souvent  donné  des  ren- 
seignemens  curieux  sur  divers  points  d'ethnographie  et  d'histoire  natu- 
relle américaines,  remarque  à  l'occasion  du  mot  hovatibi  tibi,  qui  signifie 
grenouille,  que  «  l'on  en  voit  quelquefois  tomber  de  petites  avec  lapluie.  » 

Sans  m'arréfer  davantage  à  ces  citations  qu'il  ne  me  serait  pas  difficile 
de  multiplier,  je  passerai  aux  témoignages  qui  se  rapportent  à  des  évène- 
mens  récens.  Le  premier  que  je  citerai  a  été  observé  à  trente  lieues  de 
Paris ,  et  pourtant,  c'est  seulement  dans  un  ouvrage  anglais,  le  Magazine 
ofnatural  history  qu'on  en  trouve  la  relation. 

«  Lorsque  j'étais  à  Rouen,  au  mois  de  septembre  4828,  dit  M.  Loudon, 
éditeur  du  recueil  que  je  viens  de  nommer,  j'appris  d'une  famille  anglaise, 
établie  dans  les  environs  de  cette  ville ,  que  pendant  un  violent  orage  ac- 
compagné d'un  vent  furieux ,  et  au  milieu  d'éclairs  qui  interrompaient 
par  intervalle  une  obscurité  presque  aussi  profonde  que  celle  de  la  nuit, 
on  vit  tomber  sur  la  maison,  dans  les  cours  et  dans  le  jardin,  une  multi- 
tude innombrable  de  petites  grenouilles;  le  toit,  les  appuis  des  fenê- 
tres, les  allées  sablées,  en  étaient  couverts.  Ces  animaux  étaient  très 
petits,  mais  parfaitement  formés;  tous  étaient  morts.  La  journée  suivante 
ayant  été  très  chaude,  ces  grenouilles  se  desséchèrent,  et  ne  paraissaient 
après  cela  que  comme  de  petites  pelottes  de  la  grosseur  d'une  tête  d'épin- 
gle. (Magazine  of  natural  history,  tome  il  p.  405.  ) 

Un  fait  tout  semblable  est  rapporté  dans  un  des  numéros  de  novembre 
4828  du  Belfast  chronicle.  «  Il  y  a  quelques  jours,  dit  le  rédacteur  du 
journal ,  que  deux  gentlemen  qui  s'étaient  assis  pour  causer  sur  une  des 
bornes  de  la  chaussée  aux  environs  de  Bushmills ,  furent  surpris  par  on 
orage,  et  virent  tomber  de  tous  côtés  une  pluie  serrée  de  grenouilles  à 
demi  formées.  Quelques-uns  de  ces  animaux  ont  été  recueillis,  et  on 
peut  en  voir  conservés  dans  l'esprit  de  vin,  chez  les  deux  apothicaires 
établis  à  Bushmills.  » 

Quoique  ces  deux  faits  se  trouvent  consignés  dans  an  recueil  assez 
connu  des  naturalistes  français ,  il  ne  parait  pas  que  nos  savans  y  aient 
fait  attention ,  et  la  question  des  phiies  de  grenouilles  semblait  devoir 
rester  encore  long-temps  dans  l'oubli ,  lorsqu'une  communication  assez 
peu  importante  en  elle-même  devint  une  occasion  pour  que  des  observa- 
tions plus  concluantes  acquissent  de  la  publicité. 


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SCIENCES  NATURELLES.  203 

Le  mercredi  \  5  octobre  1 834,  on  lut  à  l'Académie  des  sciences  une  lettre 
d'an  M.  Marinier,  qui  disait  qu'au  mois  d'août,  parcourant  une  grande 
route  du  département  de  Seine-et-Oise,  il  avait  observé  une  partie  de  ce 
chemin  couverte  d'une  multitude  de  petits  crapauds  de  la  grosseur  d'an 
haricot ,  quoiqu'un  quart  d'heure  auparavant  il  n'en  eût  vu  aucun  sur  ce 
même  point  de  la  route  ;  il  ne  doutait  point  qu'ils  ne  fussent  tombés  du 
ciel  avec  une  forte  pluie  qui  était  survenue  dans  l'intervalle. 

M.  Dumeril  fit  remarquer  à  celle  occasion  que  rien  ne  prouvait  que  ces 
crapauds  fussent  tombés  d'en  haut,  et  qu'il  était  au  contraire  infiniment 
probable  qu'ils  étaient  sortis  des  crevasses  de  la  terre  pour  venir  chercher 
l'humidité  à  la  surface.  Il  ajouta  que  presque  toutes  les  histoires  de  pluies 
de  crapauds  ne  reposent  pas  sur  des  fondemens  plus  solides ,  et  que  tous 
ces  laits  si  étranges  sont  maintenant  appréciés  à  leur  juste  valeur  par 
ceux  qui  connaissent  les  habitudes  des  batraciens. 

A  la  demande  de  plusieurs  membres  de  l'Académie,  M.  Dumeril  promit 

de  développer  ces  réflexions  dans  un  rapport  sur  la  lettre  de  M.  Marinier. 

Il  fit  en  effet  ce  rapport  dans  la  séance  suivante,  et  appuyant  l'opinion 

qu'il  avait  émise  de  celle  de  Redi  et  de  quelques  autres  bons  observateurs  , 

il  fit  voir  que  dans  un  grand  nombre  de  cas  on  avait  pu  se  tromper  sur 

l'origine  des  petits  batraciens  qu'on  voyait  fourmiller  à  la  surface  du  sol.  II 

rapporta  de  plus  deux  exemples  de  ces  apparitions  subites  dont  il  avait  été 

témoin  lui-même,  une  fois  en  Picardie,  dans  des  marais  aux  environs 

d'Amiens,  l'autre  en  Espagne  dans  des  prairies  à  quelques  pas  de  Mar- 

bella.  Pour  cette  dernière ,  ajouta-t-il,  M.  Desgenettes  pourra  peut-être 

se  la  rappeler. 

Dans  son  rapport,  M.  Dumeril  soutenait  l'opinion  qui  lui  paraissait  la 
ttiieux  fondée ,  mais  il  était  loin  de  vouloir  la  faire  prévaloir  en  dissimulant 
*es  faits  qui  y  pouvaient  paraître  contrai  res;  aussi  douna-t-il,  immédiate* 
*toent  après,  communication  d'une  lettre  qui  lui  avait  été  adressée  à  ce 
^ojet  par  nne  dame  de  ses  clientes ,  quoiqu'elle  semblât  fournir  un  très 
*wt  argument  contre  les  conclusions  qu'il  avait  prises. 

«  En  septembre  1804 ,  dit  cette  dame ,  je  chassais  arec  mon  mari  dans 

1«  parc  du  château  d'Oignois  (près  de  Senlis),  que  nous  habitions;  il  était 

environ  midi  lorsque  le  tonnerre  gronda  fortement,  et  tout  à  coup  le  jour 

lut  obscurci  par  un  énorme  nuage  noir.  Nous  nous  acheminâmes  de  suite 

>rers  le  cliâleau ,  dont  nous  étions  encore  assez  éloignés  ;  un  coup  de  ton* 

sierre  d'une  force  extraordinaire  rompit  le  nuage  qui  versa  sur  nous  un 

torrent  de  crapauds  mêlés  d'un  peu  de  pluie.  Celte  pluie  me  parut  durer 

fort  long-temps  ;  cependant ,  en  y  réfléchissant  depuis ,  je  suis  à  peu  près 

certaine  qu'elle  a  continué  moins  d'un  quart  d'heure.  » 


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504  RBVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  première  communication  avait  suffi  pour  rompre  la  glace  et  les  nsi- 
selgnemens  sar  les  plaies  de  grenonilles  allaient  arriver  de  tontes  parte. 
Déjà ,  dans  cette  même  séance,  on  avait  entendu  le  récit  d'an  fait  sem- 
blable. La  dame  dont  nous  venons  de  parler  n'avait  pas  cru  devoir  se 
nommer;  mais  l'autre  observateur  était  un  savant  bien  connu ,  et  dont 
le  témoignage  ne  pouvait  sons  aucun  rapport  être  suspect. 

Voici  ce  qu'écrivait  M.  Peifier  : 

*  A  l'appui  de  la  communication  faite  dans  la  précédente  séance  par 
M.  le  colonel  Marinier,  je  citerai  un  fait  dont  j'ai  été  témoin  dans  ma 
jeunesse.  Un  orage  s'avançait  sur  la  petite  ville  de  Ham ,  du  département 
de  la  Somme ,  que  j'habitais  alors,  et  j'en  observais  la  marche  menaçante, 
lorsque  tout  à  coup  la  pluie  tomba  par  torrens.  Je  vis  aussitôt  la  place  de 
la  ville  couverte  de  petits  crapauds.  Étonné  de  leur  apparition ,  je  tendis 
la  main ,  et  je  reçus  le  choc  de  plusieurs  de  ces  animaux.  La  cour  de  la 
maison  était  également  remplie.  Je  les  voyais  tomber  sur  un  toit  d'ardoise 
et  rebondir  sur  le  pavé.  Tous  s'enfuirent  par  les  ruisseaux  qui  s'étaient 
formés  et  furent  entraînés  au  dehors  de  la  ville.  Une  demi-heure  après 
la  place  en  était  débarrassée,  sauf  quelques  traînards  qui  paraissaient 
froissés  de  leur  chute.  Quelle  que  soit  la  difficulté  d'expliquer  le  transport 
de  ces  reptiles ,  je  n'en  dois  pas  moins  affirmer  le  fait  qui  a  laissé  des 
traces  profondes  dans  ma  mémoire  par  la  surprise  qu'il  me  causa.  » 

Dans  la  séance  du  ST  octobre,  il  n'y  eut  pas  moins  de  quatre  commu- 
nications sur  le  même  sojet  :  voici  à  peu  près  ce  qu'elles  contenaient. 

«  J'étais,  dit  M.  Huard,  à  Jouy,  au  mois  de  juin  1855,  et  je  me  rendais 
à  l'église  pour  assister  au  baptême  d'un  enfant  nouveau-né,  accompagné 
du  parrain ,  de  la  marraine  et  de  la  nourrice.  Un  orage  nous  surprit ,  et 
je  vis  tomber  du  ciel  des  crapauds;  j'en  reçus  sur  mon  parapluie;  le  sol 
était  couvert  d'une  quantité  prodigieuse  de  crapauds  fort  petits  qui  sautil- 
laient, et  je  les  vis  aussi  sur  un  espace  de  plus  de  deux  cents  toises  qui 
me  restaient  à  parcourir,  et  pendant  environ  dix  minutes.  Les  gouttes 
d'eau  qui  tombaient  en  même  temps  n'étaient  guère  plus  nombreuses  que 
les  crapauds.  » 

La  seconde  lettre  était  de  M.  Zichel,  qui  rapportait  qu'étant  en  480$ 
sous-lieutenant  au  10e  régiment  de  chasseurs ,  et  commandant  un  piquet 
de  vingt-cinq  chevaux  sous  les  murs  de  Burgos,  il  vit  tomber,  à  travers  les 
branches  dont  il  s'était  formé  une  sorte  de  petit  toit ,  une  quantité  innom- 
brables de  petits  crapauds. 

Dans  la  troisième  lettre.  M.  L.  Gayet ,  actuellement  employé  an  minis- 
tère du  commerce  (cabinet  du  ministre),  racontait  le  fait  suivant  :  «  Dans 
l'été  de  1794,  je  faisais  partie ,  dit-il,  d'une  grand'garde  de  cent  cinquante 


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SCIENCES  NATURELLES.  205 

Sommes  fournie  par  le  5e  bataillon  du  Nord ,  cantonné  à  cette  époque 
<Ians  le  village  de  Lalain,  département  du  Nord,  près  l'abbaye  de  Fîmes, 
ans  environs  du  territoire  que  les  Autrichiens  avaient  inondé  pour  dé- 
fendre la  ville  de  Valenciennes ,  assiégée  par  les  Français.  Il  faisait  très 
ehaud,  et  duntnt  la  matinée,  les  rayons  du  soleil  avaient  fait  élever  sur 
les  lieux  inondés  des  vapeurs  épaisses  qui  montaient  en  forme  de  colonne; 
tout  à  coup  vers  les  trois  heures  de  l'après-midi ,  il  tomba  une  pluie  si 
abondante,  que  les  cent  cinquante  hommes  de  lagrand'garde  furent  obli- 
gés, afin  de  n'être  pas  submergés,  de  sortir  d'un  grand  creux  où  ils  s'é- 
taient abrités;  mais  quelle  fut  leur  surprise  lorsqu'ils  virent  tomber  sur 
le  terrain  d'alentour  un  nombre  considérable  de  crapauds  de  la  grosseur 
d'une  noisette  !  Ne  pouvant  croire  qu'ils  tombassent  avec  la  pluie,  j'éten- 
dis à  hauteur  d'homme  mon  mouchoir  dont  je  fis  maintenir  les  deux 
bouts  opposés  par  on  de  mes  camarades;  j'y  reçus  en  peu  de  temps  on 
nombre  assez  considérable  de  crapauds  dont  plusieurs  étaient  encore  à 
l'état  de  têtards. 

Durant  cette  ploie,  qui  dura  une  demi-heure,  les  cent  cinquante 
hommes  de  la  grand'  garde  sentirent  distinctement  les  chocs  multipliés 
de  ces  petits  crapauds,  et  plusieurs  soldats  après  l'orage  en  trouvèrent 
qui  étaient  restés  dans  les  replis  de  leurs  chapeaux  à  cornes.  » 

La  quatrième  lettre  n'est  pas  moins  concluante. 

«  L'un  des  derniers  dimanches  d'août  4804,  après  plusieurs  semaines 
de  sécheresse  et  de  chaleur,  et ,  à  la  suite  d'une  matinée  étouffante ,  un 
orage  éclata  vers  trois  heures  de  l'après-midi  sur  le  village  de  Frémar,  à 
quatre  lieues  d'Amiens.  Je  me  trouvais  alors,  dit  l'auteur  de  cette  lettre 
(M.  Duparcque),  avec  le  curé  de  la  paroisse;  en  traversant  le  clos  peu 
étendu  qui  sépare  l'église  du  presbytère,  nous  fûmes  inondés;  mais  ce 
qui  me  surprit,  ce  fut  de  recevoir  sur  ma  figure  et  sur  mes  vétemens  de 
petites  grenouilles.  «  Il  pleut  des  crapauds,  me  dit  le  vénérable  curé  qui 
«  remarqua  mon  étonnement,  mais  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je 
«  vois  cela.  »  Un  grand  nombre  de  ces  petits  animaux  sautaient  sur  le 
sol.  En  arrivant  au  presbytère,  nous  trouvâmes  le  plancher  d'une  des 
chambres  qui  était  tout  couvert  d'eau ,  la  fenêtre  du  côté  d'où  venait  l'o- 
rage étant  restée  ouverte;  le  plancher  était  formé  de  briques  étroitement 
scellée  entre  elles ,  ainsi  les  animaux  n'avaient  pu  sortir  de  dessous 
terre;  l'appui  de  la  croisée  était  élevé  de  deux  pieds  et  demi  environ  au- 
dessus  du  sol,  ainsi  ils  n'avaient  pu  pénétrer  du  dehors  en  sautant.  D'ail- 
leurs la  chambre  était  séparée  de  la  pièce  d'entrée  par  une  grande  salle 
à  manger  ayant  deux  croisées  ouvertes,  mais  dans  une  direction  telle  que 
la  pluie  n'avait  pu  y  pénétrer;  aussi  n'y  trouvait-on  ni  eau  ni  grenouilles, 


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206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  dis  grenouilles,  car,  à  la  couleur  verle  du  dos,  à  la  blancheur  du 
ventre  et  à  rallongement  du  train  de  derrière ,  il  était  aisé  de  les  recon- 
naître pour  telles.  » 

Dans  la  séance  du  26  novembre,  on  eut  sur  le  même  sujet  une  com- 
munication de  M.  Berthier,  étudiant  en  médecine,  élève  interne  à  l'hô- 
pital Saint-Louis. 

a  Vers  la  fin  du  mois  d'avril  4850 ,  je  chassais ,  dil-il ,  près  de  Marrât» 
village  peu  distant  d' A  vallon,  département  de  l'Yonne.  Une  pluie  qui 
survint  pendant  une  chaleur  étouiïanle  m'obligea  de  me  réfugier  dans 
une  hutte  de  pâtres.  Après  une  première  ondée  de  cinq  à  six  minutes , 
je  me  disposais  à  me  remettre  en  route,  lorsque,  levant  la  tète  pour  re- 
garder la  direction  des  nuages,  je  reçus  sur  le  visage  cinq  à  six  petits 
corps  qui  me  semblèrent  des  gouttes  de  pluie;  mais  en  regardant  autour 
de  moi,  je  vis  qu'avec  la  pluie  il  tombait  de  petits  crapauds,  dont  quel- 
ques-uns étaient  gros  comme  une  forte  noisette;  mon  chien,  qui  jusque- 
là  s'était  tenu  en  avant,  vint,  en  apparence  fort  effrayé,  se  blottir  entre 
mes  jambes ,  en  faisant  entendre  des  cris  plaintifs.  Quelques  minutes 
après,  la  pluie  augmenta  avec  violence;  et  lorsque  je  quittai  mon  abri, 
où  j'avais  été  obligé  de  revenir,  l'eau  qui  ravinait  la  pente  où  je  me 
trouvais  avait  entraîné  une  grande  partie  de  ces  batraciens.  Cependant, 
sur  tout  l'espace  que  je  traversai  pendant  près  d'un  quart  d'heure  de 
marche,  la  terre  en  était  couverte  d'une  quantité  considérable.  » 

Parmi  les  communications  faites  à  l'Académie,  il  en  arriva  une  qui  se 
rapportait  à  une  pluie  de  poissons;  mais  avant  d'en  parler,  je  dois  dire 
que  j'ai  reçu  encore ,  et  de  plusieurs  témoins  oculaires ,  d'autres  rensei- 
gnemens  plus  ou  moins  concluans ,  relativement  aux  pluies  de  grenouilles. 

En  4821 ,  dans  un  village  situé  à  quatre  lieues  de  Stenay,  départe- 
ment de  la  Meuse,  un  orage  violent  ayant  éclaté  pendant  la  nuit,  on 
trouva  le  matin  tant  de  grenouilles  et  de  crapauds  dans  la  rue,  qu'on  ne 
pouvait  faire  un  pas  sans  en  écraser  plusieurs.  On  apprit  avec  surprise 
que  les  villages  des  environs  n'avaient  eu  ni  pluies,  ni  crapauds,  mais 
on  sut  anssi  qu'un  château  situé  à  un  quart  de  lieue  avait  eu  se$  fossés  et 
6ea  mares  desséchés  complètement  par  un  tourbillon;  or,  comme  ces 
fossés  et  ces  mares  étaient  peuplés  auparavant  d'une  multitude  innom- 
brable de  grenouilles  et  de  crapauds,  on  resta  convaincu  qu'ils  avaient 
été  enlevés  de  ces  lieux  par  la  trombe ,  laquelle  les  avait  ensuite  laissés 
retomber  sur  le  village  dont  nous  parlons. 

La  conjecture  est  assez  bien  fondée;  toutefois  la  chose  serait  plus  sûre 
si  on  avait  vu  tomber  les  crapauds;  l'observation  suivante,  au  contraire, 
est  tout-à-fait  exempte  d'hypothèses. 


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SCIENCES  NATURELLES.  307 

An  mois  d'août  4833,  M.  N.  Desvergiers,  marchant  sur  un  chemin 
poudreux  sur  la  grande  route  de  Trieste  à  Vienne,  vit,  ainsi  que  son 
compagnon  de  voyage,  tomber  sur  la  poussière  de  larges  gouttes  de 
pluie,  et  tous  deux,  à  leur  grande  surprise,  reconnurent  qu'au  centre 
de  beaucoup  de  ces  gouttes  étaient  de  petits  crapauds ,  dont  quelques- 
uns  semblaient  tout  froissés  de  leur  chute ,  tandis  que  d'autres  étaient 
fort  alertes  et  s'empressaient  de  gagner,  en  sautillant,  les  fossés  dont  la 
route  est  bordée. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  ces  gouttes  d'eau  cessèrent,  et  elles 
ne  furent  pas  suffisantes  pour  pénétrer  la  couche  de  poussière ,  qui  était 
lort  épaisse. 

M.  Desvergiers  avait  auparavant  entendu  parler  de  pluies  de  crapauds , 
mais  jusque-là  il  regardait  ces  récits  comme  mensongers. 

Pour  terminer  cet  article,  qui  est  peut-être  déjà  beaucoup  trop  long, 
H  ne  me  reste  qu'à  rapporter  quelques  faits  relatifs  aux  pluies  de  poissons. 
Le  premier  a  été  communiqué  à  l'Académie  dans  la  séanee  du  5  novem- 
bre. L'observateur  est  M.  Vital  Masson,  curé  de  Belligné,  canton  de 
Varade ,  département  de  la  Loire-Inférieure. 

«  Dans  l'été  de  4820,  dit  M.  Masson,  j'étais  maître  d'étude  au  petit 
séminaire  de  Nantes,  et  je  passais  avec  les  élèves  les  jours  de  congé 
dans  une  maison  de  campagne  située  à  un  quart  de  lieue  de  la  ville.  Un 
jour,  pendant  que  j'étais  à  cette  campagne,  il  survint  un  orage;  lorsque 
la  pluie  eut  cessé,  je  fis  une  promenade,  accompagné  de  cinq  ou  six 
élèves  de  quinze  à  seize  ans.  Quelle  fut  notre  surprise  de  voir  tout  à  coup 
une  quantité  prodigieuse  de  petits  poissons  de  neuf  à  douze  lignes  de 
longueur  qui  sautillaient  sur  l'herbe  mouillée,  et  cela  dans  un  chemin 
long  de  quatre  cents  pas  !  » 

Le  second  fait  est  consigné  dans  un  des  derniers  numéros  du  Journal 
asiatique  de  Calcutta.  La  pluie  de  poissons  eut  lieu  le  47  mai  4854 ,  dans 
le  voisinage  d'AUahabad,  ville  située  au  confluent  du  Gange  et  de  la 
Jumna.  On  en  a  le  récit  officiel  par  les  zemiiidars  (seigneurs)  du  village , 
récit  pleinement  confirmé  par  le  témoignage  d'une  foule  d'autres 
babitans. 

«  Vers  midi,  disent-ils,  le  vent  soufflant  de  l'ouest  et  le  ciel  étant 
chargé  de  quelques  nuages,  il  vint  tout  à  coup  un  violent  coup  de  vent 
accompagné  de  beaucoup  de  poussière,  et  on  vit,  pendant  quelques  instans, 
tous  les  objets  comme  à  travers  un  voile  jaunâtre.  Ce  souffle  paraissait 
ne  se  faire  sentir  que  sur  une  largeur  de  quatre  cents  yards  environ  y 
mais  il  était  très  violent,  enlevant  les  toits  des  maisons  et  arrachant  les 
arbres  qui  se  trouvaient  dans  sa  direction.  Quand  la  bourrasque  eut  passé. 


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908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  trouva,  sur  on  terrain  situé  au  sud  du  village  et  dans  un  espace  de 
deux  arpens,  une  quantité  de  poissons  desséminés  çà  et  là  (au  moins 
trois  à  quatre  mille).  Us  appartenaient  tous  à  la  même  espèce,  le 
chalwa  (clupea  cultrata).  Leur  longueur  était  d'environ  un  empan,  et 
leur  poids  d'une  livre.  Us  étaient ,  quand  on  les  trouva ,  tous  morts  et 
secs  à  la  superficie.  L'étang  le  pins  voisin  se  trouve  à  environ  une  demi- 
mille  au  sud  du  village;  la  Jumna  est  à  trois  milles  dans  la  môme  direc- 
tion, le  Gange  à  quatorze  milles  vers  le  nord.  » 

M.  T.  Brown ,  à  qui  nous  devons  une  nouvelle  édition  de  l'excellent 
ouvrage  de  White  (natural  History  ofSelborne) ,  rapporte  dans  une  des 
notes  qu'il  a  jointes  au  texte  original  qu'il  y  a  douze  ans  environ ,  il 
tomba  dans  le  Kinross-Shire  une  pluie  de  petits  harengs.  Plusieurs  per- 
sonnes de  ma  connaissance ,  dit-il ,  recueillirent  un  grand  nombre  de 
ces  poissons  dans  les  champs  situés  autour  de  Loch-Leven. 

On  doit  peut-être  aussi  rattacher  aux  pluies  de  poissons  le  fait  men- 
tionné par  Ellis  dans  ses  recherches  sur  la  Polynésie.  Après  avoir  parlé 
des  poissons  de  mer  et  des  poissons  d'eau  douce ,  qui  offrent  un  aliment 
aux  Olahitiens  ou  aux  habitansdes  lies  voisines,  il  ajoute  :  «  Il  me  reste 
à  parler  d'un  phénomène  que  les  naturels  ne  savent  trop  comment  ex- 
pliquer. Dans  des  creux  de  rochers  et  dans  d'autres  places  où  se  rassem- 
ble l'eau  tombée  du  ciel ,  mais  où  celle  de  la  mer  et  des  rivières  ne  sau- 
rait, à  ce  qu'ils  assurent,  trouver  accès,  on  rencontre  quelquefois  des  pois- 
sons petits,  mais  bien  formés.  J'ai  entendu  souvent  les  gens  exprimer 
leur  surprise  de  trouver  des  poissons  en  pareil  lieu  et  sans  qu'on  pût  dire 
comment  ces  animaux  y  étaient  venus.  Us  les  nomment  topataua,  ce  qui 
signifie  goutte  de  pluie,  supposant  qu'ils  doivent  être  tombés  des  nues 
avec  la  pluie.  » 

S'il  est  vrai  que  ces  poissons  se  trouvent  dans  des  creux  de  rochers,  on 
ne  voit  guère  comment  on  pourrait  se  rendre  compte  de  leur  présence 
autrement  que  ne  le  font  les  naturels.  Si  on  les  rencontrait  seulement 
dans  des  mares,  il  y  aurait  une  explication  plus  naturelle  du  fait,  puisqu'il 
est  reconnu  que  dans  les  pays  chauds  certaines  espèces  de  poissons,  qui 
habitent  des  marais  desséchés  pendant  nne  partie  de  Tannée,  s'enfoncent 
dans  la  vase  lorsque  l'eau  disparaît,  et  passent  lenr  été,  comme  nos  gre- 
nouilles leur  hiver,  ensevelies  dans  une  terre  humide.  Sur  les  côtes  de 
France  même ,  on  voit  quelque  chose  de  semblable  ;  le  lançon,  lorsque 
la  mer  se  retire,  s'enterre  dans  le  sable,  et  pendant  la  basse-mer,  il  est 
quelquefois  à  plusieurs  pieds  au-dessus  du  niveau  de  l'eau. 

Gomme  dernier  exemple  d'une  pluie  d'êtres  organisés,  je  crois  pouvoir 
liter  un  fait  rapporté  par  Dobrizhoffer  dans  son  histoire  des  Abipones , 


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SCIENCES  NATURELLES.  209 

tome  u ,  page  384.  «  Une  fois,  dit-il,  après  on  violent  orage  qui  avait 
éclaté  sur  le  village  du  Rosaire  (Paraguay) ,  les  places  et  les  rues  furent 
couvertes  d'une  multitude  innombrable  de  sangsues;  comme  c'était  un 
phénomène  dont  nous  n'avions  jamais  oui  parler,  ce  fut  pour  nous  un 
sujet  d'éfonnement  et  de  divertissement;  nos  Abipones,  au  contraire,  n'y 
trouvaient  pas  matière  à  rire ,  car  comme  il  marchent  toujours  sans  chaus- 
sure, ces  sangsues  s'attachaient  à  leur  jambes  et  les  piquaient  cruelle- 
ment. Au  reste,  leur  tourment  ne  fut  pas  de  longue  durée,  car,  en  moins 
d'une  heure,  toutes  les  sangsues  avaient  disparu ,  s'étant  retirées,  suivant 
toute  apparence,  dans  les  marais  du  voisinage.  » 

Parmi  les  diverses  espèces  dont  se  compose  le  genre  sangsue ,  il  en  est 
qui  vont  assez  fréquemment  à  terre  poursuivre  les  lombrics ,  et  on  pour- 
rait supposer  que  celles  qui  se  montrèrent  tout  à  coup  dans  les  places  et 
les  rues  du  Rosaire  étaient  sorties  spontanément  des  marais  voisins.  Ce- 
pendant on  ne  voit  pas  ce  qui  eût  pu  déterminer  cette  émigration  en 
masse  qui  était  un  sujet  d'étonnement  pour  les  missionnaires  établis  de- 
puis quatre  ans  dans  le  pays,  et  parait  même  l'avoir  été  pour  les  Indigènes. 
Il  y  a  donc  lieu  de  penser  qu'elles  avaient  été  transportées  par  une  trombe 
qui  éclala  sur  le  village. 

A  Geylan  et  dans  les  lies  voisines,  on  trouve  une  petite  sangsue  qui, 
dans  la  saison  des  pluies,  vit  au  milieu  désherbes,  et  devient  très  incom- 
mode aux  voyageurs  qui  cheminent  les  jambes  nues.  Mais  rien  de  sem- 
blable ne  se  voit  au  Paraguay. 

Roulix. 


TOHE  IV.  14 

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POÈTES 

ET  ROMANCIERS  MODERNES 


DE  LA  FRANGE. 


XIX. 


SERVITUDE  ET  GRANDEUR  MILITAIRES. , 

Autrefois  dans  les  temps  antiques,  ou  même  en  tout  temps ,  à 
un  certain  état  de  société  commençante ,  la  poésie ,  loin  d'être  une 
espèce  de  rêverie  singulière  et  de  noble  maladie,  comme  on  le 
voit  dans  les  sociétés  avancées,  a  été  une  faculté  humaine,  géné- 
rale, populaire,  aussi  peu  individuelle  que  possible,  une  œuvre 
sentie  par  tous,  chantée  par  tous,  inventée  par  quelques-uns 
sans  doute,  mais  inspirée  d'abord  et  bien  vite  posséd  ée  et  rema- 
niée par  la  masse  de  la  tribu ,  de  la  nation.  A  mesure  que  la  ci- 
vilisation gagne ,  que  la  société  s'organise  et  se  raffine ,  la  poésie, 
primitivement  éparse,  se  concentre  sur  quelques  têtes  et  s'indivi- 

(x)  Félix  Bonnaire,  rue  des  Beaux-Arts,  zo.  —  Victor  Magen,  quai  dea 
Augustin*,  ax. 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LÀ  FRANGE.    211 

dualise  de  plus  en  (dus.  Il  y  a  un  admirable  moment  où  l'élite  , 
sinon  l'ensemble  d'une  société,  demeurant  capable  de  participer 
encore  à  l'œuvre  de  poésie ,  mais  seulement  par  l'intérêt  commun 
qu'elle  y  apporte,  cette  œuvre  tout  accomplie»  tout  élaborée,  lui 
est  offerte  par  d'illustres  individus  privilégiés  qui  seuls  ont  acquis 
et  mûri  l'art  de  charmer  avec  profondeur,  d'enseigner  avec  en- 
chantement. Passé  ces  glorieuses  époques  qu'enfante  un  concours 
de  circonstances,  ménagées  souvent  durant  des  siècles,  l'intérêt 
général  et  social  se  dissémine,  se  retire  de  plus  en  plus  des  œuvres 
distinguées  de  poésie,  que  multiplient  pourtant  l'éducation,  l'exem- 
ple, le  caprice  des  imaginations  précoces  et  surexcitées.  Les  hasards 
de  la  vogue,  la  mobilité  des  systèmes  et  des  goûts,  remplacent  les 
droites  et  sûres  consécrations  de  la  gloire.  L'artiste  souffre;  il  ar- 
rive dès  l'abord,  sous  le  poids  des  siècles  qui  ont  précédé,  mais 
aussi  sous  leur  aiguillon,  dans  un  monde  où  les  premiers  rôles 
de  la  poésie  et  de  l'art  sont  pris  et  en  quelque  sorte  usurpés  par 
les  ancêtres.  Cette  difficulté,  comme  c'est  l'ordinaire  des  natures 
généreuses,  ne  fait  que  l'enhardir;  il  s'ingénie,  il  repousse,  il  dé- 
trône pour  se  faire  jour  ;  par  momens  il  tâche  d'ignorer,  ou  de  res- 
taurer à  d'autres  momens.  Il  demande  au  ciel  et  à  la  terre  des  es- 
paces non  explorés  encore,  un  coin  où  mettre  sa  statue  comme  dans 
un  cimetière  encombré.  Il  sonde  les  souterrains,  il  tente  les  nuages. 
Chaque  génération  de  jeunesse  prodigue  ainsi  sa  fleur  la  plus  dé- 
licate à  ces  entreprises  anxieuses,  contradictoires,  toujours  inter- 
rompues et  renouvelées.  Le  nombre  des  poètes,  des  artistes  in 
petto,  malgré  la  société  et  i  son  insu,  augmente  dans  une  pro- 
gression effrayante,  en  même  temps  que  les  larges  routes  et  les 
issues  possibles  semblent  diminuer.  Dans  la  première  forme  de 
société,  chez  les  Klephtes,  chez  les  montagnards  des  Asturies,  par 
exemple,  chacun  plus  ou  moins  était  poète,  chacun  exhalait  au 
ciel  sa  romance  ou  sa  chanson,  et  n'en  vivait  que  mieux  et  plus 
allègrement,  de  toutes  les  saines  et  énergiques  facultés  de  l'ame 
et  du  corps.  Ici,  à  cette  autre  phase  extrême  de  la  société,  il  se 
crée  une  situation  inverse.  La  faculté  poétique  qui,  aux  époques 
intermédiaires ,  s'était  successivement  amortie  et  calmée  dans 
beaucoup  d'organisations  occupées  ailleurs,  et  s'était  tenue  en  quel- 
ques hautes  organisations  couronnées,  cette  faculté  revient  avec 

H. 


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312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  sorte  de  recrudescence,  et  se  remue ,  se  loge  dans  un  nombre 
croissant  de  jeunes  âmes.  Elle  y  revient ,  non  plus  comme  faculté 
heureuse  et  naturelle,  mais  comme  une  maladie  pénétrante,  sub- 
tile, une  affliction  plutôt  qu'un  don,  une  rosée  amère  à  des  tem- 
pes douloureuses.  La  finesse  naïve  de  ces  âmes  sensibles ,  pen- 
sionnées, saintement  ambitieuses,  en  opposition  avec  l'atmosphère 
inclémente  où  elles  vivent,  s'altère  bientôt  et  contracte  presque 
immanquablement  une  irritation,  une  àcreté  cachée,  qui  passe 
dans  l'art,  et  que  la  sérénité  des  belles  œuvres  précédentes  ne  con- 
naissait pas.  Les  œuvres  nouvelles ,  qui  sortent  de  ces  luttes  infi- 
nies, de  ces  mondes  intérieurs  de  souffrances,  d'analyses,  de 
pointillemens ,  peqvent  être  belles  encore,  belles  comme  des  filles 
engendrées  et  portées  dans  les  angoisses ,  belles  de  la  blancheur 
des  marbres ,  de  complexion  bleuâtre,  veinées,  perlées  et  nacrées, 
mais  sans  une  certaine  vie  primitive  et  saine. 

Si  les  œuvres  de  la  poésie  primitive,  non  encore  arrivée  à  une 
culture  régulière ,  peuvent  se  comparer  à  des  fruits  sauvages , 
assez  âpres  ou  quelquefois  fort  doux ,  produits  par  des  arbres 
francs  et  détachés  au  hasard  sous  la  brise;  si,  au  milieu  de  cette 
'  nature  agreste,  quelques  grands  poèmes  divins,  formés  on  ne 
sait  d'où,  semblent  tomber  des  jardins  fabnleux  des  Hespérides; 
si  les  œuvres  de  la  poésie  régulièrement  cultivée  sont  comme  ces 
magnifiques  fruits  savoureux ,  mûris  et  récoltés  dans  les  vergers 
des  nations  puissantes  et  des  rois ,  on  peut  prétendre  que  les  œu- 
vres de  cette  poésie  des  époques  encombrées  et  déjà  grêlées  ne 
sont  pas  des  fruits,  à  vrai  dire;  ce  sont  des  produits  rares,  précieux 
peut-être,  mais  non  pas  nourrissans.  Il  y  a  dans  les  fleurs  des 
couleurs  brillantes  et  des  beautés  qui  sont  de  véritables  dégéné- 
ralions  déguisées.  La  perle,  si  chère  aux  poètes,  n'est  rien  autre 
chose ,  dit-on ,  qu'une  production  maladive  d'un  habitant  des  co- 
quilles sous-marines,  qui  répare,  comme  il  peut,  son  enveloppe 
entamée.  L'encens,  non  moins  cher  à  la  poésie,  et  qui  par  son  par- 
fum rappelle  si  bien  celui  de  quelques  œuvres  mystiquement  ex- 
quises dont  nous  aurons  à  parler,  l'encens  lui-même  n'est  guère 
qu'une  aberration  de  la  vraie  sève,  un  trésor  lent  sorti  d'une 
blessure ,  et  douloureux  sans  doute  au  tronc  qui  le  distille.  Si 
l'art ,  la  poésie ,  se  doivent  jamais  appeler  le  produit  précieux  d'un 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.  215 

mal  caché,  ce  n'est  pas  de  l'art,  de  la  poésie  d'Homère  et  de  So- 
phocle, ni  celle  de  Dante ,  ni  de  celle  de  Shakspeare ,  de  Molière 
et  de  Racine ,  qu'on  peut  dire  cela  :  ces  sortes  de  poésies,  quelque 
travaillées  qu'elles  semblent,  demeurent  toujours  le  riche  et  heu* 
reux  couronnement  de  la  nature,  ramis  felicibus  arbos;  mais  c'est 
bien  de  la  poésie  de  Jean-Jacques,  de  Cowper,  de  Chatterton,  du 
Tasse  déjà,  de  Gilbert ,  de  Werther,  d'Hoffmann,  et  de  son  musi- 
cien Kreisler,  et  de  son  peintre  Berlhold  de  ?  Église  des  Jésuites,  et 
de  son  peintre  Traugott  de  la  Cour  cïArthus  ;  c'est  de  toutes  ces 
poésies,  et  c'est  aussi  de  celle  de  Stello,  qu'on  peut  à  boa  droit  le 
dire. 

M.  de  Vigny  n'a  pas  été  seulement,  dans  Stello  et  dans  Chatter- 
ton, le  plus  fin,  le  plus  délié,  le  plus  émouvant  monographe  et 
peintre  de  celte  incurable  maladie  de  l'artiste  aux  époques  comme 
la  nAtre,  il  a  été  et  il  est  poète;  il  a  commencé  par  être  poète  pur, 
enthousiaste,  confiant,  poète  d'une  poésie  blonde  et  ingénue.  Ce 
scalpel  qu'il  tient  si  bien,  qu'il  dirige  si  sûrement  le  long  des 
moindres  nervures  du  cœur  ou  du  front,  il  l'a  pris  tard,  après 
l'épée,  après  la  harpe;  il  a  tenté  d'être,  entre  tous  ceux  de  son 
âge,  poète  antique,  barde  biblique,  chevalier-trouvère.  Quelle 
blessure  profonde  l'a  donc  fait  se  détourner?  Comment  l'affection , 
le  mal  sacré  de  l'art,  la  science  successive  de  la  vie,  ont-elles  par 
degrés  amené  en  lui  cette  transformation  ou  du  moins  cette  alliance 
du  poète  au  savant,  de  celui  qui  chante  à  celui  qui  analyse?  Quel 
réseau  d'intimes  et  inexplicables  douleurs  a  d'abord  longuement 
dessiné  en  lui  toutes  ces  fibres  ramifiées  et  déliées  du  poète  souf- 
frant qu'il  devait  plus  tard  mettre  à  nu?  Pour  nous,  qui  l'admirons 
sous  ses  deux  formes  et  qui  espérons  que  l'une  n'a  pas  irrévoca- 
blement remplacé  l'autre,  nous  essaierons  de  le  suivre  dans  sa 
belle  vie  de  poète  recouverte  et  compliquée,  de  le  conduire  du 
point  de  départ  jusqu'à  son  œuvre  nouvelle  d'aujourd'hui. 

Le  comte  Alfred  de  Vigny  est  né  à  Loches  en  Touraine, 
vers  98 ,  d'un  père  ancien  officier  de  cavalerie,  qui  avait  fait  la 
guerre  de  sept  ans,  et  avait  même  rapporté  des  fraîcheurs  du 
bivouac  une  sciatique  opiniâtre  qui  pliait  sa  taille,  spirituel  d'ail- 
leurs et  ami  des  lettres ,  en  un  mot  Alfred  gai  comme  me  disait 
quelqu'un  qui  Ta  connu.  Sa  mère  est  deBeauce;  des  deux  côtés  > 


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214  REVDK  DES  DEUX  MONDES. 

eomrae  on  voit,  notre  poète  a  racine  en  plein  au  meille  or  terroir 
de  la  France.  Il  commença  ses  études  &  Paris  dans  l'institution  de 
M.  Hix,  et  fut  ensuite  sous  un  précepteur.  À  la  première  restau- 
ration ,  âgé  de  seize  ans ,  on  le  fit  entrer  dans  une  des  compagnies 
rouges  de  la  maison  du  roi,  et  lors  de  la  suppression  de  ces  com- 
pagnies, en  1816,  il  passa  dans  la  garde  royale  à  pied.  Le  goût 
de  la  guerre  et  celui  des  lettres  se  disputaient  et  se  mariaient  en 
lui  ;  les  unes  gagnèrent  con  namment  du  terra  in  à  défaut  de  l'autre. 
Une  des  connaissances  intimes  de  son  père  é  tait  l'aimable  et  spi- 
rituel H.  Deschamps,  père  des  deux  poètes  de  ce  nom,  et  lui- 
même  un  des  derniers  liens  de  la  société  littéraire  de  son  temps. 
Les  jeunes  Alfred  et  Emile  s  étaient  connus  de  bonne  heure,  tout 
enfans;  ils  se  retrouvèrent  après  quelque    intervalle,  en  1814 
ou  4815,  dans  un  bal.  Quelques  mots  rapides ,  communicatifs,  les 
remirent  vile  au  fait  de  leurs  goûts ,  de  leurs  rêves  et  de  leurs  es- 
sais durant  l'absence,  et  le  lendemain  ils  eurent  rendez-vous,  dans 
la  matinée,  pour  se  confier  leurs  vers.  Ceax  du  poète  qui  nous 
occupe  n'étaient  et  ne  pouvaient  être  encore  qu'un  tâtonnement; 
quelques  vers  gracieux,  mélancoliques,  très  roses  ou  très  som- 
bres, une  ébaoche  de  tragédie  des  Maures  de  Grenade;  mais  déjà 
des  idées  d'art  inquiètes,  lointaines  et  hors  du  commun.  L'Ode  au 
JMa/feur(l)était  faite,  la  pièce  du  Bal,  qui  indique  toute  une  nouvelle 
manière,  allait  venir  bieaUU.  Des  morceaux  d'André  Chénier  pu- 
bliés par  IL  de  Chateaubriand  dans  le  Génie  du  Christianisme,  et 
par  Millevoye  i  la  suite  de  ses  poésies ,  donnaient  dqà  beaucoup 
à  réfléchir  i  oet  esprit  avide  de  l'antique,  qui  cherchait  une  forme, 
et  que  le  faire  de  Delille  n'amorçait  pas.  Myrto  la  jeune  Taren- 
tine ,  et  la  blanche  Nérée,  faisaient  écloroà  leur  souffle  cette  autre 
vierge  enfantine,  la  Lesbienne  Symeiha.  Une  société  choisie  et  let- 
tréese  rassemblait  chez  H.  Deschamps  ;  écoutons  l'auteur  des  Der- 
nières Paroles  nous  la  peindre  au  complet  dans  une  de  ses  pièces 
les  plus  touehaote$  : 

Cétait  là  mon  bon  temps ,  c'était  mon  âge  d'or, 

(i)  Supprimé*  à  iort  dans  le  volume  des  Poèmes.  Voir  l'édition  de  x8»t.  Je 
Regrette  aussi  que  des  changement  important  aient  été  faits  à  certaines  pièces,  à  la 
Bmm§  mdultèfr,  dans  les  éditions  postérieures  à  iSaa. 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LÀ  FRANCE.     215 

Où ,  pour  se  faire  aimer  Pichald  Tivait  enoor, 

Cygne  da  paradw,  qui  traversa  le  monde, 

Sans  s'abattre  un  moment  sur  celte  fange  immonde. 

Soumet ,  Alfred ,  Victor,  Parseval ,  vous  enfin 

Qui  dans  ces  jours  heureux  vous  teniez  par  la  main , 

Rappelez-vous  comment  au  fauteuil  de  mon  père 

Vous  veniez  le  matin,  sur  les  pas  de  mon  frère, 

Du  feu  de  poésie  échauffer  ses  vieux  ans , 

Et  sous  les  fleurs  de  mai  cacher  ses  cheveux  blancs. 

Les  plus  jeunes  vantaient  Byron  et  Lamartine, 

Et  frémissaient  d'amour  à  leur  muse  divine  ; 

Les  autres,  avant  eux  amis  de  la  maison, 

Calmaient  cette  chaleur  par  leur  froide  raison , 

Et  savaient,  chaque  jour,  tirer  de  leur  mémoire, 

Sur  Voltaire  et  Lekain ,  quelque  nouvelle  histoire. 

Pichald  y  MM.  Soumet,  Guiraud,  Jules  Lefèbvre,  faisaient  donc 
partie  de  ce  premier  cénacle  qui  a  devancé  l'autre  de  presque  dix 
ans,  et  qui  s'est  prolonge  en  expirant  jusque  dans  la  Muse  Fran- 
çaise. M.  de  Vigny,  alors  officier  dans  la  garde,  tantôt  à  Courbe- 
vois,  tantôt  à  Vincennes,  mais  toujours  à  portée  de  Paris  et  le 
plus  souvent  à  la  ville ,  essayait  et  caressait  dans  ce  cercle  ami  ses 
prédilections  poétiques.  J'insiste  sur  ce  point ,  parce  qu'un  très 
spirituel  article ,  inséré  dans  cette  Revue  (1) ,  et  aussi  recommanda- 
ble  par  les  jugemens  que  peu  exact  quant  aux  faits,  a  représenté 
M.  de  Vigny  comme  entièrement  isolé  et  soustrait  aux  relations  lit- 
téraires d'alors,  grâce  à  sa  vie  de  camp  et  de  garnison  jusqu'en 
1828.  M.  de  Vigny  ne  quitta  véritablement  Paris  et  ne  dut  inter- 
rompre ses  habitudes  du  faubourg  Saint-Honoré ,  sa  seconde  pa- 
trie depuis  son  enfonce ,  que  lorsqu'il  passa  dans  l'infanterie  de 
ligne  ;  sa  pins  forte  absence ,  entrecoupée  de  retours,  fut  de  4825 
à  1826.  A  cette  époque  il  se  maria ,  et  désespérant  de  voir  une 
guerre ,  n'ayant  pu  même  assister  i  l'expédition  d'Espagne  que 
du  haut  des  Pyrénées  qu'il  ne  franchit  pas ,  capitaine  d'infanterie 
comme  Vauvenargues,  et  aussi  étranger  que  lui  à  toute  faveur,  il 
se  retira  du  service  actif;  an  an  après ,  il  donnait  définitivement  sa 

(i)  icr  août  i83a. 

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216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démission.  Le  pouvoir  qu'il  avait  servi  avec  dévouement,  auquel 
il  tenait  par  ses  opinions  de  famille  et  par  ses  affections ,  négligea 
toujours  de  le  distinguer  en  rien ,  et  M.  de  Vigny  ne  fit  jamais 
rien  de  son  côté  pour  se  rappeler  aux  hommes  de  ce  pouvoir. 
Héléna  et  d'autres  poèmes  recueillis  en  1822,  Éloa  en  1824, 
avaient  paru  ;  le  roman  de  Cinq-Mars  paraissait  en  1826  et  faisait 
éclat.  La  nouvelle  carrière  de  M.  de  Vigny  était  donc  toute  tracée 
et  par  lui  seul;  il  s'y  voua  sans  partage,  avec  toute  la  fierté  d'une 
haute  indépendance,  enveloppée  sous  les  formes  parfaites  de  l'élé- 
gance et  de  l'urbanité. 

Quand  j'ai  insisté ,  pour  rectifier  une  erreur ,  sur  les  premières 
relations  littéraires  et  les  accointances  poétiques  de  M.  de  Vigny, 
ce  n'est  pas  du  moins  que  je  prétende  diminuer  aucunement  son 
caractère  d'originalité  et  l'idée  qu'on  se  doit  faire  de  la  puissance 
solitaire  et  méditative  empreinte  dans  ses  poèmes.  Entre  tous 
ceux  de  son  âge,  et  comme  le  dit  le  vieil  Etienne  Pasquier  à  pro- 
pos de  la  pléiade  du  règne  d'Henri  II,  entre  ceux  de  sa  volée,  ii 
n'en  est  aucun  qui  semble  plus  imprévu,  plus  étrange  même,  pro- 
venu d'une  source  mieux  recelée ,  dune  filiation  moins  commode 
à  saisir.  Contemporain  par  ses  débuts  de  MM.  de  Lamartine  et 
Victor  Hugo,  sa  manière  entièrement  distincte  de  la  leur,  comme 
poète,  est  notoire.  Eux,  du  moins,  par  quelque  côté,  par  certai- 
nes analogies,  on  peut  les  rattacher  à  la  poésie  française  antérieure. 
Le  méditation  de  M.  de  Lamartine,  intitulée  la  Retraite ,  ressem- 
ble assez  bien  à  quelque  belle  éphre  de  Voltaire  ;  Millevoye  plus 
fort  aurait  écrit  quelques-unes  des  plus  légères  pièces  de  ce  pre- 
mier recueil.  Les  premières  odes  de  M.  Hugo  ont  le  dessin  singulière- 
ment correct  et  classique  :  il  n'y  a  pas  rupture  tout  d'abord  entre 
lui  et  les  devanciers  lyriques  qu'il  doit  surpasser.  Chez  M." de  Vi- 
gny ,  à  part  les  imitations  évidentes  d'André  Chéniër  qui  sont  une 
étude  en  dehors,  on  cherche  vainement  union  et  parenté  avec  ce 
qui  précède  en  poésie  française.  D'où  sont  sortis  en  effet  Moïse, 
Eloa ,  Dolorida  ?  Forme  de  composition ,  forme  de  style ,  d'où  cela 
esi-il  inspiré?  Si  les  poètes  de  la  pléiade  de  la  restauration  ont  pu 
sembler  à  quelques-uns  être  nés  d'eux-mêmes,  sans  tradition  pro- 
chaine dans  le  passé  littéraire,  déconcertant  les  habitudes  du  goût 
et  la  routine,  c'est  bien  sur  M,  de  Vigny  que  tombe  en  plein  la 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    217 

remarque.  Ces  poètes,  à  en  juger  par  lui,  étaient  en  effet  des  âmes 
orphelines,  sans  parens  directs  en  littérature  française.  Hormis 
M.  de  Chateaubriand ,  qui  encore  ne  les  reconnaissait  pas  bien  au- 
thentiquement ,  je  n'en  vois  guère  de  qui  ils  se  seraient  réclamés. 
Oui ,  dans  celte  muse  si  neuve  qui  m'occupe ,  je  crois  voir ,  à  la 
restauration,  un  orphelin  de  bonne  famille  qui  a  des  oncles  et  des 
grands-oncles  à  l'étranger  (Dante,  Shakspeare,  Klopstock, 
Byron).  L'orphelin ,  rentré  dans  sa  patrie ,  parle  avec  un  très  bon 
accent,  avec  une  exquise  élégance ,  mais  non  sans  quelque  embar- 
ras et  lenteur,  la  plus  noble  langue  française  qui  se  puisse  ima- 
giner. Quelque  chose  d'inaccoutumé ,  d'étrange  souvent,  arrête, 
soit  dans  la  nature  des  conceptions  qu'il  déploie,  soit  dans  les  pen- 
sées choisies  qu'il  exprime.  Les  sources  extérieures  du  talent  poé- 
tique de  M.  de  Vigny,  si  on  les  recherche  bien ,  furent  la  Bible, 
Homère,  du  moins  Homère  vu  par  le  miroir  d'André  Chénier, 
Dante  peut-être,  Milton,  Klopstock,  Ossian,  Moore  lui-même, 
mais  tout  cela  plus  ou  moins  lointain  et  croisé ,  tout  cela  surtout 
fondu  et  absorbé  goutte  à  goutte  dans  une  organisation  concen- 
trée, fine  et  puissante. 

Les  trois  plus  beaux  poèmes  de  H.  de  Vigny ,  au  jugement  de 
M.  Magnin  (1)  et  au  nôtre,  Dolorida,  Moïse,  Eloa,  assignent  à 
sa  noble  muse  des  traits  qui ,  dussent-ils  ne  plus  se  renouveler  et 
se  varier,  sont  ceux  d'une  immortelle.  Son  talent  réfléchi  et  très  in* 
teneur  n'est  pas  de  ceux  qui  épanchent  directement  par  la  poésie 
leurs  larmes,  leurs  impressions,  leurs  pensées.  Il  n'est  pas  de 
ceux  non  plus  chez  qui  des  formes  nombreuses,  faciles,  vivantes, 
sortent  à  tout  instant  et  créent  un  monde  au  sein  duquel  eux- 
mêmes  disparaissent.  Mais  il  part  de  sa  sensation  profonde ,  et 
lentement,  douloureusement ,  à  force  d'incubation  nocturne  sous, 
la  lampe  bleuâtre,  et  durant  le  calme  adoré  des  heures  noires,  il 
arrive  à  la  revêtir  d'une  forme  dramatique,  transparente  pour- 
tant, intime  encore.  Dans  le  poème  à' Eloa,  cette  vierge-archange 
est  née  d'une  larme  que  Jésus  a  versée  sur  Lazare  mort,  larme 
recueillie  par  l'urne  de  diamant  des  séraphins  et  portée  aux  pieds 
de  l'Éternel ,  dont  un  regard  y  fait  éclore  la  forme  blanche  et  gran- 

(i)  Globe,  octobre  1829. 

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248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dissante.  Or,  suivant  nous,  toute  poésie  de  M.  de  Vigny  est  en- 
gendrée par  un  procédé  assez  semblable,  par  un  mode  de  trans- 
figuration aussi  merveilleuse,  bien  que  plus  douloureuse.  Il  ne 
donne  jamais,  dans  ses  vers  ses  larmes  à  l'état  de  larmes,  il  les 
métamorphose ,  il  en  fait  éclore  des  êtres  comme  Dolorida,  Symé- 
tlia,  Eloa.  S'il  veut  exhaler  les  angoisses  du  génie  et  le  veuvage 
de  cœur  du  poète,  il  ne  s'en  décharge  pas  directement  par  une 
effusion  toute  lyrique,  comme  le  ferait  M.  de  Lamartine,  mais  il 
crée  Moïse.  Eloa  elle-même  peut  ne  sembler  autre  chose,  en  y 
levant  un  voile,  qu'une  adorable  et  plaintive  élégie  d'une  séduc- 
tion d'amour  divinisée.  Pour  arriver  à  ce  vêtement  complet  et 
chaste  et  transparent,  que  de  veilles,  on  le  conçoit!  que  de  tissus 
essayés!  que  de  broderies  quittées  et  reprises!  Oh  !  non,  jamais 
le  vieillard  que  Térence  appelle  Celui  qui  se  tourmentait  lui-même, 
ne  se  rongeait  d'autant  de  soucis  et  de  pâleur,  que,  dans  ses  efforts 
silencieux  vers  le  beau ,  cette  pudique  et  jalouse  muse:  En  maint 
endroit,  la  poésie  de  M.  de  Vigny  a  quelque  chose  de  grand,  de 
large ,  de  calme ,  de  lent;  le  vers  est  comme  une  onde  immense , 
au  bord  d'une  nappe,  et  avançant  sur  toute  sa  longueur  sans  se 
briser.  Le  mouvement  est  souvent  comme  celui  d'une  eau ,  non 
pas  d'une  eau  qui  coule  et  descend,  mais  d'une  eau  qui  s'élève  et 
s'amoncèic  avec  murmure,  comme  l'eau  du  déluge,  comme  Moïse 
qui  monte.  Quelquefois  c'est  comme  un  cygne  immobile  qui  plane, 
ailes  étendues  : 

Dans  un  fluide  d'or  il  nage  puissamment; 

ou  comme  une  large  pluie  de  lis  qui  abonde  avec  lenteur.  Au  mi- 
lieu de  ce  calme  général,  solennel,  il  se  passe  en  un  clin-d'œil  des 
mouvemens  prodigieux  qui  mesurent  deux  fois  l'infini,  comme 
dans  ce  vers  sur  l'aigle  blessé  : 

Monte  atssl  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend. 

Presque  toutes  les  belles  comparaisons ,  qui  à  chaque  pas  émail- 
lent  le  poème  d'Eloa,  pourraient  se  détourner  sans  effort  et  s'ap- 
pliquer à  la  muse  de  M.  de  Vigny  elle-même ,  et  la  villageoise  qui 
se  mire  au  puits  de  la  montagne  et  s'y  voit  couronnée  d'étoiles,  et 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    21 9 

la  forme  ossianesque  sous  laquelle  apparaît  vaguement  d'abord 
l'archange  ténébreux ,  et  la  vierge  voltigeante  qui  n'ose  redescendre 
comme  une  perdrix  en  peine  sur  les  blés  où  l'œil  du  chien  d'arrêt 
flamboie,  et  la  nageuse  surprise  fuyant  à  reculons  dans  les  roseaux. 
Mais  surtout  rien  ne  peindrait  mieux  cette  muse,  dans  ce  qu'elle 
a  de  joli,  de  coquet,  comme  dans  ce  qu'elle  a  de  grand,  que 
l'image  du  colibri  étincelant  et  fin  au  milieu  des  lianes  gigantes- 
ques ou  dans  les  vastes  savanes  sous  l'azur  illimité.  M.  Brizeux , 
dans  un  article  du  Mercure  (1)  à  propos  d'Eloa,  rapprochait  du 
nom  du  poète  ceux  de  Westall  et  du  Primaltce.  Ce  rapport ,  juste 
et  délicat,  se  trouvera  plus  vrai  encore  pour  Kïtty  Bell,  pour 
mademoiselle  de  Coigny  et  madame  de  Saint-Aignan,  ces  sœurs 
humaines  d'Eloa ,  à  mesure  que  nous  avancerons  dans  les  dédales 
d'ivoire  que  le  père  de  Sielto  aime  à  construire  et  où  il  dispose  ses 
blanches  figures.  On  pourrait  naturellement  rappeler  aussi,  à  côté 
(ÏEfoa,  YEndymion  de  Girodet ,  de  ce  peintre  ami  de  notre  poète, 
et  comme  lui  de  la  race  de  ceux  qui  se  tourmentent  eux-mêmes. 
Le  point  de  départ  de  M.  de  Vigny  en  poésie  a  été  le  contraire 
du  convenu,  du  commun,  au  prix  quelquefois  d'un  certain  natu- 
rel et  d'une  certaine  simplicité ,  au  prix  de  la  verve  de  prime-sant 
et  droxcturiere ,  comme  dirait  Montaigne.  Il  commence  une  de  ses 
plus  jolies  pièces  par  ce  vers  compliqué ,  obscur,  gracieux  pour- 
tant, sans  qu'on  sache  trop  pourquoi ,  et  qui  ne  s'explique  qu'en- 
suite : 

'  Ils  sont  petits  et  seuls  ces  deux  pieds  dans  la  neige. 

Le  début  de  cette  pièoe  ne  représente  à  merveille  le  début  de 
sa  muse;  eue  fit  ses  premiers  pas  aussi  péniblement  que  la  belfe 
Emma  portant  son  amant  sur  la  neige.  Mais  dans  la  pièce, 
Charlemagne  regarde  et  pardonne;  et  le  pablic,  qui  n'est  pas  rai 
Charlemagae ,  comprit  peu ,  regarda  peu ,  et  ne  se  soucia  guère  m 
de  pardonner  ni  d'autre  chose.  Les  poèmes  recueillis  en  1822, 
Êloa  publiée  en  1824,  eurent  peu  de  succès,  et,  sws  la  prose  de 
Cinq- Mars,  en  1826,  le  noua  de  l'auteur  restait  long-temps  encore 

(i)  Mai  1829. 

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220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inconnu.  Ce  fut  une  première  et  forte  blessure  pour  le  poète  ; 
blessure  fièrement  cachée,  mais  profondément  ressentie.  M.  de 
Vigny  semblait  peu  fait  d'abord  pour  écrire  en  prose;  ii  avait  déjà 
écrit  Êloa  et  Dolorida,  c'est-à-dire  des  chefs-d'œuvre ,  qu'il  savait 
à  peine  construire  une  phrase  de  prose  pour  les  articles  de  criti- 
que ou  de  complaisance  qu'il  insérait  dans  la  Muse  française.  On 
peut  y  voir  un  article  sur  M.  de  Sorsum  t  et  quelques  autres  pages 
d'une  inexpérience  et  d'une  gaucherie  évidente.  Il  répara  vite  ce 
désaccord,  j'oserai  dire  cette  belle  ignorance,  plus  regrettable, 
à  mon  sens ,  qu'on  ne  croit.  En  écrivant  Cinq-Mars,  un  peu  au 
hasard  d'abord,  il  s'accoutuma  vite  à  cette  autre  forme  de  déve- 
loppement qui ,  à  partir  de  Stella,  est  devenue  pour  lui  un  art,  un 
rhythme,  un  tissu  mi-parti  d'analyse  et  de  poésie,  mais  dans  le- 
quel beaucoup  trop  de  cette  précédente  et  pure  poésie  a  passé.  Un 
de  nos  habiles  prosateurs,  M.  Planche,  parlant  de  Stello,  a  loué 
ingénieusement  bien  des  pensées  qui  senchâlonnent  à  mareitle  dans 
le  triple  récit,  bien  des  rêveries  qui  se  trouvent  serties  entre  les  épiso- 
des de  la  narration  comme  un  rubis  entre  les  plis  d'une  feuille  d'ar- 
gent. C'est  qu'en  effet  il  y  a  toujours  du  métier,  de  l'orfèvrerie  dans 
la  plus  belle  prose;  il  n'y  en  avait  pas  dans  Ëloa.  Cinq-Marst  par 
son  intérêt  dramatique,  par  la  grandeur  ou  la  grâce  des  person- 
nages, par  ses  vives  et  fines  couleurs,  eut  un  beau  succès,  contre 
lequel  les  critiques  minutieuses  ne  purent  rien.  Nous  avons  à  nous 
reprocher  nous-méme  d'avoir,  dans  le  Globe  d'alors  (1),  relevé 
soigneusement  les  taches  de  ce  roman,  plutôt  que  d'en  avoir  fait 
valoir  les  beautés  supérieures.  Mais  le  public,  les  femmes  surtout, 
lisaient,  étaient  émues,  pleuraient.  «  Oh!  faites-nous  des  Cinq- 
Mars,  disait-on  de  toutes  parts  à  l'auteur,  c'est  là  votre  genre.  » 
Succès  injurieux  !  enthousiasme  des  salons,  qui  ne  sait  pas  appro- 
cher du  poète  ni  l'effleurer  1  et  le  chantre  d'Éloa,  de  Moïse,  incli- 
nant son  vaste  front  moite  et  douloureux,  souriait  à  l'éloge  avec 
une  graci  euse  amertume;  sa  lèvre  polie  contractait  dès-lors  cette 
raillerie  indélébile  qui  dit  que  le  fond  du  breuvage  a  passé. 

Le  mouvement  poétique,  qui  redoubla  de  concert  et  de  reten- 
tissement à  partir  de  1828,  vint  pourtant  classer  M.  de  Vigny  à 

(i)  Juillet  1826. 

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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    221 

son  rang  dans  les  jeunes  admirations;  une  auréole  mystique  et 
secrète  l'entoura  peu  à  peu  au  seuil  de  sa  solitude.  Après  les  épan- 
chemens  lyriques  et  les  confidences  qui  avaient  resserré  l'union 
des  poètes  9  après  les  feux  des  Orientales,  entremêlés  du  trépas  de 
Madame  de  Soubise  et  des  jeux  de  la  Frégate  la  Sérieuse,  les  plus 
forts  songèrent  au  théûtre,  à  cette  arène  où  la  poésie  peut  arriver 
au  public,  face  à  face,  en  le  prenant  par  ses  sensations,  en  le 
domptant.  M.  de  Vigny  crut  toutefois  qu'un  détour  était  encore 
nécessaire ,  et  il  s'adressa  à  Y  Othello  de  Shakspeare  pour  une  pre- 
mière initiation  du  public,  tandis  que  M.  Hugo  abordait  à  nu  la 
question  par  Hernani*  Sans  nous  constituer  juge  ici  entre  les  idées 
dramatiques  des  deux  amis  devenus  rivaux,  notons  que  c'est  à 
dater  de  ce  jour  que  M.  de  Vigny,  de  nouveau  refoulé ,  dessina  de 
plus  en  plus  distinctement  sa  position,  et  entra  dans  cette  seconde 
phase  de  son  talent  qui  aboutit  à  Stello,  à  Chatterton,  et  qui  le 
rapproche  de  Sterne  et  d'Hoffmann,  comme  la  première  l'avait 
rapproché  deKlopstock.  Le  poète  méconnu,  étouffé,  ulcéré,  que 
les  gouvernemens  haïssent  ou  dédaignent ,  et  que  la  foule  ne  cou- 
ronne pas,  devint  pour  M.  de  Vigny  un  héros  favori ,  dont  il  re- 
vendiqua les  douleurs  et  dont  il  vengea  l'angoisse.  Son  plus  beau 
triomphe  dans  cette  voie  fut  la  soirée  de  Chatterton,  où,  après  cinq 
ans  d'efforts  silencieux  et  pénibles,  il  força  la  foule  assemblée,  les 
salons,  les  critiques  eux-mêmes,  à  applaudir  et  à  frémir  au  spec- 
tacle déchirant  d'une  douleur  que  la  plupart  méconnaissent  ou 
enveniment.  D'autres  circonstances  préliminaires,  bonnes  à  rele- 
ver, ont  influé  encore  sur  cette  dernière  phase  du  talent  de  l'au- 
teur. Des  liaisons  philosophiques  très  empressées,  qui  essayèrent 
de  se  nouer  autour  de  M.  de  Vigny,  vers  1829,  et  qui  se  ratta- 
chaient au  remarquable  mouvement  d'idées  représenté  par 
H.  Bûchez ,  contribuèrent  à  l'éclairer  et  à  le  désabuser  sur  l'esprit 
envahissant  des  systèmes,  et  sur  la  prétention  des  philosophes  et 
savans  qui  voudraient  faire  de  l'art  un  serviteur.  Plaçant  donc  tour 
à  tour  l'art,  la  poésie,  en  présence  des  gouvernemens,  en  présence 
du  public  et  des  salons,  en  présence  des  critiques  et  des  gens  de 
lettres,  enfin  en  présence  des  philosophes ,  il  la  vit  de  toutes  parts 
entourée  ou  d'indifférens  ou  d'ennemis  et  d'oppresseurs;  il  s'atta- 
cha d'autant  plus  étroitement  à  la  noble  idée  en  détresse;  il  y  re- 


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222  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

porta  tout  son  dévouement.  Ses  autres  convictions  et  croyances 
illusoires  s'étaient  usées  une  à  une,  comme  il  arrive  trop  souvent 
aux  âmes  même  des  plus  poètes.  Il  avait  chanté  (bien  rarement , 
il  est  vrai,  une  seule  fois  dans  te  Trappiste)  la  légitimité,  et  il  se 
demandait  pourquoi.  Il  avait,  enchantant,  adopté  les  croyances 
catholiques;  mais  son  cœur  n  était  que  peu  gagné  à  leur  onction 
tendre,  et  leur  côté  sombre,  dans  de  Maistre,  le  rebutait,  lui 
faisait  presque  horreur.  11  les  appréciait  un  peu  (moins  la  raillerie) 
en  gentilhomme  issu  du  xvin'  siècle;  il  se  reprochait  devant  sa 
conscience ,  comme  Chatterton,  d'avoir  menti  en  affichant  la  foi 
dans  ses  vers.  H  en  était  venu  aussi  à  croire  médiocrement  à  tant 
de  grands  hommes,  qui  sont  l'idole  delà  foule  moutonnière  et  la 
pâture  des  imaginations  inassouvies;  l'injustice  l'avait  de  bonne 
heure  aguerri  sur  ta  gloire.  En  un  mot ,  il  était  bien  des  rêves 
ardens ,  prolongés ,  que  son  sourire  ne  permettait  plus  à  son  front. 
De  tous  ces  élémens  négatifc,  hélas!  de  ces  observations  fines  et 
Acres,  et  d'un  reste  immortel  de  fraîcheur  naïve  et  de  passion  ado- 
rable ,  naquit  Stelb. 

Le  défaut  le  plus  capital  de  Stello ,  qu'on  retrouve  également 
dans  Cinq-Mars  et  dans  tous  les  ouvrages  en  prose  de  M.  de  Vigny, 
c'est  un  certain  manque  de  réalité,  une  certaine  apparence  de 
poétique  chimère ,  qui  tient  moins  encore  à  l'arrangement  et  à  fa 
symétrie  qu'à  un  jour  mystique,  glissant  on  ne  sait  d'où,  au  milieu 
même  des  plus  vrais  et  des  plus  étudiés  tableaux.  La  scène  a  beau 
être  disposée  historiquement  avec  toute  la  science  et  l'application 
dont  le  poète  est  capable,  ce  jour  fantastique  et  prestigieux,  qui 
tombe  d'en  haut  comme  dans  un  souterrain ,  nous  avertit  toujours 
que  nous  avons  à  faire  à  l'idéal  amant  des  régions  supérieures. 
(Test  l'impression  que  cause,  par  exemple ,  dans  le  Capitaine  Jk- 
naud,  la  belle  scène  du  pape  et  de  l'empereur;  on  n'ose  s'y  confier 
comme  à  la  vérité  même,  malgré  l'émotion  qu'on  en  reçoit.  Shake- 
speare et  Scott  ne  sont  pas  ainsi  dans  les  scènes  historiques  qu'ils 
nous  offrent ,  et  rien  n'avertit  chez  eux  que  le  magicien  est  là. 
Puisque  Stello,  au  milieu  de  ses  émotions  les  plus  pénétrantes» 
sait  fort  bien  s'arrêter  à  d'ingénieuses  vétilles,  remarquer  au  plus 
fort  de  ses  douleurs  que  le  nom  de  Raphaël  signifie  un  ange,  et  que 
Bubens  veut  dire  rougissant,  puisque,  le  sentiment  allant  son  train 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    225 

avec  Stello ,  le  raisonnement  avec  le  docteur  noir  peut  l'accompa- 
gner de  ses  hargneuses  chicanes,  je  demande  qu'on  me  pardonne 
si,  dans  l'admirable  histoire  du  capitaine  Renaud,  qui  faisait  naître 
mes  larmes,  j'ai  noté,  chemin  faisant ,  de  petits  désaccords,  pour 
me  rendre  compte  de  ce  manque  de  complète  vraisemblance  chez 
H.  de  Vigny.  Eh  bien  !  le  capitaine  Renaud  nous  dit,  par  exemple, 
qu'il  n'a  pas  mangé  depuis  vingt-quatre  heures  et  que  cela  éclair- 
cit  les  idées  pour  un  récit,  ce  qui  est  difficile  à  admettre.  Une 
obscurité  absolue  règne,  nous  dit-on,  dansles  rues,  sur  lesboule- 
varts,  et  tout  d'un  coup,  à  un  moment  où,  dans  l'intérêt  du  récit, 
on  a  besoin  de  lire  une  lettre,  il  se  trouve  qu'un  café  est  éclairé 
à  propos  et  que  celte  lettre  peut  se  lire  :  le  capitaine  Renaud  au- 
rait bien  pu,  ce  semble,  prendre  dans  ce  café  quelque  chose.  À  un 
endroit,  nous  le  voyons  entrer,  par  abnégation,  dans  cette  obscure 
infanterie  de  ligne ,  où  les  rangs  se  pressent  et  aussi  se  fauchent 
comme  les  épis  de  Beauce  en  été  :  exacte  et  saisissante  fanage  1 
Avant  la  fin  du  paragraphe,  il  se  trouve  être  lieutenant,  non  pas  dans 
la  ligne,  mais  dans  la  garde,  et  par  conséquent  très  sujet  à  être 
vu  et  reconnu  de  Napoléon.  À  un  autre  endroit,  il  cite  Grotius,  ce 
qui  sent  fortement  son  érudit  ;  passe  encore  quand  il  ne  citait 
qu'Ossian  !  Mais  le  vieil  adjudant  sous-officier,  dans  la  Veillée  de 
Vineennes,  ne  décrivait-il  pas  lui-même  bien  naignonnement  la 
dame  rose  du  parc  de  Montreuil?  Encore  une  fois,  pardon  de 
noter  de  semblables  bagatelles  !  c'est  que  le  principe  d  où  partent 
ces  inadvertances  légères ,  s'étend  insensiblement  i  tout  le  récit 
et  lui  ôte  un  air  de  réalité,  au  milieu  de  beautés  philosophiques 
et  pathétiques  du  premier  ordre.  Quelques  petites  exagérations  de 
couleur  vont  jusqu'à  affecter  la  simple  et  probe  figure  de  Colling- 
wood.  Qu'y  faire  ?  Supposez  le  portrait  d'un  Washington  par  un 
Lawrence,  et  vous  aurez  des  défauts  approchans.  DjltisSuUo, 
l'histoire  d'André  Chénier  serait  parfaite  à  mon  sens  et  de  poésie 
et  de  vérité,  sans  la  scène  arrangée  chez  Robespierre,  où  mille 
petites  invraisemblances  accumulées  composent  une  impossibi- 
lité énorme,  liais  ce  qui  est  beau  sans  mélange,  c'est  la  prison, 
te  réfectoire ,  c'est  cette  galanterie  refleurissant  à  Saint-Lazare, 
comme  une  Ue  de  verdure  sur  un  marais  croupissant  ;  c'est  le 
noble  André  brusque  et  tendre,  MUe  de  Coigny  et  sa  coquetterie 


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224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

boudeuse,  Mmede  Saint- Aignan  et  sa  passion  décente,  ensevelie, 
et  la  destinée  mélancolique  du  portrait.  Pour  emprunter  des  pa- 
roles à  Fauteur  lui  -  même ,  je  dirai  aussi  :  tout  cela  est  très  bien, 
très  pur,  très  délicat;  d'un  vrai  idéal ,  et  à  ravir.  On  a  trop  présent 
le  grave  et  sublime  caractère  du  capitaine  Renaud  et  tout  ce  qu'il 
y  a  sons  cette  mâle  infortune  de  philosophie  humaine,  d'abné- 
gation stoïque  attendrissante,  de  sagesse  coniristée  et  néanmoins 
incorruptible ,  pour  que  je  fasse  autre  chose  que  d'y  renvoyer. 
Chez  M.  de  Vigny,  les  grands  sentimens  de  la  pitié ,  de  l'amour, 
de  l'honneur,  de  l'indépendance ,  se  trouvent  comme  une  liqueur 
généreuse  enfermée  dans  des  vases  et  des  aiguières  élégamment 
ciselées ,  avec  des  tubes,  avec  des  longueurs  de  cou  qui  serpentent 
et  qui  ne  la  laissent  arriver  que  goutte  à  goutte  à  notre  lèvre  ; 
une  source  courante,  à  laquelle  on  puiserait  dans  le  creux  de  la 
main,  aurait  son  avantage  ;  mais  la  liqueur  aussi  a  gagné  en  éclat 
et  en  saveur  à  ces  retards  ménagés,  à  ces  filtrations  successives. 

Le  succès  de  Chatterton,  dans  lequel  il  a  été  si  merveilleuse- 
ment aidé  par  une  Kitty  digne  du  pinceau  de  Westall ,  a  conféré 
à  M.  de  Vigny  un  rôle  plus  extérieur  et  plus  actif  qu'il  ne  sem- 
blait appelé  à  l'exercer  sur  la  jeunesse  poétique,  lui  artiste  avant 
tout  distingué  et  superfin,  enveloppé  de  mystère.  Un  écrivain  qu  i 
accroît  chaque  jour  sa  place  dans  notre  littérature  par  des  études 
consciencieuses,  savantes ,  et  qui  cherche  à  réhabiliter  l'homme  de 
lettres  dans  l'antique  acception  du  mot,  M.  Nisard  a  dit  récem- 
ment en  parlant  d'Erasme  :  <  Dans  ce  temps-là ,  on  ne  connaissait 
pas  le  poète,  cet  être  tombé  du  ciel  et  qui  meurt  sans  enfans,  et 
pour  qui  le  monde  contemporain  n'est  qu'un  piédestal  d'où  il 
s'élance ,  et  où  il  vient  replier  de  temps  en  temps  ses  ailes  fati- 
guées. »  Or,  c'est  précisément  ce  poète,  contesté  par  [homme  de 
lettres  et  par  le  mondain ,  que  M.  de  Vigny  a  voulu ,  non  pas  jus- 
tifier dans  des  actes  de  frénésie,  mais  plaindre,  expliquer  et 
venger  aussi  d'une  oppression  que  peut-être  la  défense  exagère. 
La  spirituelle  préface  qu'il  a  ajoutée  à  sa  pièce  a  nettement  défini 
la  catégorie  des  poètes,  à  part  des  écrivains  plus  ou  moins  philo- 
sophes ou  gens  de  lettres,  qui  sont  deux  classes  différentes  et  infé- 
rieures. Le  poète  des  époques  encombrées ,  tel  que  nous  l'avons 
décrit  en  commençant,  n'a  jamais  eu  plus  pathétique  avocat,  apo» 


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POÈTES  ET  ROMANCIERS  MODERNES  DE  LA  FRANCE.    22* 

logiste  plus  fervent  et  mieux  engagé  dans  la  cause.  Aussi,  tandis 
que  M.  de  Lamartine,  avec  sa  noble  négligence,  demeure,  en  pu- 
blic et  sous  le  soleil,  le  prince  aisé  des  poètes,  l'auteur  de  Chatter- 
ton, dans  son  cercle  à  part  et  du  fond  de  ce  sanctuaire  à  demi 
voilé,  en  est  devenu  le  patron  réel ,  le  discret  consolateur  par  son 
élégante  et  riche  parole,  attentif  qu'on  Ta  vu,  et  dévoué  et  compa- 
tissant à  toute  poésie.  Et  si  cela  donnait  idée  de  comparer  aujour- 
d'hui les  deux  poètes  dans  leur  forme  actuelle  de  talent ,  on  trou- 
verait ,  ce  me  semble ,  que,  quand  l'un  épand  à  nappes  de  plus  en 
plus  débordées  une  onde  vaste,  épanouie,  inondante  parfois,  l'au- 
tre au  contraire  distille  une  eau  fine ,  chargée  de  sels  précieux ,  et 
aussitôt  cristallisée  dans  la  fraîcheur  de  la  grotte  en  aiguilles  mul- 
tiples, bigarrées,  ingénieuses,  étincelantes.  Quant  aux  différen- 
ces de  situation  ou  de  talent ,  qui  séparent  présentement  M.  de  Vi- 
gny de  M.  Hugo ,  elles  sont  assez  marquées  d'après  ce  qui  pré- 
cède, pour  que  je  croie  inutile  de  les  particulariser. 

Dans  son  récent  volume,  qui  est  un  retour  de  souvenir  vers  le 
passé,  M.  de  Vigny  a  laissé  le  poète  pour  s'occuper  du  soldat,  cet 
autre  paria,  dit-il,  des  sociétés  modernes.  Trois  histoires  succes- 
sives, Laurette,  la  Veillée  de  Vincennes  et  te  Capitaine  Renaud, 
nous  amènent,  à  travers  un  savant  labyrinthe  concentrique  et  par 
de  délicieux  méandres,  à  un  but  philosophique  et  social  élevé. 
L'auteur  énonce  sur  l'état  arriéré  des  armées,  sur  leur  transfor- 
mation nécessaire,  des  idées  miséricordieuses  et  équitables,  lea 
vues  d'un  philosophe  militaire  qui  a  profité  de  tontes  les  lumières 
de  son  temps  et  qui  s'est  souvenu  de  Câlinât.  Ce  qu'il  dit  de  la  res- 
ponsabilité, de  l'abnégation,  est  d'une  belle  et  sombre  profon- 
deur; il  a  touché,  en  sceptique  respectueux,  en  artiste  pathéti- 
que ,  à  des  mystères  de  morale  qui  ont  par  momens  ému  sans 
doute  bien  des  cœurs  guerriers.  Ses  conclusions  sur  l'honneur, 
seule  vertu  humaine  encore  debout,  seule  religion,  dit-il,  sans 
symbole  et  sans  image  au  milieu  de  tant  de  croyances  tombées , 
les  espérances  qu'il  fonde  sur  ce  seul  appui  fixe  de  l'homme  inté- 
rieur, sur  cette  île  escarpée  (disait  Boileau),  solide  encore,  selon 
M.  de  Vigny,  dans  la  mer  de  scepticisme  où  nous  nageons;  cet 
acte  de  foi  en  désespoir  de  cause  sied  à  notre  poète  ;  il  s'est  peint 
en  personne  plus  qu'il  n'imagine  dans  cette  invocation  à  un  culte 
TOME  iv.  15 

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ww.raa  wwx  noms* 

qu'on  garde  inviolable,  même  sans  savoir  d'où  il  vient  ni  où  fl 
va,  même  sans  l'idée  d'un  regard  céleste  et  dune  palme  future 
Maisce  débris  d'une  antique  vertu  chevaleresque,  auquel  le  poètes 
chevalier  se  rattache  dans  la  perte  de  ses  premières  étoiles ,  est- 
ce  donc,  comme  il  le  veut  croire,  une  planche  de  salut  pour  uoe.  sa* 
ciété  tout  entière?  est-ce  autre  chose  qu'un  rocher  nu,  à  pic,  bon 
pour  quelques-uns ,  mais  stérile  et  de  peu  de  refuge  dans  la  sub- 
mersion universelle?  Pour  moi,  sans  généraliser  autant  que  M.  de 
Vigny  mes  espérances ,  je  me  contente  de  dire  :  Jamais  «ne  so- 
ciété ne  sera  si  désespérée  pour  la  morale,  si  ingrate  pour  l'art, 
que  cela  ne  vaille  encore  la  peine  d'y  vivre,  d'y  souffrir,  d'y  tenter 
ou  d'y  mépriser  la  gloire ,  quand  on  peut  rencontrer  en  dédonv- 
magement  sur  sa  route  des  hommes  d'exception  comme  le  capi- 
taine Renaud,  des  poètes  d'élite  comme  celui  qui  nous  l'a  retracé. 

Sainte-Beuve, 


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ETUDES 

DE  L'ANTIQUITÉ. 


IV. 


Le  temps  est  la  mer  immense  sur  laquelle  navigue  l'humanité. 
Les  peuples,  comme  les  hommes,  dépendent  de  cet  élément sur 
lequel  ils  sont  appelés  à  paraître  et  à  combattre.  Ni  la  vertu  ni  le 
génie  ne  se  suffisent  pour  se  faire  connaître;  il  leur  faut  l'oppor- 
tunité pour  trouver  ce  bruit  et  cet  écho  dans  les  âges,  que  le  monde 
appelle  la  gloire.  Nous  naissons  dans  la  dépendance,  tant  de  ce  qui 
nous  a  précédés  que  de  ce  qui  nous  environne,  et  nous  ne  pouvons 
prévaloir  que  par  la  justesse  des  rapports  avec  ce  qui  nous  a  pro*- 
duits,  et  avec  ce  qui  nous  enveloppe. 

C'est  surtout  à  l'artiste  que  la  convenance  de  son  apparition  im- 
porte. Il  devra  se  croire  vraimentaous  la  main  et  l'amour  de  Diea, 
s'il  a  été  poussé  sur  la  scène  à  une  époque  où  il  paisse  entrer  en 
commerce  d'inspiration  et  d'enthousiasme  avec  des  hommes  et<deB 
choses  capables  par  leur  grandeur  de  lui  arracher  à  lui-même  le 

15. 


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8SB  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cri  et  le  témoignage  de  sa  grandeur  personnelle.  Sublime  dialogue 
que  les  rapports  d'un  grand  artiste  et  d'un  grand  siècle!  Les  ac- 
tions sont  belles ,  les  paroles  aussi  ;  dans  les  héros  vivans,  les  sta- 
tues et  les  toiles  trouvent  une  noble  matière  ;  idées,  chants ,  gestes 
et  monumens,  tout  aboutit  à  cette  harmonie  sociale,  mère  de  la 
félicité  commune  et  du  bonheur  de  chacun;  car  alors,  non  seule- 
ment l'état  est  prospère  et  réglé,  mais  l'homme  est  heureux  et 
fort.  On  vit  tant  par  soi  que  par  les  autres  ;  on  respire  sympathi- 
quement;  l'artiste  travaille  à  sa  gloire  et  aux  jouissances  de  tous , 
non  pas  sans  fatigue ,  mais  sans  amertume ,  et ,  prêtre  de  l'intelli- 
gence, du  génie  ,•  de  la  beauté,  il  trouve ,  sous  la  protection  de  ses 
dieux,  d'inviolables  honneurs.  Pindare  fut  un  de  ces  hommes  pré- 
destinés à  l'union  du  bonheur  et  de  l'immortalité. 

La  Grèce  éclatait  dans  sa  jeunesse  et  dans  sa  force.  La  Doriennc 
Sparte  avait  misses  mœurs  et  ses  coutumes  sous  le  joug  d'une  loi 
systématique  et  dure;  forte  par  la  discipline  de  sa  législation  qui 
embrassait  à  la  fois  l'état  et  la  famille,  elle  s'était  encore  affermie 
par  la  guerre.  On  dirait  que,  par  ses  luttes  contre  la  Messénie  et 
les  Argiens,  elle  voulait  aiguiser  les  armes  qui  devaient  triompher 
à  Platée.  Athènes,  après  les  essais  et  les  réformes  tentées  par  Dra- 
con,  Gylon,  Épiménide,  avait  avec  Solon  établi  une  démocratie 
modérée  que  les  Pisistratides  ne  purent  renverser ,  que  Clisthènes 
sauva  des  entreprises  d'Isagoras;  et  pendant  le  travail  même  de 
sa  constitution  politique,  elle  savait  résister  aux  Spartiates,  aux 
Béotiens,  aux  Éginètes  ;  admirable  union  de  la  guerre  et  de  la  li- 
berté I  Cependant  le  reste  de  la  Grèce  s'élevait  aussi  par  une  ému- 
lation glorieuse.  Éjine  égalait  la  puissance  maritime  d'Athènes 
qui  ne  conquit  qu'à  Salaminesa  supériorité  ;  Corcyre  rivalisait  avec 
Égine;  Corinthe  était  pour  ainsi  dire  la  Phénicie  de  la  Grèce; 
elle  envoyait  partout  des  vaisseaux  et  des  colonies,  et  savait  satis- 
faire aux  jouissances  et  au  luxe  de  l'Europe  et  de  l'Asie.  Les  pros- 
pérités du  Péloponnèse  n'étaient  pas  moins  réelles;  les  hommes 
«d'Argos  et  d'Arcadie  étaient  puissans;  entre  le  Péloponnèse  et 
l'Attique,  Thèbes  ne  florissait  pas  médiocrement,  et  de  l'extrémité 
septentrionale  de  l'Hellade  la  cavalerie  thessalienne  pouvait  ar- 
river au  secours  de  la  patrie  commune  avec  une  invincible  impé- 
tuosité. 


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ÉTUDES  M  L^PtriQmTé.  25È9 

Lç8  Perses  avaient  une  inquiétude  qui  devait  leur  devenir  mor- 
telle. Depuis  que  les  Athéniens,  sans  savoir  où  ils  s'engageaient, 
avaient  apporté  quelque  aliment  aux  troubles  d'Ionie ,  l'Asie  sem- 
blait ne  pouvoir  résister  au  désir  de  se  jeter  sur  laiirèce.  La  prise 
et  l'incendie  de  Sardes  avaient  appris  pour  la  première  fois  à  Darius 
le  nom  des  Athéniens.  Ce  roi  avait  juré,  en  lançant  une  flèche  vers 
le  ciel,  qu'il  se  vengerait ,  et  il  avait  ordonné  à'  un  serviteur  de  lui 
crier  trois  fois  au  moment  du  repas:  Maître,  souviens-toi  des  Athé- 
niens (1)  / 

Il  est  heureux  pour  le  monde  que  ni  l'esclave  ni  le  despote 
n'aient  manqué  de  mémoire.  Darius  et  Xercès  furent  utiles  à  l'hu- 
manité avec  leurs  présomptueuses  Colères;  jamais  têtes  plus  faibles» 
chargées  de  la  couronne ,  ne  servirent  d'instrument  à  de  plus 
grandes  commotions.  Tout  s'ébranle  comme  à  un  signal  convenu; 
des  villes  et  des  nations  qui  n'avaient  jamais  entendu  parler  tes 
unes  des  autres  se  trouvent  en  présence  sur  mer  et  sur  terre,  la 
rame  et  le  javelot  à  la  main.  On  s'aborde,  on  se  combat,  on  se  con- 
naît ;  la  guerre  a  trouvé  des  causes  plus  grandes ,  le  commerce  de 
plus  larges  issues,  le  génie  humain  est  plus  utilement  excité.  Les 
guerres  médiques  furent  vraiment  la  puberté  du  monde. 

Tout  le  passé  thépcratique  et  royal  de  la  Grèce  s'éclipsait;  les 
esprits  se  séparaient  peu  à  peu  du  souvenir  des  traditions  antiques  ; 
les  mœurs  commençaient  à  changer;  les  maximes  et  les  règles 
d'une  politique  religieuse  et  patricienne  chancelaient;  les  races  et 
les  maisons  aristocratiques  perdaient  leur  autorité  primitive;  je  ne 
sais  quoi  de  libre  et  de  populaire  circulait  comme  un  vent  frais  et 
pur  à  travers  les  vieilles  institutions  encore  debout. 

Pour  être  juste  envers  la  démocratie  grecque ,  il  importe  de  ne 
pas  la  déplacer  du  rang  chronologique  qu'elle  occupe  dans  l'his- 
toire générale  du  monde.  Elle  n'est  pas  une  exception  soudaine  et 
funeste ,  mais  une  suite  légitime  de  la  civilisation  primitive  des  so- 
ciétés, mais  une  courte  et  brillante  introduction  à  la  liberté  mo- 
derne. Ainsi  la  démocratie  athénienne  a  été  laborieusement  mise 
au  monde  par  l'époque  pélasgique,  l'époque  cècropienne  et  l'é- 
poque ionienne.  Il  est  injuste  de  déclamer  contre  e|Ie.  Cette  démo- 
li) Hérodote.  Tcrprichoro,  chap.  io5. . 

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230  REVUE  DES  DEUX  MÛIfDES. 

cratie  est  l'humanité  parvenue  aux  premiers  soupçons  et  aux  plus 
vagues  désirs  de  son  émancipation.  Les  prêtres  de  l'Egypte,  y  tra- 
vaillèrent; l'époque  monarchique  dont  Thésée  est  le  titulaire  Ja 
prépara;  l'archontat  des  Eupatrides  abritait  son  enfance;  Soloait 
Clisihènes  lui  donnèrent  des  lois;  Miltiade  lui  mit  à  la  main  une 
épée  victorieuse ,  et  Thémistocle  le  sceptre  des  mers.  Voilà  qui  est 
grand  et  nécessaire.  La  démocratie  grecque  est  l'esprit  humain 
lui-même  sortant  du  mystère  et  du  temple  pour  s'épanouir  à  la  vie 
et  à  la  liberté;  c'est  Bias,  c'est  Hérodote,  c'est  Sophocle,  c'est 
Phidias,  c'est  Platon  lui-même  r;  oui,  c'est  seulement  dans  une  dé- 
mocratie que  Platon  pouvaitécrire  contre  la  démocratie.  Pour  re- 
gretter et  enseigner  l'Orient,  la  liberté  de  l'Académie  et  de  Y  Agora 
n'étaient  pas  inutiles. 

C'est  au  milieu  des  guerres  inédiqites ,  entre  Marathon  et  Sala- 
mine,  que  commença  de  fleurir  un  poète  qui  chanta  plutôt  l'anti- 
quité de  la  nation  commune  que  soi  glorieux  présent.  Pindare 
prête  son  génie  à  une  suprême  et  reapfaadlçsaste  évocation  d'un 
passé  dont  chaque  moment  précipite  la  chute  et  la  mémoire;  mais 
sans  son  propre  siècle  eût-il  célébré  les  siècles  anciens?  C'est  dans 
les  agitations  et  les  flots  du  temps  où  il  vit  qu'il  trempera  ses  armes 
et  son  génie,  comme  dans  les  eaux  du  Styx.  Il  chantera  les  an- 
ciens jours,  l'oreille  encore  pleine  des  cris  de  la  liberté  nouvelle 
et  populaire;  il  célébrera  les  traditions  théocratiques  et  sacerdo- 
tales, ayant  sous  les  yeux  les  révolutions  démocratiques  de  CuV 
thènes  ;  et  s'il  vante  les  rois,  ce  sera  du  vivant  de  Thémistocle. 

Pindare  naquit  à  Thèbes ,  ou  à  Cynocéphale,  boérg  très  peu 
distant  de  la  capitale  de  la  Béotië.  Les  uns  appellent  son  pèreM* 
phante,  d'autres  Scopelinus,  quelques-uns  Pagonidas.  Myrto,  sui- 
vant une  version,  est  le  rom  de  sa  mère;  Clidicée,  selon  une  antre 
tradition.  C'est  dans  la  première  année  de  la  soixante-cinq«iè«8e 
olympiade  que  Pindare  vint  a  la  vie,  s'il  faut  en  croire  fiuidas.  Les 
anciens  biographes  font  épouser  à  notre  poète  Timoxène,  et  dto^t 
qu'il  eut  de  cette  femme  un  fils  nommé  Daïphaûte ,  et  deuxiilfcs> 
Protomaque  et  Polymetis. 

La  vie  du  poète  fut  longue,  majestueuse  et  feffluaée.  H  avait 
reçu  dis  dieux  l'amour  et  le  génie  de  la  poésie  et  de  la  musique, 
dons  heureux  auxquels  l'éducation  èsat  ^tafche*  fa^itis&ance  et  la 


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études  de  l'antiquité.  231 

féçQoJité.  L'illustra  Lasus  fut  le  (naître  de  Pindare;  il  inspira  à 
son  disciple  le  goût  persévérant  des  travaux  de  la  lyre,  et  le  res- 
pect des  dieux.  Àiséraçat  le  génie  aime  Dieu  ;  car  dans  ce  cujte  il 
se  i$trouve  et  s'honore  luj-mémc. 

Naturellement  religieux,  Çindare  se  plaisait  par-dessus  iput  aux 
tradUtiças  divines,  aupt  souvenirs  héroïques  de  la  Grèce,  et  comme 
il  y  avait  daqs  cet  IjQmme  du  prêtre  et  du  hiérophante,  il  dédaigna 
le^ récit  épiqiie  à  la  façon  des  Homérides ,  et  s'empara  de  l'ode. 
P0411: conquérir  la  palme  lyrique,  les  temps  étaient  heureux  ,  car  les 
populations  qui  se  pressaient  aux  spectacles  et  aux  jeux  d'Oly  mpie, 
de  Delphes,  de  Némée  et  de  Corinthe,  étaient  singulièrement  avides 
de  chants,  d' émotions  et  d'harnionie.  Le  cœur  des  Grecs  battait 
violemment,  les  têtes  s'exaltaient,  l'enthousiasme  circulait  partout. 
D^ps  ces  jeux  qui  n'avaient  été  jusqu'alors  qu'un  rendez-vous  de 
gymnastique  et  de  plaisir,  on  s'occupait  des  destinées  de  la  patrie, 
op  s'enflarqmait  pour  elle;  on  parlait  des  Perses,  on  causait  de 
l'AMe,;  et  puis  la  gloire  du  présent  réveillait  celle  du  passé.  Mara- 
tbf)fXtt  Platée,  Calamine,  suscitaient  dans  les  esprits  la  pensée  et  le 
defjtr^e  relouer  les  traditions  communes  de  la  patrie,  de  faire  une 
G^ce  copamupe  avec  tous  les  siècles,  tous  Içs  peuples,  toutes  les 
r$£ps,  tous  les  souvenirs  qui  la  constituaient.  Entre  ses  rivaux  et 
ses  contemporains,  Pindare  fut  excellemment  le  chantre  des  tra- 
ditions helléniques.  I)  laisse,  le  présent  aux  historiens  qui  vont  ve- 
nir ,  et  prévoyant  qu'JIérodoie  parlera  de  ThémijStocle ,  il  se  hâte 
de  prodiguer  au  pas^è  pies  adieux  immortels. 

Il  vécut  heureux  et  Ijoporé:  néanmoins  quelques  disgrâces  ira- 
versèrp nt-sa  vie.  On  çjit  que  ses  conç^oyens  le  condamnèrent  à  une 
ajça^nde,  pour  avoir  loué  les  Athéniens,  tant  il  naît  encore  difficile 
ay*  diffefens  peuples  de  la  Grèce  d'être  justes  mutuellement.  On 
djj^u^si  <jue  jes  Ajfrênieps  payèrent  l'ai  pende,  tant  tl  dut  être 
doux  à  la  cité  de  Miperyç  d'être  célébrée  par  un  Tlichain.  Cinq 
fpip»  JW  f£fl)iue,  Corjrçqe,  lui  arracha  le  prix  de  la  victoire.  ËHen 
raconte  que  ^indpre  en  ^ppçla  de  ce  jugement  à  Corinne  elle- 
métne;  c'était  erpire  à  la  fois  à  son  propre  génie  et  à  la  modestie 
de  sa  rivale.  Quelques  fragmens  mutilés  ne  sauraient  nous  per- 
me^re  de  juger  la  ferpme  qui  cinq  fois  surpassa  Pindare.  Quel 


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232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dommage  de  ne  pouvoir  assister  à  ce  duel  lyrique  du  génie  cPùn- 
homme  et  du  génie  d'une  femme  1 

Malgré  ces  contrariétés  passagères,  Pindare  vécut  dans  hr^ 
gloire  et  le  bonheur.  Prêtre ,  magistrat ,  roi  par  la  poésie,  il  dis- 
tribuait la  renommée  aux  hommes,  et  sauvait  les  noms  de  l'ou- 
bli. La  victoire  restait  obscure  et  anonyme  sans  un  chant  de  Pin — 
dare  ;  les  statues  étaient  comme  abolies  devant  ses  vers ,  et 
déposait  l'or  à  ses  pieds  pour  qu'il  laissât  tomber  de  sa  bouc] 
quelques-unes  de  ces  paroles  qui  font  vivre  les  mortels.  Pinda: 
passa  plusieurs  fois  en  Sicile;  il  était  honoré  aux  cours  d 
gente  et  de  Syracuse  ;  les  rois  le  flattaient. 

Quand  à  Delphes  on  sacriBait  à  Apollon,  le  prêtre  appelait  Pinda 
à  haute  voix,  pour  qu'il  vint  prendre  sa  part  de  la  victime  et  di 
repas  solennel  ;  ainsi  le  poète  était  convié  à  la  table  des  dieux, 
vieillesse  fut  véritablement  sacrée  pour  la  Grèce  entière,  et 
traditions  racontent  qu'il  mourut  sur  le  théâtre,  expirant  avec 
douce  majesté  sur  les  genoux  du  jeune  Théogène,  son  disciple ,_ 
qu'il  aimait  tendrement.  Après  sa  mort,  les  Lacédémoniens,  à  leur- 
entrée  victorieuse  à  Thèbes,  respectèrent  sa  demeure.  Plus  tard^^ 
Alexandre  les  imita.  Pauvre  Alexandre  I  tu  n'as  pas  de  poète,  eK — 
c'est  en  soupirant  que  tu  ordonnes  de  respecter  la  maison  d^= 
Pindare! 

La  fécondité  ne  manqua  pas  au  génie  du  poète  thébain.  Suida^= 
nous  a  transmis  le  catalogue  des  ouvrages  de  Pindare.  C'étaient* 
des  olympiennes,  des  pythiques,  des  néméennes ,  des  isthmiques~- 
G'étaient  aussi  des  prosodes,  des  parlhènies»  des  enthronismes    ^ 
des  bacchiques ,  des  daphnophoriques,  des  pfeans,  des  hymnes    9 
des  dithyrambes,  des  scholies,  des  encomiès,  des  th rênes,  ùçz-s 
drames  tragiques ,  des  épigrammes  héroïques,  et  d'autres  pro- 
ductions encore.  De  tant  de  vers  il  ne  nous  reste  que  quarante- 
cinq  chants  de  victoire  destinés  à  célébrer  les  triomphes  remportés 
dans  les  jeux  solennels  de  la  Grèce.  On  peut  avec  ces  hymnes 
compter  quelques  fragmens  épars  dans  les  écrivains  de  l'antiquité, 
et  que  Jean  Godefroy  Schneider  recueillit  à  Strasbourg  en  Tanné? 
1776. 

Mais  nous  ne  faisons  point  ici  œuvre  de  philologue.  Nous  ren~ 


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ÉTUDES  DE  L'ANTIQUITÉ.  235 

voyons  ceux  qui  voudront  se  livrer  à  l'étude  approfondie  du  texte 
4e  Pîndareà  l'excellente  édition  de  Heine.  Nous  relèverons  toute- 
fois ici  le  nom  trop  inconnu  d'un  Français  qui  a  déployé  au  sujet 
de  notre  poète  une  rare  érudition  :  nous  voulons  parler  de  Jean 
Benoît,  médecin  à  Saumur,  et  professeur  de  la  langue  grecque  en 
l'académie  de  cette  ville.  Jean  Benoît,  en  1620,  donna  de  Pindare 
une  édition  dont  Heine  a  souvent  profité;  il  encadra  le  texte  entre 
nue  paraphrase  et  une  traduction  latine ,  et  raccompagna  de  notes 
détaillées  où ,  pour  la  solution  des  difficultés,  les  scoliastes,  les 
poètes  et  les  écrivains  de  l'antiquité  sont  abondamment  cités  en 
témoignage.  Cette  édition  de  Jean  Benoît  ne  jouit  pas  de  la  gloire 
qu'elle  mérite.  Sans  elle  on  ne  saurait  approfondir  Pindare. 

Les  quatorze  olympiques  furent  chantées  en  l'honneur  de  Hié- 
ron,  de  Théron  d'Agrigente,  de  Psaumis  de  Camarine ,  d'Agesias 
de  Syracuse,  de  Diagore  de  Rhodes,  du  jeune  Alcimédon,  d'Ephar- 
mosle  d'Opunte,  du  jeune  Agésidame,  d'Ergotèle  de  Gnosse,  de 
Xénophon  de  Gorinthe,  d'Asopicbus  d'Orchomène.  Quelquefois  le 
poète  célèbre  deux  ou  trois  fois  le  même  vainqueur. 

Hiéron  a  trois  pythiques  en  son  honneur  ;  Arcesilas,  de  Cyrène, 
éeux;  Xenocrate  d'Agrgente,  Megaclès  l'Athénien,  Aristomène 
4l'Égine,  Télèsicrate  de  Cyrène,  Hippoclès  de  Thessalie,  Trasydée 
Je  Thébain,  Midas  d'Agrigente,  sont  les  héros  des  autres  py- 
thiques. 

Dans  les  néméennes ,  le  poète  célèbre  Chromius  l'Etnéen ,  Ti- 
jnodèue  l'Athénien,  Aristoclide  d'Égine,  Timasargue  d'Égine, 
Pythias,  Akndamas ,  Sogène,  Dinias,  tous  quatre  également 
d'Égine,  Tbiée,  fils  d'Ulias,  Aristagore,  Prytane  de  Tencdos. 

Les  isthmiques  ont  pour  héros  Hérodote ,  le  Thébain,  Xéno- 
os  te  d'Agrigente,  Mélisse  de  Thèbes,  Phylacidas  d'Égine,  Sterp- 
râde  de  Thèbes,  Cléandre  d'Égine. 

Dans  ces  petits  poèmes  est  convoquée  toute  la  Grèce,  dieux, 
législateurs,  héros,  villes  illustres,  exploits  fameux,  maximes 
4e  la  sagesse,  culte  des  immortels,  traditions  divines,  fables,  al- 
légories, mythes  religieux,  superstitions  nationales;  tout  est  en- 
traîné dans  le  torrent  lyrique.  Le  poète  égare  l'athlète  qu'il  cé- 
lèbre dans  l'histoire  même  de  la  patrie  commune ,  et  il  s'attache 
à  ne  le  retrouver  qu'après  mille  détours  et  mille  aventures  dans 


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^54  REVUE  DES  DEtJX  ioN^ES. 

les  fastes  et  les  souvenirs  helléniques.  Mais  il  est  temps  de  édh- 
sidérer  de  près  les  mérites  et  les  vertus  de  notre  poète.  Coraihe 
il  nous  est  arrivé  de  dissiper  par  ses  héroïques  chants  quelques- 
unes  de  ces  langueurs  qui  se  glisserit  quelquefois  dans  Tarne,  et 
de  puiser  dans  son  divin  commerce  enthousiasme  et  courage,  nous 
voudrions,  par  une  juste  reconnaissance,  inspirer  à  d'autres  le  sen- 
timent et  l'amour  de  cette  éclatante  poésie. 

Le  temps  était  venu  pour  la  Grèce  de  commencer  à  sentir  son 
unité,  à  s'en  gloHfier,  à  s'en  réjouir.  Déjà,  avant  les  guerres 
contre  les  Perses,  les  Âthéiiiens  avaient  déployé  toute  leur  éner- 
gie pour  conserver  intacte  l'amphictyonie  de  Delphes ,  centre  né- 
cessaire et  sacré  de  la  confédération  hellénique.  Les  habitans  de 
Crissa  avaient  mis  au  pillage  le  temple  d'Apollon ,  et  ils  en  empê- 
chaient l'accès  par  leurs  déportemens.  La  mine  de  Crissa  fut  ré- 
solue ;  Solon  la  demanda  hautement  et  fit  consacrer  à  ÀpoHon 
toutes  les  terres  qui  s'étendaient  jusqu'au  golfe  de  Corinthe.  Ce 
grand  homme  ne  pouvait  rien  tolérer  de  ce  qui  menaçait  Funhé 
naissante  dé  la  Grèce.  C'est  dans  ces  dispositions  communes  à  tous 
les  nobles  esprits  de  ce  beau  siècle  quêtes  convenances  heureuses 
du  temps  et  de  l'histoire  placèrent  dans  la  Béotie  un  poète  qui  de- 
vait concourir  à  la  patriotique  harmonie  des  nations  deVHelladfe. 
Entre  Sparte  et  Athènes  ,  la  Béotie,  que  le  mont  Cithéron  sépare 
seul  de  l' Attique,  offrait  comme  une  région  intermédiaire  aux  dif- 
férences hostiles  qui  exaspéraient  Tune  contre  l'autre  les  villes  de 
Lycurgue  et  de  Thésée.  Thèbes,  dans  son  gouvernement,  éfltit 
toujours  partagée  entre  l'aristocratie  Spartiate  et  la  démocratie 
athénienne;  toutefois,  elle  inclinait  davantage  à  la  politique  <to- 
rienne. 

Suivant  une  conduite  analogue ,  son  poète  Pindare  est  Dbrten 
par  ses  inspirations  et  ses  sympathies ,  mais  en  méhie  temps  il  est 
l'homme  et  le  chantre  de  la  Grèce  entière  :  il  a  conçu  la  haiiteur 
et  l'étendue  de  son  ministère  et  de  son  devoir.  A  mesure  que  les 
vainqueurs  aux  jeux  solennels  viennent  désigner  à  ses  chants  la 
ville  qui  les  a  vus  naître ,  Pîndare  mêle  l'éloge  de  l'athlète  à  œle 
de  sa  patrie ,  et  il  en  raconte ,  avec  une  complaisante  impartialité, 
les  illustres  origines.  Ainsi,  il  célèbre  tour  à  tour  Rhodes,  Egfife» 
Opunte,  Locre,   Corinthe,  Athènes,  Cyrène,   Lacédfcméue, 


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ÉTUBW  DE  L  ANTIQUITÉ.  23$ 

Thèbes,  Argos.  De  cette  façon  l'élude  de  notre  poète  est  indis- 
pensable à  la  connaissance  de  la  Grèce.  On  ne  sait  pas  les  origines 
de  Rhodes  sans  la  septième  olympique  ;  on  ignorerait  les  commen- 
cemens  de  Corintbesans  la  treizième.  L'éloge  des  Athéniens  n'es! 
pas  dispensé  d'une  manière  avare;  le  poète  l'entonne  souvent;  il 
ne  craint  pas  de  s'écrier  dans  ta  septième  pythique  :  c  Le  nom  de 
la  grande  Athènes  est  le  plus  beau  frontispice  qui  puisse  servir 
à  mes  chants  destinés  à  célébrer  les  Alcmëon ,  leur  race  et  leurs 
triomphes.  Car,  dans  la  Grèce,  quelle  patrie  et  qaelle  race  plus 
illustre  qu'Athènes  et  les  Alcméon?  >  Nous  ne  serons  pas  surpris 
si  l'éloge  de  Thèbes  est  aussi  prodigué  par  le  génie  de  Pin  cl  are. 
Il  est  beau  pour  celui  qui  écrit  et  qui  chante  de  louer  sa  patrie  ; 
après  un  tel  usage  de  la  plume  et  de  la  lyre,  on  est  plus  content 
et  pins  glorieux  de  soi-même.  Pindare  commence  la  première 
isthmique  par  ces  mots  :  c  Oh  I  ma  mère  1  oh  1  Thèbes  guerrière  t 
ton  nom  et  ta  gloire  seront  toujours  ma  première  pensée,  t  La 
septième  isthmique  s'ouvre  encore  par  le  panégyrique  de  Thèbes. 
Le  poète  loue  sa  patrie  d'avoir  donné  le  jour  à  fiacchus,  d'avoir 
reçu  Jupiter  venant  déposer  dans  les  flancs  de  la  femme  d'Am- 
phytrion  le  germe  d'Hercule ,  d'avoir  produit  le  devin  Tiresias,  et 
d'avoir  fondé  dans  Lacédèmone  une  colonie  dorienue.  Ainsi ,  la 
Grèce  a  trouvé  dans  des  chants  qui  la  divertissent  des  fastes  im- 
périssables. 

La  religion  dut  aussi  à  notre  lyrique  l'immortalité  de  ses.  tradi- 
tions et  de  ses  légendes.  Sous  ce  rapport  les  odes  de  Pindare  sont 
véritablement  un  livre  sacré,  une  mythologie  enthousiaste  et  fer- 
vente, où  les  croyances  antiques  semblent  avoir  encore  toute  l'ar- 
deur de  la  vie.  Les  prophéties  et  les  amours  d'Apollon,  les  travaux 
d'Hercule,  Glaucus  domptant  Pégase,  Ixion  embrassant  une  nuée 
pour  Junon,  la  naissance  et  l'éducation  d'Esculape,  Jason  et  les 
Argonautes,  les  exploits  de  Persée,  Oreste»  Clytemneslre,  l'éloge 
et  l'histoire  de  Pelée,  d'Achille  et  des  OEacides,  les  fureurs  d'Ajax» 
Bellérophon  puni  pour  avoir  voulu  escalader  le  palais  des  dieux» 
comparaissent  tour  à  tour  dans  les  chants  du  poète  thébain.  Rien 
de  plus  noble  et  de  plus  doux  que  le  récit,  contenu  dans  la  dixième 
néméenne,  de  l'amitié  et  de  la  destinée  de  Castor  et  de  Pollux.  Le 
poète  raconte  comment  Jupiter  remit  à  Pollux  le  sort  de  son  frèra 


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236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  allait  expirer  :  *  Tu  es  mon  fils ,  lui  dit-il ,  mais  ton  frère  a  reçu 
la  vie  d'un  homme.  Cependant  je  te  donne  le  choix  :  tu  peux,  fuyant 
la  faiblesse  et  la  mort,  t'asseoir  dans  l'Olympe  à  côté  de  Minerve 
et  de  Mars  à  la  lance  noire  de  sang.  Mais  si  tu  réclames  pour  ton 
frère ,  et  si  tu  veux  tout  partager  avec  lui,  tu  devras  passer  une 
moitié  de  ta  vie  dans  les  régions  souterraines,  l'autre  moitié  dans 
les  palais  d'or  du  ciel.  Ainsi  parla  Jupiter.  Pollux  n'eut  pas  un  mo- 
ment une  double  pensée,  mais  sur-le-champ  il  rendit  la  lumière  et 
la  voix  à  son  frère  aux  armes  d'airain.  » 

Pmdare  montre  partout  dans  ses  chants  le  respect  et  l'amour  des. 
dieux.  «  Tout  ce  qui  est  excellent  vient  de  la  nature,  dit-il.  Beau- 
coup d'hommes,  se  fiant  à  des  vertus  acquises,  se  précipitent  pour 
saisir  la  gloire.  Mais  tout  ce  qui  se  fait  sans  Dieu  peut  être  voué 
sans  injustice  au  silence  et  à  l'oubli  (1).  »  <r  Dieu  gouverne  tout 
suivant  sa  pensée,  chante  ailleurs  le  poète.  II  arrête  dans  les  air^ 
l'aigle  impétueux,  et  il  interrompt  la  course  du  dauphin  dans  les 
mers  :  il  plie  la  fierté  de  l'orgueilleux  et  il  accorde  à  d'autres  une 
gloire  incorruptible  (2).  Ne  convoite  jamais,  6  mon  ame!  la  vie  des 
immortels  (5).  La  grande  intelligence  de  Jupiter  gouverne  la  des- 
tinée des  hommes  qu'il  chérit  (4).  » 

Sous  les  variétés  et  les  allégories  du  culte  populaire,  Pindare 
cachait  cette  religion  une  et  profonde ,  lien  commun  de  Dieu  et  des- 
hommes,  pensée  commune  et  secrète  des  grandes  intelligences  et 
des  .grandes  âmes  chez  toutes  les  nations  et  dans  tous  les  siècles.  Si 
nous  étions  suffisamment  édifiés  sur  son  éducation  et  son  histoire, 
nous  retrouverions  la  trace  de  la  théosophie  sacerdotale.  N'y  eut-il 
pas  de  la  témérité  à  faire  chanter  devant  toute  la  Grèce  cette  pre- 
mière strophe  de  la  sixième  néméenne  : 

«  La  nature  des  hommes  et  celle  des  dieux  est  la  même  :  hommes 
et  dieux  nous  avons  reçu  la  vie  de  la  même  mère.  La  différence 
est  tout  entière  dans  la  puissance  :  l'homme  n'est  rien ,  tandis  que 
le  ciel  d'airain  est  toujours  inébranlable.  Mais  nous  ressemblons 

(i)  Onzième  olympique,  avant-dernière  strophe, 
(»)  Deuxième  pythique,  septième  strophe. 
(3)  Troisième  pythique,  neuvième  strophe! 
c*(4)  Cinquième  pythique,  dernière  strophe. 


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ÉTUDES  DE  L'ANTIQUITÉ*  237 

aux  dieux  par  la  grande  intelligence  et  Ja  grande  vertu.  Seulement 
les  hommes  ignorent  à  queHe  heure,  dans  la  nuit  ou  dans  le  jour» 
sera  suspendue  leur  course  à  travers  la  vie.  » 

A-t-on  jamais,  avec  une  énergie  plus  lucide  et  plus  concise,  fait 
entrevoir  le  dogme  philosophique  de  l'identité  de  la  nature  hu- 
maine et  de  la  nature  divine?  Ainsi,  dans  les  vers  de  Pindare,  re- 
pose comme  dans  un  sanctuaire  sacré  le  panthéisme  idéaliste, 
inspiration  éternelle  des  pensées  et  des  religions  de  l'humanité. 

Les  prédilections  de  Pindare  appartiennent  tout  entières  aux 
anciennes  races  et  aux  illustrations  aristocratiques.  Il  aime  lés 
cours  d'Agrigente  et  de  Syracuse,  parce  qu'il  y  voit  des  rois  qui 
lui  représentent  les  anciens  héros  menant  une  vie  glorieuse  et  for- 
tunée au  milieu  des  festins  et  des  chants  des  poètes.  Il  ne  sait  rien 
de  plus  beau  qu'une  noblesse  antique  rehaussant  une  vertu  per- 
sonnelle. Ainsi  il  célèbre  la  race  d'Alcidamas  d'Égine,  qui,  sem- 
blable au*  bonnes  terres,  produit  dès  héros  d'intervalle  en  inter- 
valle (1).  Le  souvenir  des  jours  héroïques  de  la  Grèce  est  toujours 
debout  dans  les  odes  de  Pindare,  et  protège  de  son  ombre  les  noms 
des  athlètes  victorieux.  Il  est  clair  que  le  gouvernement  aristocra- 
tique inclinant  à  la  royauté  paraît  à  notre  poète  le  meilleur,  c  Dans, 
tout  état,  dit-il  dans  la  seconde  pythique,  l'homme  qui  se  sert 
vertueusement  de  la  parole  est  utile  et  supérieur,  sous  un  roi»  sous 
le  régime  populaire,  soit  enfin  sous  le  gouvernement  des  sages. 
Mais  il  ne  faut  jamais  disputer  contre  Dieu ,  qui  à  son  gré  élève  les 
hommes  et  les  glorifie.  »  La  démocratie  fiorissait  sous  les  yeux  de 
Pindare  comme  une  brillante  nouveauté,  il  ne  pouvait  la  mécon- 
naître; mais  la  grandeur  du  passé  attirait  à  elle  seule  son  enthou- 
siasme et  son  amour. 

Dans  ce  qui  nous  reste  du  poète,  pas  un  cri  de  triomphe  vrai- 
ment digne  des  victoires  de  la  Grèce.  Après  Salamine,  voici  tout 
ce  que  dit  Pindare  :  c  Affranchis  aujourd'hui  de  grandes  calamités,, 
ne  privons  pas  de  couronnes  ceux  qui  les  méritent,  et  ne  tombons 
pas  dans  d'inutiles  regrets.  Mais  puisque  nos  maux  ont  trouvé  leur 
fin,  permettons  quelque  douceur  à  nos  chants  après  tant  d'amer- 
tume. Un  dieu  a  détourné  de  nos  têtes  ce  rocher  de  Tantale,  poid& 

(x)  Sixième  néméenne. 

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RKlffll  H»  dhjx  Moams. 

insupportable  pour  la  Grèce.  La  terreur  s'évanouit  et  nos  Notons 
soucis  se  dissipent.  Ce  qui  est  devant  nous  est  toujours  le  meilleur. 
Le  temps  trompeur  est  suspendu  sur  la  tète  des  hommes,  et  déroule 
pour  eux  la  trame  de  la  vie.  Hais:  tous  les  maux,  môme  ceux  que 
nous  avons  soufferts,  peuvent  se  guérir  avec  la  liberté  :  l'homme 
doh  donc  garder  bonne  espérance  (1).  *  Non,  oe  n'était  pas  assez 
de  ces  vers  pour  célébrer  la  gloire  à  laquelle  assistait  Pindare  ;  c'est 
aussi  trop  de  parcimonie  dans  l'enthousiasme  et  la  louange.  Quelle 
est  cette  défiance  de  l'avenir  et- de  la  liberté?  Athéniens,  vous  mé- 
ritiez de  plus  vigoureux  acoens.  En  vérité,  on  ne  dirait  pas  que 
c'est  un  Grec  qui  parle,  mais  un  Perse. 

Oui ,  il  y  avait  dans  Pindare  des  inclinations  orientales  pour  tout 
ce  qui  était  théocratique,  royal  et  opulent.  Le  poète  aimait  les  ri- 
chesses, l'éclat  de  l'or  et  les  jouissances  qu'il  procure.  Il  ne  s'en 
cache  pas  :  il  commence  sa  deuxième  isthmique  par  ces  paroles  : 
c  C'étaient  les  hommes  des  anciens  jours ,  6  Thrasybule ,  qui  mon- 
taient sur  le  char  des  muses  aux  cheveu  d'or,  ^avançant  aux  sons 
de  la  lyre  illustre,  et  chantant  pour  conquérir  le  suffrage  de  leurs 
jeunes  amis,  dont  la  belle  adolescence  commençait  à  recevoir  de 
Vénus  le  signal  des  combats  amoureux.  Alors  la  muse  n'était  pas 
avide  de  gain,  elle  n  était  pas  mercenaire.  L'éclatant» douceur  des 
chants  de  Terpsychere  et  la  mollesse  de  ses  accents  ne  se  vendaient 
pas.  Mais  maintenant  la  muse  nous  permet  d'observer  la  maxime 
de  l'Argien,  maxime  si  proche  de  la  vérité  :  De  l'or,  de  l'or,  voilà 
l'homme.  Celui  qui  parlait  ainsi  avait  perdu  ses  richesses  et  ses 
amis.  »  Gependaot  Pindare  ne  voulait  pas  séparer  l'opulence  dos 
honneurs  et  de  la  gloire.  U  dit  quelque  part  :  c  Que  celui  qui  ao- 
crott  justement  son  opulence,  et  qui,  satisfait  de  sa  prospérité, 
joint  encore  la  gloire  au  bonheur,  que  celui-là  ne  regrette  point  de 
n'être  pas  un  Dieu  (2).  *  Et  ailleurs  :  «  Être  heureux  est  la  pre- 
mière des  récompenses;  être  illustre  est  la  seconde:  mais  l'homme 
qui  les  a  ravies  toutes  les  deux  a  cueilli  la  plus  belle  des  couron- 
nes (3).  »  Il  y  a  dans  les  chants  de  Pindare  une  exubérance  pleine 

(i)  Huitième  isthtniqoe ,  première  et  seconde  strophe, 
(a)  Cinquième  olympique,  cinquième  strophe. 
(3)  Première  pythique,  dernière  strophe. 


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étobës  m  l'aw*i$cit*.  239 

de  splendeur  des  vertus  et  des  qualités  de  l'humaine  nature;  la 
force  et  la  beauté  y  sont  accablées  d'éloges;  l'homme  y  est  inces- 
samment provoqué  à  saisir  le  bonheur  et  la  gloire;  pas  d'abatte- 
ment, pas  de  stériles  langueurs;  à  travers  les  siècles  la  grande 
voix  du  poète  semble  vous  appeler  au  courage  et  au  triomphe  dans 
les  luttes  de  la  vie,  comme  Ja  trompette  éclatante  qui  résonnait  aux 
jeux  olympiques. 

L'exaltation  de  la  force  conduisit  Pindafe  au  sommet  de  l'or- 
gueil. Il  se  sait  dans  sa  puissance  et  se  connaît  dans  sa  divinité. 
N'est-il  pas  l'hôte  d'Apollon?  Il  condescend  aux  prières  des  vain- 
queurs et  consent  à  les  chanter.  U  est  inépuisable  dans  son  génie; 
après  une  longue  course,  il  s'écrie  :  <r  J'ai  encore  beaucoup  de  traits 
dans  mon  carquois  (1).»  Ailleurs  il  veut  montrer  s'il  ne  mérite  pas 
d'échapper  à  l'outrage  du  porc  de  Béotie  (2).  Dans  un  de  ses  chants 
il  se  compare  au  père  de  famille  qui  verse  un  vin  abondant  à  ses 
enfans;  de  même,  il  verse  aux  athlètes  vainqueurs  le  nectar,  pré- 
sent des  muses  (3).  Parfois,  au  milieu  de  ses  odes,  il  arrive  au  poète 
de  jurer  qu'il  dit  la  vérité;  car  il  se  considère  comme  un  arbitre 
souverain  qui  a  pour  devoir  de  partager  aux  hommes  la  gloire  et 
la  renommée  avec  une  incorruptible  équité  (4).  Gomme  il  sait  que 
ses  vers  n'ont  à  redouter  ni  les  torrens ,  ni  les  fureurs  des  vents  (S), 
3  ne  craint  pas  de  mettre  à  haut  prix  la  faveur  de  ses  odes.  Les 
amis  de  Pytheas  d'Égine,  vainqueur  aux  jeux  de  Némée,  avaient 
songé  à  confier  l'immortalité  de  sa  victoire  à  une  statue  qu'ils  vou- 
laient lui  faire  ériger.  Il  leur  semblait  que  le  poète  estimait  trop  la 
valeur  de  ses  vers;  mais  9s  abandonnèrent  le  projet  d'une  statue 
pour  revenir  implorer  une  ode  de  Pindare.  Le  poète  se  laissa  flé- 
chir, et  commença  son  hymne  par  ces  mots  :  c  Je  ne  suis  point  un 
statuaire  fabriquant  des  simulacres  immobiles  qui  se  tiennent 
toujours  sur  la  même  base.  Va,  ma  muse,  vole  vers  Égine  avec  tes 
chants  harmonieux ,  cours  annoncer  que  Pytheas ,  fils  de  Lampon , 

(x)  Deuxième  olympique, 
(s)  Sixième  olympique 

(3)  Septième  olympique. 

(4)  Toyez  la  huitième  néméerae. 

(5)  Sixième  pythique. 


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240  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  cueilli  la  couronne  des  jeux  de  Némée  (1).  »  Voilà  la  ven*- 
geancc  du  poète  irrité  :  mais  que  sa  colère  ne  l'emporte  pas  trop 
loin,  et  qu'il  ne  dédaigne  pas  l'art  de  Polyctète,  car  rien  n'est  plus 
digne  que  les  belles  statues  d'être  placées  auprès  des  belles  poésies. 
Pindare  et  Phidias,  nous  vous  chérissons  également. 

Joignons  encore  de  plus  près  le  génie  du  Thébain.  S'il  est  vrai 
que  la  poésie  et  la  musique  doivent  s'accorder  pour  exprimer  de 
concert  l'éternelle  harmonie,  jamais  cette  union  ne  fut  plus  sen- 
sible et  plus  douce  que  dans  les  vers  de  Pindare.  Les  odes  étaient 
chantées  par  des  chœurs  d'adolescens  et  de  jeunes  hommes.  On 
a  supposé,  non  sans  quelque  vraisemblance,  que  Pindare,  à 
l'exemple  des  poètes  tragiques,  avait  à  sa  disposition  des  chœurs 
nomades  qu'il  transportait  où  il  voulait.  Quoi  qu'il  en  soit,  ses  vers 
étaient  chantés ,  et  la  parole  du  lyrique  se  prêtait  admirablement 
à  la  mélodie.  Le  beau  dialecte  dorien ,  si  plein ,  si  musical ,  rem- 
plissait l'oreille  de  sa  majestueuse  harmonie. 

Pour  le  fond ,  ce  qui  nous  semble  surtout  signaler  Pindare  dans 
le  chœur  des  grands  poètes,  c'est  une  gravité  sublime  qui  soutient 
tous  ses  chants  et  leur  imprime  une  dignité  religieuse»  une  auto- 
rité divine.  «  Jupiter,  c'est  de  toi  que  procèdent  les  grandes  vertus 
qui  s'attachent  aux  mortels  (2).  »  Fidèle  à  cette  pensée,  le  poète 
met  toujours  ses  chants  sous  la  garde  des  dieux  et  de  la  sagesse 
éternelle.  Il  est  fertile  en  maximes  courtes  et  fortes  qui  gravent 
la  vertu  et  l'art  de  la  vie  dans  la  mémoire  des  hommes.  «  Ce  qui 
est  doux  contre  la  raison  devient  finalement  amer,  »  dit-il  après 
avoir  raconté  l'audace  de  Bellérophon  (3).  Ailleurs  nous  lisons  : 
c  L'envie  vaut  mieux  que  la  pitié  ;  ne  nous  refusons  pas  les 
grandes  choses  (4).  »  Dans  la  quatrième  pythique,  le  poète  de- 
mandant à  Àscésilas ,  roi  de  Cyrène ,  la  grâce  de  Démophile,  lui 
dit  :  c  L'immortel  Jupiter  lui-même  délivra  les  Titans;  avec  le 
changement  des  vents  il  faut  changer  les  voiles.  >  Dans  un  autre 
chant ,  le  poète  s'exprime  ainsi  avec  une  majesté  incomparable  : 

(x)  Cinquième  néméenne,  première  strophe. 
(»)  Troisième  isthmique,  première  strophe. 
(3)  Septième  isthmique,  dernière  strophe. 
{4)  Première  pythique,  treizième  strophe. 


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ÉTUDES  DE  L'ANTIQUITÉ.  241 

•c  Celui  qui  a  trouvé  sur  sa  route  une  prospérité  récente,  conçoit 
au  milieu  de  sa  splendeur  l'espérance  de  monter  plus  haut  encore 
par  son  audace;  il  a  des  soucis  qui  dépassent  les  richesses  ac- 
quises. Le  bonheur  des  mortels  s'élève  vite;  il  tombe  de  même; 
une  pensée  malencontreuse  suffit  à  le  renverser.  L'homme  ne  brille 
qu'un  jour  :  qu'est-il?  que  n'est-il  pas?  C'est  le  rêve  d'une 
ombre  (1).  >  Ainsi  Pindare  jetait  au  milieu  des  joies  orgueilleuses 
de  la  jeunesse  d'austères  enseignemens. 

Que  de  choses  le  poète  devait  accumuler  dans  un  étroit  espace  l 
Aussi  la  concision  et  l'ellipse  sont-elles  les  qualités  les  plus  sail- 
lantes de  son  style.  <r  Les  grandes  vertus  méritent  sans  doute  de 
grands  discours  :  cependant  c'est  faire  chose  agréable  aux  sages 
que  de  peindre  et  de  contenir  beaucoup  d'actions  en  peu  de  pa- 
roles. Au  surplus  l'occasion  doit  décider  l'artiste.  »  Ainsi  parle 
Pindare  dans  la  neuvième  pylhique  ;  mais  il  inclinait  sensiblement 
à  la  brièveté.  C'était  son  génie  d'enfermer  beaucoup  en  peu  de 
mots,  de  réunir  dans  un  même  espace  et  de  les  y  tenir,  les  dieux, 
les  héros,  les  aventures»  les  sentences,  les  siècles  antiques,  les 
triomphes  récens  des  athlètes,  les  origines  des  nations  et  des 
villes,  les  inspirations  de  la  muse.  En  quelques  momens  il  veu 
instruire,  charmer,  enseigner,  émouvoir:  il  ne  présentera  que  les 
grandes  peintures  et  les  hautes  pensées.  Les  détails  intermédiaires 
seront  omis  ;  il  passera  d'une  sublimité  à  une  autre  d'un  bond» 
sans  descendre  dans  la  plaine.  Regardez  au-dessus  de  vous,  c'est 
Apollon,  le  carquois  sur  l'épaule,  qui  parcourt  les  montagnes  sans 
trébucher.  Avec  une  exquise  justesse  Pindare  tombe  d'aplomb  sur  le 
terme  et  le  but  qu'il  veut  atteindre.  Il  est  elliptique  avec  un  incom- 
parable instinct,  car  il  ne  se  trompe  jamais  sur  l'image,  sur  l'idée 
qu'il  doit  sacrifier  pour  exalter  une  autre  idée,  pour  rehausser  une 
autre  image.  Voilà  le  faire  des  grands  maîtres.  Manière  sublime 
d'écrire  qui  demande  du  courage,  car  elle  est  souvent  méconnue  ; 
mais  l'ariiste  serait-il  digne  de  l'art ,  si  le  premier  juge  qu'il  veut 
satisfaire  n'était  pas  lui-même? 

On  a  débité  sur  le  compte  de  notre  poète  d'étranges  bévues. 
Plusieurs  l'ont  représenté  comme  un  maniaque,  ayant  le  trans- 


(i)  Huitième  pythique,  avant -dernière  et  dernière  strophe. 

TOME  IV.  16 


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342  IffiVUft  DES  DEC*  MOlfiES. 

port  auoemau,  se  répandant  en  exclamation?  <cft  en  apostrophes 
sans  maison,  commençant  une  ode  sans  savoir  comment  il  la  ter- 
minerait, rencontrant  le  sublime,  par  hasard,  inégal,  em- 
porté. Cette  image  de  Prndare  est  fa&sse  et  misérable.  Le  Thé- 
bain  est  le  plus  grave  et  le  plus  tranquille  des  hommes;  il  se  mo- 
dère, il  se  possède;  il  ne  crié  pas  hors  de  saison  :  s'il  s'interroge 
et  s'il  s'encourage  kii^mèmc ,  c'est  qu'il  le  veut  :  quand  il  ordonne 
à  son  génie  comme  à  on  conducteur  de  char  de  préparer  les 
mules  vigoureuses  et  de  les  mettre  au  timon ,  il  est  calme.  L'apos- 
trophe n'est  pas  le  signe  du  désordre. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  poésie  lyrique  touchait  à  sa  perfec- 
tion avec  Pttidai<e ,  pendant  que  la  tragédie  naissait  à  la  sienne 
avec  Eschyle.  Alcée  avait  brillé  depuis  un  siècle  ;  Stesiehore  avait 
chanté  cinquante  ans  avant  le  rival  de  Corinne  :  par  une  loi  qui 
sera  facilement  comprise,  l'ode  arrivait  à  son  apogée  pendant 
l'aurore  de  la  liberté  démocratique  et  philosophique.  Aussi  que 
d'art,  que  d'habileté  dans  notre  poète  :  dans  ses  chants  tout  est 
prévu ,  tout  est  calculé.  Il  construit  ses  hymnes  avec  une  industrie 
patiente  qui  ne  connaît  ni  la  fatigue  ni  l'erreur.  La  méthode  est 
aussi  constante  (pie  l'inspiration  :  et  l'étude  a  cultivé  l'enthou- 
siasma Heureux  poète  1  Parmi  les  choses  humaines,  il  a  compris 
les  plus  profondes  et  chanté  les  plus  belles.  Il  a  été  initié  à  l'har- 
monie des  muses  par  la  sagesse  antique ,  par  une  éducation  pro- 
fonde et  sacrée  :  il  a  été  tout  ensemble  le  favori  des  rois  de  Sicile 
et  des  nations  de  la  Grèce.  Il  eut  dans  la  mémoire  la  grandeur  du 
passé ,  et  sous  les  yeux  les  miracles  de  la  liberté  nouvelle;  il  savait 
les  anciens  héros ,  il  en  voyait  de  modernes.  Cet  homme  n'a  vécu 
qu'au  milieu  de  l'éclat  et  du  bonheur,  toujours  écouté,  presque 
toujours  triomphant,  confondant  sa  renommée  avec  les  plaisirs  et 
Porgueil  d'un  grand  peuple,  glorifiant  les  hommes,  glorifié  par  eux. 

La  poésie  lyrique  est  la  forme  la  plus  haute  de  l'inspiration.  H 
semble  que,  dans  la  course  et  la  sphère  de  l'ode,  l'esprit  de 
l'homme  entretient  un  commerce  plus  libre  avec  l'Intelligence  sou- 
veraine des  choses.  Entre  lui  et  l'idée  divine  pas  d'intermédiaire, 
pas  tfôtetacfo.  Le  poète  reçoit  avec  une  volupté  douloureuse  le 
dard  des  rayons  célestes ,  puis  il  se  lève  pour  chanter  et  faire 
sentir  aux  autres  hommes  l'immortel  aiguillon. 


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ÉTUDES  DE  LÀNTIQUrré.  24S 

Sous  la  mai»  de  Dieu,  le  poète  lyrique  est  te  ptas  libre  des 
hommes.  Qui  peut  le  retenir  et  le  borner  clans  son  ascension? 
Dieu  Fmspire  et  les  hommes  l'adorent.  Il  ne  vient  en  l'esprit  de 
personne  de  circonscrire  son  vol,  et  de  vouloir  tempérer  l'àcreté 
brûlante  de  ses  acoens. 

Dans  l'épopée,  Fhomme  écoute  volontiers  son  histoire,  mais  il 
la  juge  :  même  au  milieu  des  enchantemens,  de»  aventures  mer- 
veilleuses ,  il  retient  la  force  de  critiquer  ce  qui  l'a  charmé. 

Dans  le  drame,  la  critique  accompagne  toujours  l'émotion.  Le 
spectateur  se  replie  vite  sur  lui-même  pour  reconnaître  si  la  pein- 
ture qu'on  lui  propose  est  fidèle  ;  car  le  drame  joué  devant  ses 
yeux ,  c'est  lui ,  et  pour  juger  si  la  représentation  n'est  pas  men- 
teuse ,  il  interroge  son  ame,  ses  douleurs ,  ses  joies,  ses  vices,  sa 
force  et  sa  grandeur. 

Mais  dans  la  poésie  lyrique,  celui  qui  chante  est  debout  et  celui 
qui  écoute  à  genoux.  L'ode  est  une  affaire  entre  l'homme  et  Dieu; 
elle  pburrait  se  passer  de  terrestres  auditeurs.  Le  poète  exhale  ses 
chants,  parce  qu'il  mourrait  s'il  ne  chantait  pas.  L'humanité  com- 
prend, si  elle  peut,  les  paroles  divines  qui  tombent  sur  elle;  elle 
les  méconnaît  ou  lés  idolâtre ,  mais  elle  n'a  pas  la  force  de  les 
juger. 

C'est  que  la  poésie  lyrique  est  une  révélation  de  Dieu  qui ,  au 
début  du  monde,  se  confond  avec  les  religions,  et  qui,  dans  la 
maturité  des  sociétés,  s'unit  avec  ce  que  la  philosophie  a  de  plus 
sublime  et  de  plus  profond.  Moïse  a  fait  des  odes;  Goethe  pa- 
reillement 

D'estimables  personnes  s'en  vont  aujourd'hui  crier  par  le  monde 
que  la  poésie  meurt  :  d'abord  elles  pourraient  se  rassurer,  car 
elles  n'ont  pas  affaire  avec  elle;  mais  la  poésie  ne  meurt  pas.  Elle 
est  si  bien  immortelle  que,  sous  la  ruine  des  anciennes  formes, 
elle  concentre  une  puissance  à  laquelle  est  réservé  l'avenir. 

Oui,  le  passé  meurt,  mais  non  pas  le  monde.  Oui,  les  vieilles 
choses  s'en  vont;  en  vain,  comme  Jézabel,  elles  veulent  peindre  et 
orner  leur  visage , 

Pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage . 

Vaine  industrie!  Elles  meurent,  et  nous,  nous  vivons,  nous  yi- 

10. 


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24*  REVUE  DES  DBCX  MONDES, 

vons  avec  le  droit  et  la  vie  de  notre  siècle,  C'est  une  grande  im- 
piété, n'est-ce  pas?  que  de  chercher  Dieu,  la  liberté  et  le  bon- 
heur du  monde  par  de  nouveaux  efforts  dans. des  voies  nouvelles  I 
Ni  la  poésie,  ni  la  philosophie!  ni  la  liberté  n'expirent.  Nous  ne 
voulons,  pour  signes  de  leur  énergie  et  de  leur  avenir,  que  les  indi- 
gnes chaînes  dont  on  travaille  à  les  garotter  aujourd'hui.  Aussi,  ne 
jetons  pas  aux  adversaires  des  progrès  du  monde  le  cri  du  gladia- 
teur antique  :  moriiuri  te  saluiant.  Vivons,  prenons  pour  alimens 
sacrés  la  science  et  la  poésie,  et  répétons  ensemble  ces  paroles  du 
lyrique  :  «  La  nature  des  hommes  et  celle  des  dieux  est  la  même; 
hommes  et  dieux  nous  avons  reçu  la  vie  de  la  même  mère.  La  dif- 
férence est  tout  entière  dans  la  puissance.  L'homme  n'est  rien, 
tandis  que  le  ciel  d'airain  est  toujours  inébranlable.  Mais  nous  res- 
semblons aux  dieux  par  la  grande  intelligence  et  la  grande  vertu.  » 

LjSRNINIEA. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


U  octobre  i835. 


Les  journaux  ont  encore  parlé  de  divisions  dans  le  conseil;  mais  on  a  pris 
pour  des  divisions  réelles  les  élémens  de  discorde  qui  n'ont  jamais  cessé 
de  s*y  trouver,  et  qui  éclateront  plus  tard  certainement.  On  s'est  adressé, 
il  est  vrai,  quelques  reproches  sur  les  affaires  d'Espagne.  M.  Thiers 
cherchait,  avant  son  départ',  à  prouver  à  M.  de  Broglie  et  à  M.  Guizot 
qu'ils  avaient  mal  envisagé  cette  question,  et  que  le  ministère  Mendiza- 
bal  allait  nous  causer  des  embarras  infinis;  il  est  vrai  qu'une  autre  dis- 
cussion a  eu  lieu  entre  M.  Guizot  et  M.  Thiers,  au  sujet  de  la  saisie  des 
livres  obscènes  ou  impies,  qu'on  a  exécutée  dernièrement  ;  mais  toute- 
fois les  deux  ministres  se  sont  quittés  dans  une  parfaite  intelligence , 
et  M.  Thiers  est  parti  pour  la  Belgique  dans  une  profonde  sécurité. 

M.  Thiers  aime  à  voyager,  et  ses  collègues  aiment  à  le  voir  en  voyage. 
M.  Thiers  a  joui  de  toutes  les  façons  possibles  du  bonheur  que  donne 
l'autorité;  il  a  parlé  longuement  dans  les  chambres,  il  a  parlé  lon- 
guement dans  les  conseils,  il  s'est  fait  écouter  des  généraux,  il  leur  a 
enseigné  la  guerre  et  la  stratégie  ;  il  a  donné  des  leçons  de  plastique,  et 
il  a  révélé  les  secrets  de  l'art  aux  sculpteurs  et  aux  peintres;  il  a  do- 
miné dans  les  ateliers,  dans  les  académies  ;  il  a  inscrit  son  nom  sur  la 
colonne  de  la  place  Vendôme,  au  faite  du  temple  de  la  Madelaine,  sur 

15. 


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24$  BfiTOB  M»  *BBX  MONfiSS. 

des  ponts»  sur  des  arcs  de  triomphe  ;  il  a  joui  en  maître  des  lions  et  des 
tigres  du  Jardin  des  Plantes  ;  il  a  mandé  dans  son  hôtel  les  autruches 
et  les  gazelles;  M.  Thiers  s'est  montré  en  public,  à  la  cour,  sous  des 
habits  chamarrés  d'or  et  de  croix;  il  a  figuré  sur  un  cheval  blanc  dans 
les  revues ,  il  a  fait  peser  sa  main  sur  les  théâtres;  dernièrement ,  pour 
varier  un  peu  la  monotonie  de  ces  plaisirs  ,  il  est  allé  s'agenouiller  so- 
lennellement aux  pieds  de  l'archevêque  de  Paris,  dans  Notre-Dame  ; 
et  enfin,  ne  trouvant  pas  devant  l'autel  la  sensation  qu'il  cherche ,  il  est 
allé  la  demander  dans  le  château  de  M.  Vigier ,  à  la  joyeuse  licence 
de  la  table.  Les  échos  de  Grand -Vaux,  indiscrètement  répétés  par 
quelques  convives  de  ce  nocturne  banquet,  retentissent  encore    des 
cris  et  des  chants  dont  M.  Thiers  et  ses  amis  politiques  ont  rempli 
ces  lieux.  Là,  M.  Thiers  a  inscrit  son  nom  d'une  façon  plus  ineffaçable 
encore  qu'àlaMadelaine  et  à  la  place  Vendôme  ;  et  le  pays,  qui  est  plus 
attentif  qu'on  ne  pense  à  la  comédie  qui  se  joue  devant  lui ,  se  souvien- 
dra de  cette  mémorable  nuit  du  pudibond  et  religieux  ministre. 
^Toujours  est-il  que  M.  Thiers  est  las  de  tout,  qu'il  a  tout  vu  ,  tout 
usé,  et  que,  pour  tirer  encore  un  peu  de  vanité  et  d'avantage  de  sa  haute 
position,  il  est  réduit  à  se  promener  dans  les  provinces  et  en  terre  étran- 
gère, sur  les  chemins  de  fer  et  sur  les  grandes  routes  ;  car  assurément 
ce  n'est  pas  pour  s'instruire  que  M.  Thiers  se  met  en  voyage.  M.  Thiers 
ne  regarde  et  ne  voit. pas;  il  ne  questionne  jamais,  il  enseigne  ,  et  sa 
vive  intelligence  supplée  à  tout  ce  qu'il  ignore  et  à  tout  ce  qu'il  n'ap- 
prend pas.  Les  journaux  nous  annoncent  que  M.  Thiers  a  acheté  sur  sa 
route  (pour  le  compte  du  gouvernement)  des  bahuts  et  des  meubles  du 
XVIe  siècle ,  afin  de  donner  des  modèles  aux  écoles  de  sculpture,  comme 
si  Jlf.  Thiers  se  connaissait  en  bahuts  sculptés  et  en  meubles  gothiques  l 
Et  puis,  qu'est-ce  qu'un  ministre  qui  abandonne  les  affaires  pour  aller 
acheter  des  bahuts  f  N'est-ce  pas  là  l'emploi  d'un  inspecteur  des  beaux- 
art»,  d'un  homme  spécial  f  ML  Thiers  s'y  entendra-t-il  jamais  aussi 
bien  que  le»  amateurs  en  ce  genre?  atteindra-t-il  jamais  aux  conna  is- 
sances  de  M.  Hérisson,  de  M.  Sauvageot  et  de  AL  du  Sommerard  ? 
Tous  apprendrez  bientôt  que  M.  Thiers  est  allé  acheter  des  chevaux 
dans  le  Meckienabourg  et  en  Angleterre;  carM.  Thiersa  aussi  la  pré- 
tention de  connaître  à  fond  la  race  chevaline,  qu'il  a  étudiée  dans  les 
bureaux  du  National  et  du  Constitutionnel.  Non,  usez  que  M.  Thiers  a 
agné ,  comaie  une  foule  de  bourgeois  déiJBiirrés  ,  le  goût  des  vieux 
meubles,  et  qu'il  lui  a  pris  fantaisie  de  meubler  d'objets  gothiqu  es  sa 
belle  galerie ,,  déjà  pleine  de  figurines,  de  vases  et.de  statuettes,  qu'il  a 
sans  doute  rassemblés  pour  les  donner  en  modèles  aux  écoles.  Lisez  que 


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M.  Thiers  s'ennuie ,  que  la  politique  de  M.  Guizot  et  de  M.  de  Broglie 
l'impatiente,  et  qu'il  a  trouvé  bon  de  laisser  toute  la  besogne  à  M.  Ges- 
parin,  qui  s'en  charge  de  grand  cœur,  pour  aller  courir  les  champs 
comme  un  écolier  en  vacances,  et  jouer  le  ministre  à  Bruxelles  et  dans 
nos  préfectures.  Tout  ceci  est  sans  importance  et  sans  but;  mais  il 
ne  faut  tromper  personne ,  et  le  public  ne  doit  pas  être  induit  en  erreur 
sur  lès  voyages  de  M.  Thiers,  dont  on  sait  parfaitement,  ou  pour 
dire  plus  vrai,  dont  on  cherche  inutilement  le  but,  au  château  et  au 
ministère. 

Ceux  des  collègues  de  M.  Thiers  qui  ne  voyagent  pas  et  qui  s'occu- 
pent sérieusement  des  affairés  de  leur  département,  M.  de  Broglie  et 
M.  Guizot,  pair  exemple ,  ont  vu  avec  douleur  cette  déplorable  nuit 
dont  tous  les  journaux  ont  retenti ,  nuit  que  M.  Thiers  a  passée  en  de 
si  singulières  joies,  chez  M.  Vigier,  en  compagnie  de  ses  collègues 
MM.  Duchâtel  et  Persil ,  de  M.  Gisquet,  de  M.  de  Rambuteau,  de 
M.  Jacquemiuot,  et  de  quelques  autres  notables  et  responsables  fonc- 
tionnaires du  gouvernement.  On  nous  permettra  de  ne  pas  reproduire 
ici  les  détails  de  cette  fête,  donnés  par  les  journaux  qui  n'ont  pas  com- 
mis d'indiscrétion  en  cette  circonstance,  puisque  quelques-uns  des 
acteurs  de  cette  scène  de  régence  se  plaisent  à  la  raconter.  Ces  détails 
s'accorderaient  mal  avec  le  langage  que  nous  tenons  habituellement  à 
nos  lecteurs,  et  il  ne  nous  convient  pas  de  nous  faire  les  historiens  des 
petits  soupers,  bien  que  ce  soit  en  quelque  sorte  une  affaire  publique 
qu'une  partie  où  assistent  trois  ministres,  le  préfet  de  police,  le  préfet 
de  la  Seine,  des  chefs  de  la  garde  nationale,  des  députés,  et  des 
fonctionnaires  de  tout  rang.  On  ne  saurait  enfermer  absolument  dans 
le  cercle  de  la  vie  privée  une  fête  aussi  solennelle,  pour  laquelle  tant 
d'hommes  nécessaires,  dit-on,  à  l'ordre  public  et  à  la  sécurité  de  la 
capitale,  quittent  tout  à  coup  pendaut  vingt-quatre  heures  leurs  fonc- 
tions ;  où  l'on  a  prononcé  des  discours  politiques ,  du  haut  d'une  table 
de  billard,  il  est  vrai ,  et  la  queue  à  la  main  ;  ou  Ton  a  traité  toutes  les 
affaires  de  l'état,  dans  une  complète  ivresse,  à  la  vérité,  et  où  s'est  fait 
entendre  un  charivari ,  Chose  défendue  ailleurs ,  mais  donné ,  il  faut 
l'avouer,  par  des  députés  ministériels  à  des  ministres.  Hâtons-nous 
d'ajouter  que  ce  petit  souper  n'aura  d'autre  résultat  politique  que 
l'élévation  de  M.  Vigier  à  la  pairie.  Cette  promesse  est  dé  celles  qui 
se  tiennent,  elle  a  été  faite  inter  pocvla,  et  ratifiée  par  desembrasse- 
mens  d'ivrogne*.  L'eau  a  fait  M.  Vigier  comte  et  député,  le  vin  le  fera 
duc  et  pair  de  France  !  * 

Un  autre  résultat  politique  cependant,  c'est  le  mécontentement  causé 


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248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  haut  lieu  par  cette  bruyante  aventure.  On  a  supputé ,  dans  un  au- 
guste cercle,  la  moyenne  de  l'âge  des  acteurs  du  banquet  du  château  de 
Grand-Vaux ,  et  l'on  a  trouvé  que  M.  Duchâtel,  qui  n'a  pris  aucune 
part  à  ce  scandale,  et  M.  Vigier  l'amphitryon ,  étant  mis  de  côté,  le 
cadet  de  tous  ces  mousquetaires  et  de  ces  aimables  écervelés  est  âgé  de 
quarante-un  ans!  Les  vétérans  portent  de  cinquante-cinq  à  soixante  ans. 
Que  messieurs  les  ministres  viennent  maintenant  parler  à  la  tribune 
de  la  moralité  et  de  la  dignité  du  pouvoir;  qu'Us  fassent  donc  saisir, 
dans  une  sainte  indignation,  Faublas,  les  Liaisons  dangereuses,  et 
une  foule  de  livres  mille  fois  plus  innocens  que  leurs  actes;  qu'ils 
s'érigent  en  déclamateurs  des  mœurs  et  de  la  société  I  Le  nom  de  Grand- 
Faux  et  la  date  du  9  octobre  suffiront  pour  leur  répondre. 

MM.  de  Broglie  et  Guizot,qui  sont  des  hommes  graves  et  dignes,  souf- 
frent plus  qu'on  ne  pense  de  cette  incartade  de  M.  Thiers  et  de  M.  Per- 
sil; et  ils  songeaient  à  demander  la  destitution  de  deux  fonction- 
naires qui  avaient  assisté  les  ministres  en  goguette  dans  leurs  mémo- 
rables libations,  mais  on  leur  a  fait  observer  avec  raison  que  c'eût  été 
frapper  sur  leurs  collègues.  On  nous  assure  que  M.  Guizot,  qui  a  l'ha- 
bitude d'aller  au  fond  des  choses,  et  de  chercher  une  cause  sérieuse  à 
tout ,  assigne  à  M.  Thiers  la  pensée  d'avoir  voulu  déconcerter,  par  cette 
folie ,  les  projets  de  ses  collègues  qui  tentent  de  se  rapprocher  du  parti 
légitimiste.  Le  moyen,  en  effet,  d'opérer  une  réaction  religieuse  et  un 
rapprochement  avec  le  faubourg  SainuGermain,  après  cette  éclatante 
démonstration!  Un  parti  grave  et  sérieux  ne  saurait  traiter  avec  les  con- 
vives de  Grand-Vaux;  et  M.  Thiers,  qui  craint  l'envahissement  de  ce 
parti  où  l'arrestation  de  la  duchesse  de  Berry  ne  lui  sera  jamais  par- 
donnée  ,  eût  fait  un  acte  de  haute  politique,  au  lieu  d'une  étourderie  , 
comme  on  le  suppose.  Au  reste ,  nous  n'affirmons  pas  que  ce  soit  là 
l'opinion  de  M.  Guizot  sur  M.  Tbiers,  et  encore  moins  que  M.  Thiers 
ait  eu  un  tel  projet.  Nous  l'avons  dit,  M.  Thiers  s'ennuie,  et  son  ennui 
nous  prépare  encore  bien  d'autres  surprises. 

Il  se  passe ,  dit-on ,  d'étranges  choses  dans  le  parti  légitimiste.  Les 
hommes  qui  ne  varient  pas,  les  grands  caractères  qui  ont  tout  sacrifié  à 
leur  conscience  et  à  leur  opinion,  essaient  en  vain  de  cacher  le  décou- 
ragement qu'ils  éprouvent.  On  voudrait  se  dissimuler  les  défections  qui 
ont  lieu  chaque  jour,  et  ne  pas  voir  celles  qui  se  préparent.  U  est  certain 
que  les  unes  sont  nombreuses,  et  que  les  autres  ne  le  seront  pas  moins. 
On  peut  prévoir  quelle  nouvelle  tendance  prendra  le  ministère  en  se 
renforçant  de  ces  élémens.  Chaque  jour  l'éloigné  davantage  de  son 
origine,  et  dans  peu  de  temps,  s'il  continue  à  marcher  aussi  rapide- 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  249 

ment  dans  la  route  qu'il  s'est  ouverte ,  le  parti  légitimiste  pourra  se 
jeter  sans  scrupule  tout  entier  dans  ses  bras  ;  il  n'aura  pas  besoin  de 
renoncer  à  ses  doctrines  politiques,  à  peine  manquera-t-il  un  seul  point 
au  système  auquel  il  se  rattache. 

Aussi  fait-on  grâce  aux  condamnés  de  l'ouest,  jugés  pour  fait  de 
guerre  civile  dans  laVendée;  acte  de  clémence  que,  loin  de  le  blâmer, 
nous  voudrions  voir  s'étendre  à  d'autres  coupables.  Mais  pendant  ce 
temps,  on  demande  aux  gouvernemens  étrangers  l'extradition  des  dé- 
tenus d'avril  évadés  de  Sainte-Pélagie;  et  comme  les  traités  d'extra- 
dition ne  s'étendent  pas  au  crime  de  révolte,  on  les  réclame,  ces  mal- 
heureux, en  les  accusant  d'être  complices  de  Fieschi  !  Il  nous  répugne 
de  qualifier  un  pareil  fait;  mais  il  suffit  de  le  livrer  à  la  pensée  publique, 
pour  qu'il  soit  apprécié  dignement. 

On  pourrait  tout  aussi  bien  accuser  M.  de  Ghantelauze ,  M.  de  Pey- 
ronnet  et  M.  de  Guernon-Ranville  de  complicité  avec  Fieschi.  Le  parti 
légitimiste  ne  se  trouvait-il  pas  compromis  dans  l'attentat  aussi  bien 
que  le  parti  républicaiu?  Les  ministres  de  Charles  X  sont  aussi  libres 
au  fond  de  leur  prison  que  l'étaient  les  détenus  d'avril  à  Sainte- 
Pélagie,  et  l'accusation  serait  aussi  plausible.  Heureusement,  le  vent  de 
la  faveur  souffle  aujourd'hui  du  côté  de  Ham;  heureusement,  disons- 
nous,  car  les  malheureux  prisonniers  ont  grand  besoin,  dit-on,  d'un 
relâchement  de  rigueur.  M.  de  Guernon-Ranville  est  menacé  d'un 
coup  de  sang;  M.  de  Chantelauze,  l'esprit  troublé  par  une  longue  cap- 
tivité, demande  les  soins  les  plus  attentifs  de  la  médecine,  et  M.  de 
Peyronnet  succombe,  sans  se  plaindre,  sans  murmurer,  sous  le  poids 
de  ses  souffrances.  Depuis  trois  ans,  M.  de  Peyronnet  n'a  pas  quitté  la 
chambre  étroite  qu'il  occupe;  livré  à  de  sérieux  travaux,  il  n'a  pas  eu 
une  seule  de  ces  paisibles  distractions  si  nécessaires  après  le  travail;  il 
n'a  pas  vu  le  ciel;  il  n'a  pas  respiré  l'air,  même  sur  la  terrasse  de  sa 
prison  ;  il  n'a  rien  voulu  devoir  à  ceux  qui  le  gardent  et  à  ceux  qui  l'ont 
jugé  coupable,  et  il  mourra  plutôt  que  de  solliciter  un  moment  de 
répit.  Sans  doute,  M.  de  Peyronnet  a  mérité  la  prison  qui  le  frappe, 
lui  qui  était  chargé  de  garder  la  Charte,  et  qui  l'a  déchirée;  mais  la 
peine  a  été  bien  longue  :  bien  des  choses  se  sont  passées  depuis  que 
M.  de  Peyronnet  n'est  plus  garde-des-sceaux;  bien  des  circonstances 
se  sont  produites  qui  ont  diminué  le  souvenir  de  son  crime  !  Allons, 
M.  Persil,  un  peu  d'indulgence  pour  M.  de  Peyronnet,  qui  s'est  cru 
obligé  de  sortir  de  la  Charte,  et  qui,  à  la  vérité,  avait  mal  pris  son 
temps.  Mais  n'importe,  nous  n'en  appelons  pas  moins  à  vous,  M.  Persil. 


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3$0  REVUF,  Bfg&  m**  MOHWS. 

Faites  quelque  d*ose  ca  faveur  de  M.  4e  Reyronnet;  uu  jour,  peut- 
être  ,  Dieu  vous  le  rendra  1 

Uii  fait  politique  a^sez  curieux  que  M.Thiers  nous  a  jeté  en  partant, 
pour  qu*il  fût  au  moins  question  de  lui  en  son  absence ,  c'est  l'ordon- 
nance qui  annulle  la  délibération  du  conseil- général  du  département 
des  Côtes-du-Nord.  Le  conseil-général  d'un  département  n'est  pas,  on 
le  sait,  une  réunion  de  séditieux  et  de  prolétaires.  Que  de  fois  on  a  op- 
posé à  la  presse  et  aux  vœux  des  impatiens,  les  conseils-généraux  et  leurs 
délibérations  !  H  y  a  peu  de  temps  encore,  que  de  démarches  les  ministres 
et  leurs  agens  ne  faisaient-ils  pas  près  des  conseils-généraux  pour  en  ob- 
tenir l'approbation  des  lois  nouvelles ,  pour  leur  arracher  des  adresses 
et  des  manifestations  politiques!  Mais  voici  qu'un  conseil-général  s'avise 
de  penser  et  de  dire  que  a  le  moyen  d'assurer  la  prospérité  et  la  tran- 
quillité du  pays  eût  été  de  maintenir  intacte  et  pure  la  charte  de  1899 
(je  cite  textuellement),  pacte  d'alliance  de  la  France  et  de  la  dynastie; 
d'avoir  confiance  dans  la  garde  nationale  et  le  jury,  et  de  remplacer 
le  système  d'intimidation  par  celui  de  la  clémence  ;  d'adopter  fran- 
chement la  révolution  de  juillet  dans  ses  conséquences,  ses  principes  et 
ses  hommes;  de  soulager  les  classes  pauvres  et  l'agriculture  par  la  ré- 
duction des  droits  sur  les  matières  de  première  nécessité,  telles  que  le  fer 
et  le  sel.  »  Vous  sentez  bien  qu'on  n'a  pas  manqué  de  lois  pour  prouver 
a  ce  malencontreux  conseil-général  qu'il  n'a  pa,s  le  droit  de  s'immiscer 
dans  ces  questions,  quoiqu'une  délibération  qui  conclut  en  demandant 
une  diminution  de  la  gabelle,  touche  bien  réellement  aux  intérêts  lo- 
caux de  la  Bretagnç.  Ityais,  en, France,  grâce  à  nos  trente  révolutions, 
il  y  a  des  lois  qui  prouvent  pour  tout  le  monde,  et  dps  lois  qui  prouvent 
contre  tout  le  monde,  et  comme  c'est  le  ministère  qui  explique  ces 
loi*,  on  a  trouvé  dan*  celle  du  22  juin  i$33,  et  dans  une  vieille  loi  de 
pluviôse  an  VII,  que  lçs  Bretons,  n'ont  pas  le  droit  de  demander,  par 
l'organe  de  lçurs.CQuseils-généraux,  (a  diminution  de  l'impOt  du  fer  et 
du  sel.  La  délibération  a  donc  été  mise  an  néant.  Eût-elle  été  traitée  de 
la  aorte  si  le  conseil-génial  avait  tcouv^é  la.  dernière  loi ,  de  la  presse 
trop  démente,  et  la  majorité  du  ju#y  encore  trop  nombreuse?  c'est 
ce  que  nous  ne  nous  permettrons  pas  de  décider. 

Il  est  bon  de  rappeler  que  dans  ce  département  des  Côtes-du-Nord, 
si  mal  famé  maintenant  aux  yeux  de  M.  Thiers.,  se  trouve ,  près  de  la 
ville  de  Dinan,  une  vieille  maison  isolée  qui  a  nom  Lachesnaye,  et  que 
cette  maison  est  babjtéapar  un  rêveur  solitaire,. qu'on  pomme  l'abbé 
de  Lamennais. 

Il  pourrait  bien  sortir,  «jqelque  chose  de -fort  inattendu  (fcs,  réunions  ^e 


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HEV4ZE.  tt-  CUfijONIQDE.  :  981 

Kalish  et  de  commencement  de  congrès  avorté*  Tceplhz.  Les  ton  verras 
espéraient  d'abord  effrayer  l'Europe  par  le  déploiement  de  leurs  fojJKs 
militaires;  mais  l'empereur  Ferdinand  ayant  refusé  d'envoyer  (es  troupes 
aux  manœuvres  de  Kalish,  et  le  rapprochement  des  premiers  régimeus 
rosses  et  prussiens  ayant  fait  naître  la  crainte  sérieuse  d'une  collision,  il 
a  bien  fallu  renoncera  l'idée  d'intimider  le  monde,  et  d'appliquer  en  grand 
le  petit  système  de  MM.  de  Broglie  et  Guizot.  Alors  les  augustes  hôtes  de 
Kalish  ont  songé  à  enlacer  du  moins  le  monde  par  des  nœuds  diploma- 
tiques étroitement  serrés.  On  devait  donc  s'entendre  définitivement  sur  la 
question  de  la  France  et  de  la  dynastie  de  juillet ,  bien  marquer  les  limites 
jusqu'où  la  révolution  serait  tolérée,  le  point  où  on  lui  dirait  :  Tu  n'iras 
pas  plus  loin ,  et  où  on  Ja  réduirait  en  poudre.  Le  sort  de  l'Orient,  de 
l'Espagne  et  du  Portugal  devait  être  aussi  fixé  dansées  conférences  ;  mais 
dès  le  premier  mot,  on  a  vu  qu'on  ne  pouvait  pas  s'entendre,  et  que  sauf 
quelques  points  principaux,  sur  lesquels  on  n'était  pas  même  entièrement 
d'accord ,  la  discussion  de  ces  grands  intérêts  causerait  des  troubles  qu'on 
ne  pouvait  prévenir  que  par  la  réserve  et  le  silenee.  Déçus  encore  dans 
cet  espoir,  les  souverains  songèrent  à  s'en  tenir  à  leurs  affaires  finan- 
cières ;  ils  décidèrent  qu'ils  arrangeraient  en  commun  leurs  intérêts  finan- 
ciers, et.se  concerteraient  pour  un  vaste  emprunt.  C'était  un  nouveau 
moyen  d'exercer  une  haute  puissance  sur  l'Europe,  et  de  s'assurer  des 
ressources  pourtnfiniravecle»révoJulions»  Mais  s'il  faut  en  croire  quelques 
hommes  bien  informés,  ce  dernier  projet  a  encore  échoué;  les  banquiers 
se  sont  montrés  lardHs  et  réeakitrans,  et  les  dernières  nouvelles  de  Tœ- 
plitz  disent  que  les  somptuosités  de  Kaiish  n'ont  pas  donné  le  moindre 
crédit  aux  magnifiques  souverains  qui  en  ont  fait  les  frais.  Et  pendant  tant 
ce  temps ,  à  force  de  parler  contre  la  France ,  et  de  s'épuiser  en  sarcasmes 
sur  la  cour  des  Tuileries,  la  pensée,  l'envie  très  prononcée  même  est  venue, 
dit-on  ^  à  une  princesse  de  Prusse  (quelques-uns  disent  deux),  de  voir 
par  elle-même  cette  cour  et  ces  princes  dont  il  est  tant  question.  Cette 
velléité  a  été  si  publique,  qu'on  peut  en  attendre  quelque  résultat.  Ne 
seraiuil  pas  curieux  que  les  empereurs  et  les  rois  du  Nord  ne  se  fussent 
assemblés  à  si  grands  frais,  qqe  pour  donner  une  princesse  royale  à  la  dy- 
nastie de  juillet ,  et  une  descendance  à  l'héritier  du  Irène  révolutionnaire  ? 
fth  Sébastiani  veut  le  bâton  de  maréchal.  M*  8ébastiani  veut  la  chan- 
cellerie de  la  Légion-tf  Honneur  ;  pourquoi  refuaer  quelque  chose  à 
M.  Sébastiani  ?  Ne  sommes-nous  pas  trop  heureux  que  M.  Sébastiani 
veuille  bien  abandonner  l'ambassade  de  Londres, at  ses  3*0yOiO  francs 
de  traitement?  Il  est  vrai  que  M.  Sébastiani  n'était  plus  en  état  de 
supporter  une  heure  de  .travail,  que  sa  mémoire  s'est  eflacée,  que 


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2S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  idées  ne  sont  plus  nettes;  mais  n'est-ce  pas  an  titre  de  plus  pour 
accorder  à  M.  Sébastiani  tout  ce  qu'il  demande  ?  En  certain  lieu,  ne 
dit-on  pas  :  «  Il  serait  mal  de  refuser  un  vieillard  qui  mourra  de  cha- 
grin si  on  ne  le  fait  maréchal?  »  —  M.  Sébastiani  sera  donc  grand 
chancelier  de  la  Légion-d'Honneur  et  maréchal  de  France,  pour  cause 
de  maladie.  C'est  un  titre  comme  un  autre. 

M.  de  Rigny  ira  à  Londres,  et  peut-être  bien  que  M.  de  Barante  et 
M.  de  Saint- Aulaire  finiront  par  aller  à  leur  poste.  Qui  sait  ?  On  a  vu 
de  nos  jours  des  choses  plus  étonnantes  que  cela  ! 

On  parle  beaucoup  dans  le  monde  du  mariage  que  va  faire  le  prince 
de  Butera,  ex-ambassadeur  de  Naples  à  Paris,  qui  est  parti  pour  aller 
épouser  la  riche  princesse  Schouwaloff ,  veuve  du  comte  Palhen.  Le 
prince  de  Butera ,  simple  et  pauvre  gentilhomme  allemand ,  avait  déjà 
acquis  une  première  fortune  en  Italie  par  un  mariage  ;  il  se  trouve 
maintenant  appartenir  à  la  fois  à  l'Allemagne ,  à  l'Italie  et  à  la  Russie. 
Le  poste  d'ambassadeur  en  Russie  achève  sa  fortune  politique.  Le  prince 
de  Butera  remplace  à  Saint-Pétersbourg  le  prince  de  Gastelcicala,  fils  de 
l'ancien  ambassadeur  de  ce  nom,  qu'on  a  vu  si  long-temps  à  Paris  sous  la 
restauration.  Le  prince  de  Gastelcicala  ne  s'est  jamais  rendu  à  son  poste, 
car  l'empereur  de  Russie  a  refusé  de  le  recevoir.  On  donne  pour  motif 
de  ce  refus ,  que  l'ambassadeur,  se  rendant  en  Russie,  s'était  arrêté  en 
Suisse  pour  épouser,  à  Soleure ,  une  des  filles  de  M.  de  Zeltner,  l'héte, 
l'ami ,  le  compagnon  fidèle  de  Kosciusko;  or  en  ces  derniers  temps,  M.  de 
Zeltner  fils,  frère  de  la  nouvelle  princesse  de  Gastelcicala,  avait  fait  avec 
distinction  la  campagne  de  Pologne  .Voilà  plus  de  raisons  qu'il  n'en  faut 
pour  se  faire  fermer  l'empire  russe. 

Un  autre  petit  événement  diplomatique  est  la  démission  envoyée 
par  M.  Casimir  Périer  à  M.  de  Broglie.  M.  de  Broglie,  mécontent 
des  fréquentes  absences  de  M.  Périer,  premier  secrétaire  d'ambas- 
sade à  Bruxelles,  avait  disposé  de  ce  poste,  et  se  proposait  d'envoyer 
M.  Périer  à  Naples  ou  à  Londres.  Humeur  de  M.  Périer,  qui  parla  de 
démission  et  écrivit  une  lettre  peu  mesurée,  dit-on,  à  M.  de  Broglie, 
lequel  a  répondu  :  a  Monsieur,  quand  on  porte  votre  nom,  on  éoit  avoir 
appris,  dans  sa  famille,  qu'un  ministre  du  roi  ne  doit  jamais  céder  à 
une  menace.  Votre  démission  est  acceptée,  *>  Beau  et  ferme  langage 
qui  serait  plus  beau  encore  dans  une  dépêche  à  M.  de  Nesselrode  ou 
à  M.  de  Metternich  ! 

Paris  attend  sa  société  d'hiver  qui  revient  peu  à  peu ,  et  se  prépare 
aux  plaisirs  et  aux  fêtes. ie  procès  Fieschi  ouvrira  la  saison.  Pour  Paris, 
c'est  un  spectacle  de  plus  et  une  distraction.  En  attendant ,  on  s'occup  e 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  255 

«de  la  vente  du  château  de  Bagatelle ,  acheté  par  lord  Yarmouth ,  qui 
ajoute  ce  domaine  à  tous  ceux,  dont  il  jouit  seul,  et  dont  il  fait  une  so- 
litude. Lord  Yarmouth  est  frère  de  lord  Sejmour.  On  s'occupe  aussi 
du  don  Juan  d'Autriche  de  M.  Casimir  Delà  vigne,  qu'on  doit  repré- 
senter lundi  prochain,  et  dont  nous  rendrons  compte. 


—  Œuvres  choisies  de  Vico;  Mémoires  de  Luther,  traduction  de  M.  Mi- 
<hélet(i).  Lorsque  M.  Michelet  publia  pour  la  première  fois  les  œuvres  de 
Vico,  on  lui  reprocha  d'avoir  supprimé  des  développemens  utiles,  d'avoir 
interverti  Tordre  des  matières,  enfin  d'avoir  modifié  et  mutilé  Vico. 
Ce  langage  convenait  parfaitement  à  ceux  qui  entendaient  pour  la  pre- 
mière fois  le  nom  du  philosophe  napolitain.  M.  Michelet  a  su  démêler 
ce  qu'il  y  avait  de  vrai  et  de  fondé  dans  ces  réclamations  et  en  publiant 
une  seconde  édition  de  la  Science  nouvelle,  il  l'a  fait  précéder  d'une 
biographie  plus  étendue  de  son  auteur ,  et  de  la  traduction  plus  ou 
jnoins  complète  des  principaux  opuscules  de  Vico;  ces  améliorations 
ont  de  l'importance;  rien  n'est  plus  profitable  pour  l'esprit  humain, 
que  de  connaître  les  transformations  successives  au  moyen  desquelles 
les  hommes  de  génie  s'élèvent  peu  à  peu  à  leurs  sublimes  conceptions; 
que  de  les  suivre  dans  leurs  expérimentations,  de  s'initier  parfaitement 
à  leur  méthode,  de  reprendre  en  sous-œuvre  leurs  recherches  et  leurs 
combinaisons.  Il  n'y  a  que  les  esprits  superficiels  ou  les  intelligences 
surnaturelles  qui  puissent  se  contenter  d'un  résultat  abstrait,  d'une 
affirmation  pure  et  simple.  D'un  autre  côté,  combien  n'est-il  pas  pré- 
cieux et  intéressant  de  connaître  la  vie  de  l'homme  de  génie ,  de  pou- 
voir compatir  à  ses  souffrances  et  de  se  former  à  son  exemple.  On  re- 
trouve les  vies  de  Plutarque  dans  le  berceau  de  tous  les  enfans  qui  doi- 
vent être  un  jour  des  grands  hommes.  Vico  fut  un  des  martyrs  de  la 
science,  il  s'offrit  tout  entier  en  holocauste  à  la  pensée,  méconnu  par  ses 
contemporains,  il  eut  la  conscience  de  son  talent,  «  Depuis  que  j'ai  fait 
mon  grand  œuvrage,  écrivait-il,  je  sens  que  j'ai  revêtu  un  nouvel 
homme,  sa  composition  m'a  animé  d'un  esprit  héroïque  qui  me  met 
au-dessus  de  la  crainte  et  de  la  mort,  et  des  calomnies  de  mes  rivaux  ; 

(x)  Librairie  de  Hachette,  rue  Pierre-Sarrasin. 

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3S&  RKVTO  JMB8  BBUX  MO  KDE  S. 

je  me  sens  assis  sur  une  roche  de  diamaos  ,<quand  je  songe  an  jugement 
de  Dieu ,  qui  fait  justice  au  génie  par  l'estime  du  sage.  » 

Le  nom  de  Vico  s'est  trouvé  fréquemment  accolé  à  celui  de  Herder, 
qui  fut  traduit  à  peu  près  à  la  même  époque  par  M.  Edgar  Quinet,  et 
à  celui  de  Bossuet.  M.  Jouffroy  lui-même  a  consacré  un  de  ses  articte 
du  Globe  à  la  comparaison  de  ces  trois  colosses  de  la  philosophie  de 
l'histoire.  Ce  rapprochement  nous  semble  peu  justifié  ;  ce  sont  trois 
directions  complètement  opposées.  J'excluerai  de  cette  trinité  de  révé- 
lateurs, Herder,  qui  a  élevé  à  la  puissance  de  cause  générale  un  détail 
historique  saus  influence,  je  veux  parler  de  l'action  de  la  nature  et  du 
climat  sur  les  races.  Herder  est  un  grand  poète ,  un  harmonieux  écri- 
vain, un  conteur  estimable;  ce  n'est  point  un  philosophe  qui  puisse 
marcher  de  front  avec  Vico.  Les  spéculations  germaniques  n'ont  rien 
de  la  netteté  et  du  génie  d'application  qui  caractérisent  Vico,  Baeen, 
Condor  ce  t.  Quant  à  Bossuet,  son  principe  n'est  point  fécond;  l  •interven- 
tion constante  et  perpétuelle  de  la  Providence  détruit  la  liberté  hu- 
maine, sans  expliquer  davantage  les  faits  douteux  ou  obscurs.  Il  n'en  est 
pas  de  même  du  système  de  Vico.  Vico  est  véritablement  le  fondateur 
de  la  philosophie  de  P histoire,  et  c'est  de  sa  théorie  du  progrès  circu- 
laire qu'est  sortie  l'école  du  progrès  moderne. 

M.  Micheiet,  aujourd'hui  un  de  nos  plus  brillans  et  de  nés  plus  labo- 
rieux écrivains,  hésita  long- temps,  dit-on,  entre  l'histoire  et  la  phi- 
losophie. Doué  d'une  rare  puissance  d'abstraction,  un  penchant  naturel 
lui  faisait  préférer  Platon  à  Thucydide;  mais  cette  ame  active  et  géné- 
reuse, après  avoir  parcouru  les  hautes  régions  de  la  philosophie,  se 
trouva  bientôt  atteinte  par  le  doute.  Effrayé  et  malade,  M.  Micheiet 
quitta  cet  air  trop  vif  pour  sa  raison ,  et  se  réfugia  dans  l'histoire. 
Tantôt  ses  instincts  philosophiques  l'emportent,  et  il  traduit  Vico; 
tantôt  il  sent  le  besoin  de  se  plonger  dans  l'étude  des  hommes  et  la 
contemplation  des  faits,  et  il  rassemble  les  Mémoires  de  Luther;  compose 
pour  ses  élèves  des  Tableaux  Synchroniques,  et  écrit  son  Introduction  à 
l'histoire  universelle;  enfin  il  réunit  et  confond  ces  deux  courons-  élec- 
triques dans  son  Histoire  de  France. 

Ces  Mémoires  de  Luther  sont  disposés  suivant  l'ordre  chronologique, 
ce  qui  jette  quelquefois  un  peu  de  confusion,  tant  est  bizarre,  irrégaHère 
et  saccadée  la  vie  de  ce  puissant  réformateur.  Si  l'on  était  en  droit  de 
reprocher  à  M.  Micheiet  d'être  trop  souvent  intervenu  dans  l'œuvre  de 
Vico,  on  regrette  au  contraire  qu'il  nesoftpas  plus  fréquemment  sub- 
stitué à  Luther.  Ces  nombreuses  citations  manquent  de  ciment  pour 
boucher  les  intervalles.  On  croirait  voir  un  de  ees  mouumen*  gaulois 


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RBWE.  — r  GBftûlIftGE.  23îf 

formés  avec  des  blocs  de  rochers*  La  parole  de  M .  Micbelet ,  Blcompaete 
et jjî  rayonnante,  eût  rendu  un  double  service  au  leeteur  et  à  Luther 
lui-même.  Cette  lecture  a  tout  le  pathétique  et  l'intérêt,  d'une  œuvre 
d'imagination ,  toute  la  gravité  et  l'importance  d'un  récit  historique. 
Nous  nous  proposons  d'examiner  une  autre  fois  plus  en  détail  eette 
nouvelle  publication  de  M*  Michelet. 

Almaria ,  tel  est  le  titre  du  nouveau  roman  de  M.  Jules  de  Resse- 
guier;  un  nom  de  femme,  passionné  comme  le  soleil  d'Espagne,  chaste 
et  mystérieux  comme  les  galeries  silencieuses  des  monastères.  Ce  livre 
est  plein  de  grâce,  de  finesse  et  de  sensibilité;  le  style  en  est  douxet  trans- 
parent, aucune  aspérité  de  langage  n'y  vient  heurter  à  plaisir  l'oreille 
et  le  bon  goût;  on  pourrait  même  lui  reprocher  quelquefois  une  teinte 
trop  vaporeuse,  et  des  ressouvenances  rhy  thmiques  et  musicales;  la  dé- 
marcation entre  la  prose  et  la  poésie  doit  être  nette  et  bien  tranchée. 
Almaria  est  belle  et  de  noble  race,  a  Un  jour  qu'elle  passait  seule  dans 
une  galerie  où ,  à  travers  les  stores  baissés ,  le  soleil  animait  les  sta- 
tues, colorait  les  arabesques,  et  se  plongeait  dans  l'éclat  des  glaces,  elle 
s'arrêta  devant  un  grand  miroir  de  Venise,  et  vit  toute  sa  personne, 
depuis  son  petit  pied  mince  et  bombé  jusqu'à  ses  longs  cheveux  plus 
noirs  et  plus  brillants  que  le  jais  de  sa  ceinture;  elle  regarda  sa  taille  élé- 
gante et  flexible ,  la  pose  harmonieuse  de  son  cou,  ses  sourcils  doux  et 
prononcés,  ce  feu  de  physionomie  arabe  qui  animait  la  régularité  de 
ses  traits  moulés  sur  le  type  grec;  elle  s'admira.  »  Almaria  veut  se 
consacrer  tout  entière  à  Dieu;  elle  refuse  la  main  de  Fernand,  mais  le 
ciel  n'accepte  pas  ce  sacrifice  ;  elle  fait  naufrage  ;  sauvée  par  un  mar- 
chand d'esclaves,  elle  est  vendue  au  roi  de  Tunis.  Refuser  un  chrétien 
pour  épouser  un  turc,  et  un  vieux  turc ,  c'est  jouer  de  malheur;  il  est 
vrai  qu' Almaria  est  un  peu  arabe.  Après  la  mort  du  roi  de  Tunis,  Al- 
maria abandonne  sa  couronne,  et  revieut,  fidèle  à  son  premier  projet, 
mourir  dans  un  couvent.  Les  caractères  de  Z°yn ,  de  Michaëla ,  de 
Stephano,  de  Fernand ,  jetés  dans  ce  roman,  sont  dessinés  avec  grâce 
et  vigueur.  C'est  une  lecture  douce,  touchante,  et  qui  donnera  à  M.  de 
Resseguier,  parmi  nos  romanciers,  le  rang  si  distingué  qu'il  occupe 
déjà  parmi  nos  poètes. 

—  Ce  serait  mal  servir  les  intérêts  de  la  poésie ,  que  de  laisser  croire  à 
M.  Adolphe  Dumas  qu'il  a  produit  une  épopée.  La  Cité  des  Hommes  (4)  f 

(i)  Chez  H.  Dupuy,  rue  de  la  Monnaie. 

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236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recueil  d'inspirations  très  diverses,  révèle  certainement  un  grand  mou- 
vement d'intelligence,  mais  on  mouvement  aveugle  et  désordonné. 
C'est  an  pêle-mêle  bruyant  des  idées  historiques  de  l'Allemagne ,  des 
formules  palingénésiques  de  M.  Ballanche,  des  vœux  réformateurs  de 
Saint-Simon,  traduits  dans  un  langage  tantôt  familier  jusqu'à  la  trivialité, 
tantôt  guindé  jusqu'à  l'emphase ,  mais  le  plus  souvent  incorrect  et  obscur. 
Avec  moins  de  dédain  pour  la  clarté  du  style,  M.  Adolphe  Dumas  aurait 
dégagé  le  bronze  des  scories  qui  l'enveloppent.  La  langue  maniée  sévère- 
ment est  un  auxiliaire  puissant  pour  la  réflexion.  Pour  l'avoir  oublié, 
M.  Adolphe  Dumas  s'est  condamné  à  se  mal  comprendre,  et  partant  à 
être  mal  compris.  S'il  veut  soumettre  à  un  travail  patient  l'énergie  qu'il 
n'a  pas  su  contenir  jusqu'ici ,  il  pourra  prendre  un  jour  une  place  ho- 
norable. 


F.  BULOZ. 


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LE  CHANDELIER. 


PERSONNAGES. 


MAITRE  ANDRÉ,  notaire. 
JACQUELINE ,  sa  femme. 
CLAVAROCHE,  officier  de  dragons. 
FORTUNIO,  clerc. 


LANDRY,         )   . 
GUILLAUME,  jclercs 

Une  Servante. 
Un  Jardinier,  etc. 


(Une  petite  ville.) 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

Une  chambre  a  coucher. 

JACQUELINE,  dans  son  Ht.  Entre  maître  ANDRÉ  en  robe  de 

chambre 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Holà,  ma  femme  !  hé,  Jacqueline  !  hé, holà,  Jacqueline,  ma  femme! 
La  peste  soit  de  l'endormie.  Hé,  hé,  ma  femme ,  éveillez -vous  !  Holà, 
holà!  levez-vous ,  Jacqueline.  Comme  elle  dort  !  Holà,  holà,  holà,  hé, 
hé,  hé,  ma  femme,  ma  femme,  ma  femme!  c'est  moi,  André,  votre 
mari ,  qui  ai  avons  parler  de  choses  sérieuses.  Hé,  hé,  pstt,  pstt,  hem  ! 
brum!  frum!  pstt!  Jacqueline,  êtes- vous  morte?  Si  vous  ne  vous 
éveillez  tout  à  l'heure,  je  vous  coiffe  du  pot  à  l'eau. 

JACQUELINE. 

Qu'est-ce  que  c'est,  mon  bon  ami? 

MAITRE  ANDRÉ. 

Vertu  de  ma  vie,  ce  n'est  pas  malheureux.  Finirez-vous  de  vous  tirer 

TOME  IV.  —  1er  NOVEMBRE  1835,  17 


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258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  bras?  c'est  affaire  à  vous  de  dormir.  Écoutez-moi,  j'ai i  vous par- 
ler. Hier  au  soir,  Landry,  mon  clerc... 

JACQUELINE. 

Hé,  mais,  bon  Dien,  il  ne  fait  pas  jour.  Devenez- vous  fou,  maître 
André ,  de  m'éveillfer  ainsi  sans  raison  ?  de  graee ,  allez  vousreeoucher. 
Est-ce  que  vous  êtes  malade  ? 

MAtTRE  ANDRÉ. 

Je  ne  suis  ni  fou  ni  malade ,  et  vous  éveille  à  bon  escient.  J'ai  i  vous 
parler  maintenant;  songez  d'abord  à  m 'écouter,  et  ensuite  à  me  ré- 
pondre.Yoilà  ce  qui  est  arrivé  à  Landry,  monderc;  vous  le  connaissez 
bien.... 

JACQUELINE. 

Quelle  heure  est-il  donc,  s'il  vous  plaît? 

MAff RE  ANDRÉ. 

Il  est  six  heures  d*  matin.  Faites  attention  à  ce  que  je  vous  dis  ;  il  ne 
s'agit  de  rien  de  plaisant,  et  je  n'ai  pas  sujet  de  rire.  Mon  honneur, 
madame,  le  vôtre,  et  notre  vie  peut-être  à  tous  deux,  dépendent  de 
l'explication  que  je  vais  avoir  avec  vous.  Landry,  mon  clerc,  a  vu  cette 
nuit.... 

JACQUELINE. 

Mais,  maître  André,  si  vous  êtes  malade,  il  fallait  m'avertir tantôt. 
N'est-ce  pas  à  moi ,  mon  cher  cœur,  de  vous  soigner  et  de  vous  veiller? 

MAtTRE  ANDRÉ. 

Je  me  porte  bien,  vous  dis-je;  êtes- vous  d'humeur  à  m'écouter? 

JACQUELINE. 

Eh  !  mon  Dieu ,  vous  me  faites  peur;  est-ce  qu'on  nous  aurait  volés? 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Non,  on  ne  nous  a  pas  volés.  Mettez-vous  là,  sur  votre  séant,  et 
écoutez  de  vos  deux  oreilles.  Landry,  mon  clerc,  vient  de  m'éveiller, 
pour  me  remettre  certain  travail  qu'il  s'était  chargé  de  finir  cette  nuit» 
Gomme  il  était  dans  mon  étude.... 

JACQUELINE. 

Ah  !  sainte  Vierge,  j'en  suis  sûre  !  vous  aurez  eu  quelque  querelle  à 
ce  café  où  vous  allez. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Non,  non,  je  n'ai  point  de  querelle,  et  il  ne  m'est  rien  arrivé.  Ne 
voulez-vous  pas  m'écouter?  Je  vous  dis  que  Landry,  mon  clerc,  a  vu 
un  homme,  cette  nuit,  se  glisser  par  votre  fenêtre. 

JACQUELINE. 

Je  devine  à  votre  visage  que  vous  avez  perdu  au  jeu. 


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DE  CHANDELIER*  399 

MAITRE  ANDRÉ. 

Ah  !  ça,  ma  femme,  êtes- vous  sourde  ?  Vous  avez  un  amant,  ma- 
dame ;  cela  est-il  clair  ?  Vous  me  trompez.  Un  homme ,  cette  nuit ,  a 
escaladé  nos  murailles.  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 

JACQUELINE. 

Faites-moi  le  plaisir  d'ouvrir  le  volet. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Le  voilà  ouvert  ;  vous  bâillerez  après  dîner  ;  Dieu  merci ,  vous  n'y 
manquez  guère.  Prenez  garde  à  vous,  Jacqueline  !  Je  suis  un  homme 
d'humeur  paisible ,  et  qui  ai  pris  grand  sein  de  vous.  J'étais  l'ami  de 
votre  père,  et  vous  êtes  ma  fille  presque  autant  que  ma  femme.  J'ai 
résolu ,  en  venant  ici ,  de  vous  traiter  avec  douceur  ;  et  vous  voyez 
que  je  le  fais,  puisque  avant  dp  vous  condamner  je  veux  m'en  rapporter  à 
vous,  et  vous  donner  sujet  de  vous  défendre  et  de  vous  expliquer  caté- 
goriquement* Si  vous  refusez,  prenez  garde.  Il  y  a  garnison  dans  la 
ville ,  et  vous  voyez ,  Dieu  me  pardonne ,  bonne  quantité  de  hussards. 
Votre  silence  peut  confirmer  des  doutes  que  je  nourris  depuis  long- 
temps. 

JACQUELINE. 

Ah!  maître  André,  vous  ne  m'aimez  plus.  C'est  vainement  que  vous 
dissimulez  par  des  paroles  bienveillantes  la  mortelle  froideur  qui  a 
remplacé  tant  d'amour.  Il  n'en  eût  pas  été  ainsi  jadis;  vous  ne  parliez 
pas  de  ce  ton  ;  ce  n'est  pas  alors  sur  un  mot  que  vous  m'eussiez  con- 
damnée sans  m'entendre.  Deux  ans  de  paix ,  d'amour  et  de  bonheur , 
ne  se  seraient  pas,  sur  un  mot,  évanouis  comme  des  ombres.  Mais 
quoi  !  la  jalousie  vous  pousse  ;  depuis  long- temps  la  froide  indifférence 
lui  a  ouvert  la  porte  de  votre  cœur.-  De  quoi  servirait  l'évidence? 
l'innocence  même  aurait  tort  devant  vous.  Vous  ne  m'aimez  plus,  puis- 
que vous  m'accusez. 

'+£*  MAÎTRE  ANDRÉ. 

Voilà  qui  est  bon,  Jacqueline ,  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Landry,  mon 
clerc,  a  vu  un  homme.... 

JACQUELINE. 

Eh  !  mou  Dieu ,  j'ai  bien  entendu.  Me  prenez- vous  pour  une  brute, 
de  me  rebattre  ainsi  la  tête  ?  C'est  une  fatigue  qui  n'est  pas  suppor- 
table. 

MAÎTRE  ANDRfi. 

A  quoi  tient-il  que  vous  ne  répondiez  ? 

JACQUELINE  ,  pleurant . 

Seigneur,  mon  Dieu,  que  je  suis  malheureuse  !  qu'est-ee  que  jo 

17. 


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260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vais  devenir  ?  Je  le  vois  bien,  vous  avez  résolu  ma  mort;  vous  ferez 
de  moi  ce  qui  vous  plaira;  vous  êtes  homme,  et  je  suis  femme;  la 
force  est  de  votre  côté.  Je  suis  résignée;  je  m'y  attendais;  vous  sai- 
sissez le  premier  prétexte  pour  justifier  votre  violence.  Je  n'ai  plus 
qu'à  partir  d'ici  ;  je  m'en  irai  avec  ma  tille,  dans  un  couvent ,  dans  un 
désert ,  s'il  est  possible  ;  j'y  emporterai  avec  moi ,  j'y  ensevelirai  dans 
mon  cœur  le  souvenir  du  temps  qui  n'est  plus. 

maIthe  ANDRÉ. 
Ma  femme ,  ma  femme ,  pour  l'amour  de  Dieu  et  des  saints ,  est-ce 
que  vous  vous  moquez  de  moi  ? 

JACQUELINE. 

Ah  !  ça ,  tout  de  bon ,  maître  André ,  est-ce  sérieux  ce  que  vous 
dites  ? 

MAtTRE  ANDRÉ. 

Si  ce  que  je  dis  est  sérieux  ?  Jour  de  Dieu  !  la  patience  m'échappe , 
et  je  ne  sais  à  quoi  il  tient  que  je  ne  vous  mène  en  justice. 

JACQUELINE. 

Vous ,  en  justice  ? 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Moi,  en  justice;  il  y  a  de  quoi  faire  damner  un  homme  d'avoir 
affaire  à  une  telle  mule  ;  je  n'avais  jamais  ouï  dire  qu'on  pût  être  aussi 
entêté. 

JACQUELINE  ,  sautant  à  bas  du  lit. 

Vous  avez  vu  un  homme  entrer  par  la  fenêtre  ?  L'avez-vous  vu , 
monsieur,  oui  ou  non? 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Je  ne  l'ai  pas  vu  de  mes  yeux. 

JACQUELINE. 

Vous  ne  l'avez  pas  vu  de  vos  yeux ,  et  vous  voulez  me  mener  en  jus- 
tice? 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Oui ,  par  le  ciel  !  si  vous  ne  répondez. 

JACQUELINE. 

Savez-vous  une  chose,  maître  André ,  que  ma  grand'  mère  a  apprise 
de  la  sienne  ?  Quand  un  mari  se  fie  à  sa  femme,  il  garde  pour  lui  les 
mauvais  propos,  et  quand  il  est  sûr  de  son  fait,  il  n'a  que  faire  de  la 
consulter.  Quand  on  a  des  doutes ,  on  les  lève  ;  quand  on  manque  de 
preuves ,  on  se  tait;  et  quand  on  ne  peut  pas  démontrer  qu'on  a  raison, 
W  a  tort.  Allons ,  venez  ;  sortons  d'ici. 


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LE  CHANDELIER.  26t 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

C'est  donc  ainsi  que  vous  le  prenez  ? 

JACQUELINE. 

Oui ,  c'est  ainsi  ;  marchez ,  je  vous  suis. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Et  où  veux-tu  que  j'aille  à  cette  heure? 

JACQUELINE. 

En  justice. 

MAITRE  ANDRÉ. 

Mais,  Jacqueline... 

JACQUELINE. 

Marchez,  marchez  ;  quand  on  menace,  il  ne  faut  pas  menacer  en 
vain. 

MAiTRE  ANDRÉ. 

Allons,  voyons,  calme-toi  un  peu. 

JACQUELINE. 

Non  ;  vous  voulez  me  mener  en  justice ,  et  j'y  veux  aller  de  ce  pas. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Que  diras-tu  pour  ta  défense  ?  dis-le-moi  aussi  bien  maintenant. 

JACQUELINE. 

Non ,  je  ne  veux  rien  dire  ici. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Pourquoi  ? 

JACQUELINE. 

Parce  que  je  veux  aller  en  justice. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Vous  êtes  capable  de  me  rendre  fou ,  et  il  me  semble  que  je  rêve* 
Éternel  Dieu,  créateur  du  monde!  je  m'en  vais  faire  une  maladie. 
Gomment  ?  quoi  ?  cela  est  possible  ?  J'étais  dans  mon  lit;  je  dormais, 
et  je  prends  les  murs  à  témoin  que  c'était  de  toute  mon  ame.  Landry, 
mon  clerc ,  un  enfant  de  seize  ans ,  qui  de  sa  vie  n'a  médit  de  per- 
sonne ,  le  plus  candide  garçon  du  monde ,  qui  venait  de  passer  la  nuit  à 
copier  un  inventaire,  voit  entrer  un  homme  par  la  fenêtre;  il  me  le 
dit ,  je  prends  ma  robe  de  chambre ,  je  viens  vous  trouver  en  ami ,  je 
tous  demande  pour  toute  grâce  de  m'expliquer  ce  que  cela  signifie , 
et  vous  me  dites  des  injures  !  vous  me  traitez  de  furieux,  jusqu'à  vous 
élancer  du  lit  et  à  me  saisir  à  la  gorge  !  Non,  cela  passe  toute  idée  ;  je 


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12C2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serai  bon  d'état  pour  huit  jours  de  faire  une  addition  qui  ait  le  sens 
commun.  Jacqueline,  ma  petite  femme  !  c'est  vous  qui  me  traitez 
ainsi! 

JACQUELINE. 

Allez,  allez,  vous  êtes  un  pauvre  homme. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Mais  enfin,  ma  chère  petite,  qu'est-ce  que  cela  te  fait  de  me  ré- 
pondre ?  Crois-tu  que  je  puisse  penser  que  tu  me  trompes  réellement? 
Hélas!  mon  Dieu,  un  mot  te  suffit.  Pourquoi  ne  veux-tu  pas  le  dire? 
Cétait  peut-être  quelque  voleur  qui  se  glissait  par  notre  fenêtre  ;  ce 
quartier-ci  n'est  pas  des  plus  sûrs,  et  nous  ferions  bien  d'en  changer. 
Tous  ces  soldats  me  déplaisent  fort,  ma  toute  belle,  mon  bijou  chéri. 
Quand  nous  allons  à  la  promenade,  au  spectacle,  au  bal,  et  jusque 
chez  nous,  ces  gens-là  ne  nous  quittent  pas;  je  ne  saurais  te  dire  un 
mot  de  près  sans  me  heurtera  leurs  épaule  ttes,  et  sans  qu'un  grand 
sabre  crochu  ne  s'embarrasse  dans  mes  jambes.  Qui  sait  si  leur  imper- 
tinence ne  pourrait  aller  jusqu'à  escalader  nos  fenêtres?  Tu  n'en  sais 
rien,  je  le  vois  bien;  ce  n'est  pas  toi  qui  les  encourages;  ces  vilaines 
gens  sont  capables  de  tout.  Allons,  voyons,  donne  la  main  ;  est-ce  que  tu 
m'en  veux,  Jacqueline  ? 

JACQUELINE. 

Assurément,  je  vous  en  veux.  Me  menacer  d'aller  en  justice  !  Lors- 
que ma  mère  le  saura ,  elle  vous  fera  bon  visage  ! 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Hé  !  mon  enfant,  ne  le  lui  dis  pas.  A  quoi  bon  faire  part  aux  autres 
de  nos  petites  brouilleries?  Ce  sont  quelques  légers  nuages  qui  passent 
un  instant  dans  le  ciel,  pour  le  laisser  plus  tranquille  et  plus  pur. 

,    JACQUELINE. 

A  la  bonne  heure  ;  touchez  là. 

MAITRE  ANDRÉ. 

Est-ce  que  je  ne  sais  pas  que  tu  m'aimes  ?  Est-ce  que  je  n'ai  pas  en 
toi  la  plus  aveugle  confiance  ?  Est-ce  que  depuis  deux  ans  tu  ne  m'as 
pas  donné  toutes  les  preuves  de  la  terre  que  tu  es  toute  à  moi ,  Jacque- 
line? Cette  fenêtre,  dont  parle  Landry,  ne  donue  pas  tout-à-fait  dans 
ta  chambre;  en  traversant  le  péristyle,  on  va  par  là  au  potager  ;  je  ne 
serais  pas  étonné  que  notre  voisin,  maître  Pierre,  ne  vint  braconner 
dans  mes  espaliers;  va,  va,  je  ferai  mettre  notre  jardinier  ce  soir  en 
sentinelle,  et  le  piège  à  loup  dans  l'allée;  nous  rirons  demain  tous  leg 
deux. 


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IX  CHANDELIER. 


383* 


JACQUELINE. 

Je  tombe  de  fatigue ,  et  tous  m'avez  éveillée  bien  mal  i  propos. 

MAITRE  ANPB& 

Recouche-toi ,  ma  chère  petite;  je  m'en  vais,  je  te  laisse  ici.  Al- 
lons, adieu >  n'y  pensons  plus.  Tu  le  vois,  mon  enfant,  je  ne  fais  pas  la 
moindre  recherche  dans  ton  appartement;  je  n'ai  pas  ouvert  une  ar- 
moire ;  je  t'en  crois  sur  parole  ;  il  me  semble  que  je  t'en  aime  cent  fois 
plus,  de  t'avoir  soupçonnée  à  tort  et  de  te  savoir  innocente. Tantôt  je 
réparerai  tout  cela  ;  nous  irons  en  campagne,  et  je  te  ferai  un  cadeau. 
Adieu,  adieu,  je  te  rererrai. 

(Il  sort.) 

(Jacqueline  seule  ouvre  une  armoire;  on  y  aperçoit,  accroupi,  le 
capitaine  Clavaroche*  ) 

CLAVAROCHE,  sortant  de  l'armoire. 
Ouf! 

JACQUELINE. 

Vite ,  sortez  !  mon  mari  est  jaloux  ;  on  vous  a  vu,  mais  non  reconnu  ; 
vous  ne  pouvez  revenir  ici.  Gomment  étiez-vous  là-dedans? 

CLAVAROCHE. 

A  merveille. 

JACQUELINE. 

Nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  ;  qu'allons-nous  faire?  Il  faut 
nous  voir,  et  échapper  à  tous  les  yeux.  Quel  parti  prendre  ?  Le  jardi- 
nier y  sera  ce  soir;  je  ne  suis  pas  sûre  de  ma  femme  de  chambre; 
d'aller  ailleurs,  impossible  ici;  tout  est  à  jour  dans 'une  petite  ville. 
Vous  êtes  couvert  de  poussière,  et  il  me  semble  que  vous  boitez. 

CLAVAROCHE. 

J'ai  le  genou  et  la  tête  brisés;  lapaignée  de  mon  sabre  m'est  entrée 
dans  les  côtes.  Pouah!  c'est  à  croire  que  je  sors  d'un  moulin.  • 

JACQUELINE. 

Brûlez  mes  lettres  en  reutrant  chez  vous.  Si  on  les  trouvait,  je  serais 
perdue  ;  ma  mère  me  mettrait  au  couvent.  Landry,  un  clerc,  vous  a  vu 
passer,  il  me  le  paiera.  Que  Taire?  quel  moyen?  répondez!  Vous  êtes 
pâle  comme  la  mort. 

CLAVAROCHE. 

J'avais  une  position  fausse,  quand  vous  avez  poussé  le  battant,  en 
sorte  que  je  me  suis  trouvé,  une  heure  durant ,  comme  une  curiosité* 
d'histoire  naturelle  dans  un  bocal  d'esprit-de-vin. 


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r)5$  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

JACQUELINE. 

Eh  bien!  voyons!  que  ferons-nous? 

CLAVAROCHE. 

Bon  !  11  n'y  a  rien  de  si  facile. 

JACQUELINE. 

Mais  encore? 

CLAVAROCHE. 

Je  n'en  sais  rien  ;  mais  rien  n'est  plus  aisé.  M'en  croyez-vous  à  m» 
première  affaire  ?  Je  suis  rompu  ;  donnez-moi  un  verre  d'eau. 

JACQUELINE. 

Je  crois  que  le  meilleur  parti  serait  de  nous  voir  i  la  ferme. 

CLAVAROCHE. 

Que  ces  maris,  quand  ils  s'éveillent,  sont  d'incommodes  animaux! 
Voilà  un  uniforme  dans  un  joli  état,  et  je  serai  beau  i  la  parade  !  (H 
boit.)  Avez -vous  une  brosse  ici?  Le  diable  m'emporte,  avec  cette 
poussière,  il  m'a  fallu  un  courage  d'enfer  pour  m'empécher  d'éternuer. 

JACQUELINE. 

Voilà  ma  toilette ,  prenez  ce  qu'il  vous  faut. 

CLAVAROCHE,  se  brossant  la  tète. 

À  quoi  bon  aller  à  la  ferme  ?  Votre  mari  est,  à  tout  prendre,  d'assez 
douce  composition.  Est-ce  que  c'est  une  habitude  que  ces  apparitions 
nocturnes  ? 

JACQUELINE. 

Non,  Dieu  merci!  J'ensuis  encore  tremblante.  Mais  songez  donc 
qu'avec  les  idées  qu'il  a  maintenant  dans  la  tête,  tous  les  soupçons  vont 
tomber  sur  vous. 

CLAVAROCHE. 

Pourquoi  sur  moi? 

JACQUELINE. 

Pourquoi?  Mais....  je  ne  sais....  il  me  semble  que  cela  doit  être; 
tenez,  Clavaroche,  la  vérité  est  une  chose  étrange,  elle  a  quelque  chose 
des  spectres;  on  la  pressent  sans  la  toucher. 

CLAVAROCHE ,  ajustant  son  uniforme. 
Bah  !  ce  sont  les  grands  parens  et  les  juges  de  paix  qui  disent  que  tout 
se  sait.  Ils  ont  pour  cela  une  bonne  raison,  c'est  que  tout  ce  qui  ne  se 
sait  pas,  s'ignore,  et  par  conséquent  n'existe  pas.  J'ai  l'air  de  dire  une 
bêtise  ;  réfléchissez,  vous  verrez  que  c'est  vrai. 


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LE  CHANDELIER.  26S 

.  JACQUELINE. 

Tout  ce  que  vous  voudrez.  Les  mains  me  tremblent,  et  j'ai  une  peur 
qui  est  pire  que  le  mal. 

CLAVAROCHB. 

Patience  !  nous  arrangerons  cela. 

JACQUELINE. 

Gomment?  parlez,  voilà  le  jour. 

CLAVAROCHB. 

Eli  !  bon  Dieu,  quelle  tète  folle  !  Vous  êtes  jolie  comme  un  ange  avec 
vos  grands  airs  effarés.  Voyons  un  peu,  mettez -vous  là,  et  raison- 
nons de  nos  affaires.  Me  voilà  presque  présentable ,  et  ce  désordre 
réparé.  La  cruelle  armoire  que  vous  avez  là!  il  ne  fait  pas  bon  être  de 
vos  nippes. 

JACQUELINE. 

Ne  riez  donc  pas,  vous  me  faites  frémir. 

CLAVAROCHB. 

Eh  bien  !  ma  chère,  écoutez-moi ,  je  vais  vous  dire  mes  principes. 
Quand  on  rencontre  sur  sa  route  l'espèce  de  béte  malfaisante  qui  s'ap- 
pelle un  mari  jaloux.... 

JACQUELINE. 

Ah  !  Clavaroche,  par  égard  pour  moi  ! 

CLAVAROCHB. 
Je  vous  ai  choquée?  (Il  l'embrasse.) 

JACQUELINE. 

Au  moins,  parlez  plus  bas. 

CLAVAROCHB. 

Il  y  a  trois  moyens  certains  d'éviter  tout  inconvénient.  Le  premier, 
c'est  de  se  quitter.  Mais  celui-là  nous  n'en  voulons  guère. 

JACQUELINE* 

Vous  me  ferez  mourir  de  peur. 

CLAVAROCHE. 

Le  second,  le  meilleur  incontestablement,  c'est  de  n'y  pas  prendre 
farde,  et  au  besoin... 

JACQUELINE. 

Eh  bien? 

CLAVAROCHB. 

Non ,  celui-là  ne  vaut  rien  non  plus  ;  vous  avez  un  mari  de  plume  ;  il 
feut  garder  l'épée  au  fourreau.  Reste  donc  alors  le  troisième;  cVst  de 
trouver  un  chandelier. 


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966  REVUE  DftS  DEUX  MIMES. 

JACQUBUHfi. 

tfn  chandelier?  Qu'est-ce  que  vous  voulez  dire? 

CLAVAROCHB. 

Nous  appelions  ainsi ,  au  régiment,  un  grand  garçon  de  bonne  mine 
qui  est  chargé  de  porter  un  schall  ou  un  parapluie  au  besoin;  qui,  lors- 
qu'une femme  se  lève  pour  danser,  ta  gravement  s'asseoir  sur  sa  chaise, 
et  la  suit  dans  la  foule  d'un  œil  mélancolique,  en  jouant  arec  son  éven- 
tail; qui  lui  donne  la  main  pour  sortir  de  sa  loge,  et  pose  avec  fierté 
sur  la  console  voisine  le  verre  on  elle  vient  de  boire;  raccompagne  à 
la  promenade ,  lui  fait  la  lecture  le  soir;  bourdonne  sans  cesse  autour 
d'elle,  assiège  son  oreille  d'une  pluie  de  fadaises;  admirent-an  la  dame, 
il  se  rengorge,  et  si  on  l'insulte ,  il  se  bat.  Un  coussin  manque  à  la  cau- 
seuse; c'est  lui  qui  court,  se  précipite,  et  va  le  chercher  là  ou  il 
est,  car  il  connaît  la  maison  et  les  êtres,  il  fait  partie  du  mobilier,  et 
traverse  les  corridors  sans  lumière.  Il  joue  le  soir  avec  les  tantes  au 
reversis  et  au  piquet;  comme  il  circonvient  le  mari,  en  politique  ha- 
bile et  empressé,  il  s'est  bientôt  fait  prendre  en  grippe.  Y  a-t-il  fête 
quelque  part,  où  la  belle  ait  envie  d'aller  ?  il  s'est  rasé  au  point  du  jour, 
il  est  depuis  midi  sur  la  place  ou  sur  la  chaussée ,  et  il  a  marqué  des 
chaises  avec  ses  gants.  Demandez-lui  pourquoi  il  s'est  fait  ombre,  il 
n'en  sait  rien  et  n'en  peut  rien  dire.  Ce  n'est  pas  que  parfois  la  dame 
ne  l'encourage  d'un  sourire ,  et  ne  lui  abandonne  en  valsant  le  bout 
de  ses  doigts  qu'il  serre  avec  amour;  il  est  comme  ces  grands  seigneurs 
qui  ont  une  charge  honoraire,  et  les  entrées  aux  jours  de  galas;  mais  le 
cabinet  leur  est  clos;  ce  ne  sont  pas  là  leurs  affaires.  En  un  mot ,  sa  fa- 
veur expire  là  où  commencent  les  véritables;  il  a  tout  ce  qu'on  voit 
des  femmes ,  et  rien  de  ce  qu'on  en  désire.  Derrière  ce  mannequin 
commode  se  cache  le  mystère  heureux;  il  sert  de  paravent  à  tout  ce 
qui  se  passe  sous  le  manteau  de  la  cheminée.  Si  le  mari  est  jaloux,  c'est 
de  lui;  tient-on  des  propos?  c'est  sur  son  compte;  c'est  lui  qu'on  mettra 
à  la  porte ,  un  beau  matin  que  les  valets  auront  entendu  marcher  la 
nuit  dans  l'appartement  de  madame;  c'est  lui  qu'on  épie  en  secret;  ses 
lettres,  pleines  de  respect  et  de  tendresse,  sont  décachetées  par  la 
belle-mère;  il  va,  il  vient,  il  s'inquiète,  on  le  laisse  ramer,  c'est  son 
œuvre;  moyennant  quoi,  l'amant  discret  et  la  très  innocente  amie, 
couverts  d'un  voile  impénétrable,  se  rient  de  lui  et  des  curieux. 

JACQUELINE. 

Je  ne  puis  m'empécher  de  rire,  malgré  le  peu  d'envie  que  j'en  aie 
Et  pourquoi  à  ce  personnage  ce  nom  baroque  de  chandelier? 


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LE  CHANDELIER.  ^S\ 

CLAVAROCHE. 

Eh!  mais  9  c'est  que  c'est  lui  qui  porte  la... 

JACQUELINE. 

C'est  bon,  c'est  bon,  je  vous  comprends. 

CLAVAROCHE. 

Y  oyez,  mu  chère;  parmi  vos  amis,  n'auriez- vous  point  quelque 
bonne  ame,  capable  de  remplir  ce  rôle  important,  qui,  de  bonne  foi, 
n'est  pas  sans  douceur?  Cherchez,  voyez,  pensez  à  cela.  (Il  regarde  à 
sa  montre.)  Sept  heures!  U  faut  que  je  vous  quitte.  Je  suis  de  semaine 
d'aujourd'hui. 

JACQUELINE. 

Mais,  Clavaroche,  en  vérité,  je  ne  connais  ici  personne;  et  puis  c'est 
une  tromperie  dont  je  n'aurais  pas  le  courage.  Quoi  !  encourager  un 
jeune  homme,  l'attirer  à  soi,  le  laisser  espérer,  le  rendre  peut-être 
amoureux  tout  de  bon,  et  se  jouer  de  ce  qu'il  peut  souffrir?  C'est  une 
rouerie  que  vous  me  proposez. 

CLAVAROCHE. 

'  Aimez-vous  mieux  que  je  vous  perde  ?  et  dans  l'embarras  où  nous 
sommes,  ne  voyez-vous  pas  qu'à  tout  prix  il  faut  détourner  les  soup- 
çons? 

JACQUELINE* 

Pourquoi  les  faire  tomber  sur  un  autre? 

CLAVAROCHE. 

Hé!  pour  qu'ils  tombent.  Les  soupçons,  ma  chère*  les  soupçons  d'un 
mari  jaloux  ne  sauraient  planer  dans  l'espace;  ce  ne  sont  pas  des  hiron- 
delles. Il  faut  qu'ils  se  posent  tôt  on  tard,  et  le  plus  sûr  est  de  leur 
faire  un  nid. 

JACQUELINE. 

Non,  décidément,  je  ne  puis.  Ne  faudrait-il  pas  pour  cela  me  com- 
promettre très  réellement? 

CLAVAROCHE. 

Plaisantez- vous?  Est-ce  que,  le  jour  des  preuves,  vous  n'êtes  pas 
toujours  à  même  de  démontrer  votre  innocence  ?  Un  amoureux  n'est 
pas  un  amant. 

JACQUELINE. 

Eh  bien!...  mais  le  temps  presse.  Qui  voulez-vous?  Désignez-moi 
quelqu'un. 


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REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

CLAVAROCHE,  à  la  fenêtre. 
Tenez!  voilà,  dans  votre  cour,  trois  jeunes  gens  assis  au  pied  d'un 
arbre;  ce  sont  les  clercs  de  votre  mari.  Je  vous  laisse  le  choix  entre 
eux;  quand  je  reviendrai,  qu'il  y  en  ait  un  amoureux  fou  de  vous. 

JACQUELINE. 

Comment  cela  serait-il  possible?  Je  ne  leur  ai  jamais  dit  un  mot. 

CLAVAROCHE. 

Est-ce  que  tu  n'es  pas  fille  d'Eve?  Allons  >  Jacqueline,  consentez. 

JACQUELINE. 

N'y  comptez  pas;  je  n'en  ferai  rien. 

CLAVAROCHE. 

Touchez  là;  je  vous  remercie.  Adieu,  la  très  craintive  blonde;  vous 
êtes  fine,  jeune  et  jolie,  et  amoureuse...  un  peu ,  n'est-il  pas  vrai,  ma- 
dame? A  l'ouvrage!  un  coup  de  filet! 

JACQUELINE. 

Vous  êtes  hardi,  Clavaroche. 

CLAVAROCHE. 

Fier  et  hardi;  fier  de  vous  plaire,  et  hardi  pour  vous  conserver. 

;(I1  sort) 

SCÈNE  H. 

Un  petit  jardin. 
FORTUNIO,  LANDRY  et  GUILLAUME,  assis. 

FORTUNIO. 

Vraiment,  cela  est  singulier,  et  cette  aventure  est  étrange. 

LANDRY. 

N'allez  pas  en  jaser,  au  moins;  vous  me  feriez  mettre  dehors. 

FORTUNIO. 

Bien  étrange  et  bien  admirable.  Oui ,  quel  qu'il  soit ,  c'est  un  homme 
heureux. 

LANDRY. 

Promettez-moi  de  n'en  rien  dire;  maître  André  me  l'a  fait  jurer. 

GUILLAUME. 

De  son  prochain,  du  roi  et  des  femmes,  il  n'en  faut  pas  souffler  le 
mot. 


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LE  CHANDELIER.  269 

FORTUNIO. 

Que  de  pareilles  choses  existent,  cela  me  fait  bondir  le  cœur.  Vrai- 
ment, Landry,  tu  as  vu  cela? 

LANDRY. 

C'est  bon  ;  qu'il  n'en  soit  plus  question. 

FORTUNIO. 

Tu  as  entendu  marcher  doucement. 

LANDRY. 

A  pas  de  loup,  derrière  le  mur. 

FORTUNIO. 

Craquer  doucement  la  fenêtre. 

LANDRY. 

Gomme  un  grain  de  sable  sous  le  pied. 

FORTUNIO. 

Puis,  sur  le  mur,  l'ombre  de  l'homme,  quand  il  a  franchi  la  poterne. 

LANDRY. 

Comme  un  spectre ,  dans  son  manteau. 

FORTUNIO. 

Et  une  main  derrière  le  volet. 

LANDRY. 

Tremblante  comme  la  feuille. 

FORTUNIO. 

Une  lueur  dans  la  galerie ,  puis  un  baiser,  puis  quelques  pas  loin- 
tains. 

LANDRY. 

Puis  le  silence ,  les  rideaux  qui  se  tirent,  et  la.  lueur  qui  disparaît. 

FORTUNIO. 

Si  j'avais  été  à  ta  place ,  je  serais  resté  jusqu'au  jour. 

GUILLAUME. 

Est-ce  que  tu  es  amoureux  de  Jacqueline?  Tu  aurais  fait  là  un  joli 
métier  J 

FORTUNIO. 

Je  jure  devant  Dieu ,  Guillaume ,  qu'en  présence  de  Jacqueline  je 
it'ai  jamais  levé  les  yeux.  Pas  même  en  songe ,  je  n'oserais  l'aimer.  Je 
l'ai  rencontrée  au  bal  une  fois;  ma  main  n'a  pas  touché  la  sienne ,  ses 
lèvres  ne  m'ont  jamais  parlé.  De  ce  qu'elle  fait  ou  de  ce  qu'elle  pense, 


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27©  REVUE  B£S  DEUX  MOK»ES. 

je  n'en  ai  de  ma  vie  rien  su ,  sinon  qu'elle  se  promène  ici  l'après-midi, 
et  que  j'ai  soufflé  sur  nos  vitres  pour  la  voir  marcher  dans  l'allée. 

GUILLAUME. 

Si  tu  n'es  pas  amoureux  d'elle ,  pourquoi  dis-tu  que  tu  serais  resté? 
Il  n'y  avait  rien  de  mieux  à  faire  que  ce  qu'a  fait  justement  Landry  : 
aller  conter  nettement  la  chose  à  maître  André,  notre  patron. 

FORTUNIO. 

Landry  a  fait  comme  il  lui  a  plu.  Que  Roméo  possède  Juliette!  Je 
Voudrais  être  l'oiseau  matinal  qui  les  avertit  du  danger. 

GUILLAUME. 

Te  voilà  bien,  avec  tes  fredaines  1  Quel  bien  cela  peut-il  te  faire  que 
Jacqueline  ait  un  amant?  C'est  quelque  officier  de  la  garnison. 

FORTUNIO. 

J'aurais  voulu  être  dans  l'étude;  j'aurais  voulu  voir  tout  cela. 

GUILLAUME. 

Dieu  soit  béni  !  c'est  notre  libraire  qui  t'empoisonne  avec  seê  romans. 
Que  te  revient-il  de  ce  conte?  d'être  Gros-Jean  comme  devant.  N'es- 
pères-tu pas,  par  hasard,  que  tu  pourras  avoir  ton  tour?  Hé!  oui,  sans 
doute  ,  monsieur  se  figure  qu'on  pensera  quelque  jour  à  lui.  Pauvre 
garçon  !  tu  ne  connais  guère  nos  belles  dames  de  province.  Nous  au- 
tres, avec  nos  habits  noirs,  nous  ne  sommes  que  du  fretin,  bon  tout 
au  plus  pour  les  couturières.  Elles  ne  tâtent  que  du  pantalon  rouge,  et 
une  fois  qu'elles  y  ont  mordu,  qu'importe  que  la  garnison  change? 
Tous  les  militaires  se  ressemblent  ;  qui  en  aime  un  en  aime  cent.  U  n'y 
a  que  le  revers  de  l'habit  qui  change,  et  qui  de  jaune  devient  vert  ou 
blanc.  Du  reste,  ne  retrouvent-elles  pas  la  moustache  retroussée  de 
môme,  la  môme  allure  de  corps-de- garde,  le  même  langage  et  le 
môme  plaisir?  Ils  sont  tous  faits  sur  un  modèle  ;  à  la  rigueur  elles  peu- 
vent s'y  tromper. 

FORTUNIO. 

Il  n'y  a  pas  à  causer  avec  toi;  tu  passes  tes  fêtes  et  dimanches  à  re- 
garder des  joueurs  de  boule. 

GUILLAUME. 

Et  toi,  tout  seul  à  ta  fenêtre,  le  nez  fourré  dans  tes  giroflées.  Voyez 
la  belle  différence  !  Avec  tes  idées  romanesques  tu  deviendras  fou  à  lier. 
Allons,  rentrons;  à  quoi  penses-tu?  il  est  l'heure  de  travailler. 

FORTUMO. 

Je  voudrais  bien  avoir  été  avec  Landry  cette  nuit  dans  l'étude. 

(Us  sortent.  Entrent  Jacqueline  et  sa  servante.) 


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14  CHANDELIER.  271 

JACQUELINE. 
Nos  prunes  seront  bttlles  cette  aimée,  et  nos  espaliers  ont  benne 
mine.  Viens  donc  un  peu  de  ce  côté-ci ,  et  asseyons-nous  sur  ce  banc* 

LA  SERVANTE. 

C'est  donc  que  madame  ne  craint  pas  l'air,  car  il  ne  fait  pas  chaud 
ce  matin. 

JACQUELINE. 

En  vérité,  depuis  deux  ans  que  j'habite  cette  maison,  je  ne  crois  pas 
être  venue  deux  fois  dans  cette  partie  du  jardin.  Regarde  donc  ce  pied 
de  chèvre-feuille.  Voilà  des  treillis  bien  plantés  pour  faire  grimper  les 
clématites. 

LA  SERVANTE. 

Avec  cela  que  madame  n'est  pas  couverte;  elle  a  voulu  descendre  en 
cheveux. 

JACQUELINE. 

Dis-moi,  puisque  te  voilà  :  qu'est-ce  que  c'est  donc  que  ces  jeunes 
gens  qui  sont  là  dans  la  salle  basse?  Est-*»  que  je  me  trompe?  je  crois 
qu'ils  nous  regardent;  ils  étaient  tout  à  l'heure  ici. 

LA  SERVANTE. 

Madame  ne  les  connaît  donc  pas?  Ce  sont  les  clercs  de  maître 
André. 

JACQUELINE. 

Ah!  est-ce  que  tu  les  connais,  toi,  Madelon?  Tu  as  Fair  de  rougir 
en  disant  cela. 

LA  SERVANTE. 

Moi ,  madame  !  pourquoi  donc  faire  ?  Je  les  connais  de  les  voir  tous 
les  jours;  et  encore,  je  dis  tous  les  jours.  Je  n'en  sais  rien,  si  je  les 
connais. 

JACQUELINE. 

Allons,  avoue  que  tu  as  rougi.  Et  au  fait,  pourquoi  t'en  défendre? 
Autant  que  je  puis  en  juger  d'ici,  ces  garçons  ne  sont  pas  si  mal. 
Voyons,  lequel  préfères-tu?  fais-moi  un  peu  tes  confidences.  Tu  es 
belle  fille ,  Madelon;  que  ces  jeunes  gens  te  fassent  la  cour,  qu'y  a-t-il 
de  mal  à  cela? 

LA  SERVANTE. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  y  ait  du  mal  ;  ces  jeunes  gcus  ne  manquent  pas  de 
bien ,  et  leurs  familles  sont  honorables.  Il  y  a  là  un  petit  blond,  les  gri- 
settes  de  la  grand'rue  ne  font  pas  fi  de  son  coup  de  chapeau. 
JACQUELINE,  •'approchant  de  la  maison. 

Qui  ?  celui-là  avec  sa  moustache? 


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272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

LA  SERVANTE, 

Oh!  que  non.  C'est  M.  Landry,  un  grand  flandrin  qui  ne  sait  que 
dire. 

JACQUELINE. 

C'est  donc  cet  autre  qui  écrit? 

LA  SERVANTE. 

Nenni ,  nenni  ;  c'est  M.  Guillaume ,  un  honnête  garçon  bien  rangé  ; 
mais  ses  cheveux  ne  frisent  guère,  et  ça  fait  pitié  le  dimanche,  quand 
il  veut  se  mettre  à  danser. 

JACQUELINE. 

De  qui  veux-tu  donc  parler?  je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  ait  d'autres 
que  ceux-là  dans  l'étude. 

LA  SERVANTE. 

Vous  ne  voyez  pas  à  la  fenêtre  ce  jeune  homme  propre  et  bien  peigné  ? 
Tenez,  le  voilà  qui  se  penche;  c'est  le  petit  Fortunio. 

JACQUELINE. 

Oui-dà,  je  le  vois  maintenant.  Il  n'est  pas  mal  tourné,  ma  foi,  avec 
ses  cheveux  sur  l'oreille,  et  son  petit  air  innocent.  Prenez  garde  à  vous, 
Madelon,  ces  anges-là  font  déchoir  les  filles.  Et  il  fait  la  cour  aux  gri- 
se ttes,  ce  monsieur-là  avec  ses  yeux  bleus?  Eh  bien!  Madelon,  il  ne 
faut  pas  pour  cela  baisser  les  vôtres  d'un  air  si  renchéri.  Vraiment,  on 
peut  moins  bien  choisir.  Il  sait  donc  que  dire,  celui-là,  et  il  a  un  maître 
à  danser? 

LA  SERVANTE. 

Révérence  parler,  madame,  si  je  le  croyais  amoureux  ici,  ce  ne 
serait  pas  de  si  peu  de  chose.  Si  vous  aviez  tourné  la  tête,  quand  vous 
passiez  dans  le  quinconce,  vous  l'auriez  vu  plus  d'une  fois,  les  bras  croi- 
sés, la  plume  à  l'oreille,  vous  regarder  tant  qu'il  pouvait. 

JACQUELINE. 

Plaisantez- vous ,  mademoiselle,  et  pensez-vous  à  qui  vous  parlez? 

LA  SERVANTE. 

Un  chien  regarde  bien  un  évéque,  et  il  y  en  a  qui  disent  que  l'évoque 
n'est  pas  fâché  d'être  regardé  du  chien.  U  n'est  pas  si  sot,  ce  garçon,  et 
son  père  est  un  riche  orfèvre.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  d'injure  à  re- 
garder passer  les  gens. 

„  JACQUELINE. 

Qui  vous  a  dit  que  c'est  moi  qu'il  regarde?  Il  ne  vous  a  pas,  j'ima- 
gine f  fait  de  confidences  là-dessus. 


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US  CHANDELIER.  273 

LA  SERVANTE. 

5  Quand  un  garçon  tourne  la  tête ,  allez  ,  madame,  il  ne  faut  guère  être 
femme  pour  ne  pas  deviner  où  les  y  eus  s'en  vont.  Je  n'ai  que  faire  de 
ses  confidences,  et  on  ne  m'apprendra  que  ce  que  j'en  sais. 

JACQUELINE. 

Tai  froid.  Allez  me  chercher  un  schall,  et  faites-moi  grâce  de  vos 
propos. 

(La servante  sort.) 

JACQUELINE  ,  teille. 

Si  je  ne  me  trompe ,  c'est  le  jardinier  que  j'ai  aperçu  entre  ces  ar- 
bres. Holà!  Pierre,  écoutez. 

LE  JARDINIER,  entrant. 
Vous  m'avez  appelé,  madame? 

JACQUELINE. 

Oui ,  entrez  là;  demandez  un  clerc  qui.  s'appelle  Fortunio.  Qu'il 
vienne  ici;  j'ai  à  lui  parler. 

(Le  jardinier  sort.  Un  instant  après ,  entre  Fortunio.) 

FORTUNIO. 

Madame,  on  se  trompe  sans  doute  ;  on  vient  de  me  dire  que  vous  me 
demandiez. 

JACQUELINE. 

Asseyez-vous;  on  ne  se  trompe  pas.— Vous  me  voyez,  monsieur  For- 
tunio, fort  embarrassée,  fort  en  peine.  Je  ne  sais  trop  comment  vous 
dire  ce  que  j'ai  à  vous  demander,  ni  pourquoi  je  m'adresse  à  vous. 

FORTUNIO. 

Je  ne  suis  que  troisième  clerc  ;  s'il  s'agit  d'une  affaire  d'importance, 
Guillaume,  notre  premier  clerc,  est  là;  souhaitez-vous  que  je  l'appelle? 

JACQUELINE. 

Mais  non.  Si  c'était  une  affaire,  est-ce  que  je  n'ai  pas  mon  mari? 

FORTUNIO. 

Puis-je  être  bon  à  quelque  chose?  Veuillez  parler  avec  confiance. 
Quoique  bien  jeune,  je  mourrais  de  bon  cœur  pour  vous  rendre  service. 

JACQUELINE. 

C'est  galamment  et  vaillamment  parler;  et  cependant,  si  je  ne  me 
trompe,  je  ne  suis  pas  connue  de  vous. 

FORTUNIO. 

L/étoile  qui  brille  à  l'horizon  ne  connaît  pas  les  yeux  qui  la  regar- 
dent ;  mais  elle  est  connue  du  inoindre  pâtre  qui  chemine  sur  le  coteau. 
TOME  iv.  18 


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JB4  REVUE  MM  MCJt  >UNU>ES. 

titfGQOBUIfE. 

Cert  lia  secret  que  j'ai  à  vous  dire,  et  j'hésite  par  deux  motifs  :  d'a- 
bord tous  poavez  me  trahir,  et  en  second  lieu ,  même,  en  me  servant , 
prendre  de  moi  mauvatee^opmion. 

•fomtjnio. 
Puîs-je  me  soumettre  à  quelque  épreuve?  Je  vous  supplie  de  croire 
en  moi. 

JACQUELINE. 

Mais,  comme  vous  dites,  vous  êtes  bien  jeune.  Vous-même,  vous 
pouvez  croire  en  vous,  et  ne  pas  toujours  en  répondre. 

FORXUNJO. 

Vous  êtes  plus  belle  que  je  ne  suis  jeune;  de  ce  que  mon  oœur  sent, 
j'en  réponds. 

JACQUELINE. 

La  nécessité  est  imprudente.  Voyez  si  personne  n'écoute. 

VOBYUN1Q. 

Personne;  ce  jardin  est  désert,  et  j'ai  fermé  la  porte  de  l'étude. 

JACQUELINE. 

NonI  décidément  je  ne  puis  parler;  pardonnez-moi  cette  démarche 
inutile ,  et  qu'il  n'en  soit  jamais  question. 

FOETUNIO. 

Hélas!  madame,  je  suis  bien  malheureux!  il  en  sera  comme  il  vous 
plaira. 

JACQUELINE. 

Cest  que  la  position  où  je  suis  n'a  vraiment  pas  le  sens  commun. 
J'aurais  besoin,  vous  PavoueraUje?  non  pas  tout-à-fait  d'an  ami,  et 
cependant  d'une  action  d'ami.  Je  ne  sais  à  quoi  me  résoudre.  Je  me 
promenais  dans  ce  jardin,  en  regardant  ces  espaliers;  et  je  vous  dis, je 
ne  sais  pourquoi ,  je  vous  ai  vu  à  cette  fenêtre ,  j'ai  eu  l'idée  de  vous 
faire  appeler. 

FORTUNIO. 

Quel  que  soit  le  caprice  du  hasard  à  qui  je  dois  cette  faveur,  permet- 
tez-moi d'en  profiter.  Je  ne  puisque  répéter  mes  paroles  ;  je  mourrais 
de  bon  cœur  pour  vous. 

JACQUELINE. 

Ne  me  le  répétez  pas  trop;  c'est  le  moyen  de  me  faire  taire. 

FORTUNIO. 

Pourquoi  ?  c'est  le  fond  de  mon  cœur. 


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LE  CHÂNDELIHt.  375 

JACQUELINE. 

Pourquoi  ?  pourquoi  ?  vous  n'en  savez  rien ,  et  je  n'y  tous  seulement 
pas  penser.  Non;  ce  que  j'ai  à  vous  demander  ne  peut  avoir  de  suite 
aussi  grave",  Dieu  merci,  c'est  un  rien,  une  bagatéHe.  Vous  êtes  un 
enfant,  n'est-ce  pas?  Vous  me  trouvez  peut-être  jolie,  et  vous  m'a* 
dressez  légèrement  quelques  paroles  de  galanterie,  le  les  prends 
ainsi,  c'est  tout  simple;  tout  homme  à  votre  place  en  pourrait  dire 
autant. 

FORTUNIO. 

Madame,  je  n'ai  jamais  menti.  Il  est  bien  vrai  que  je  suis  un  en- 
fant, et  qu'on  peut  douter  de  mes  paroles;  mais  telles  qu'elles  sont, 
Dieu  peut  les  juger. 

JACQUELINE, 

C'est  bon;  vous  savez  votre  rôle,  et  vous  ne  vous  dédites  pas.  En 
voilà  assez  là-dessus  ;  prenez  donc  ce  siège ,  et  mettez-vous  là. 

FORTUNIO. 

Je  le  ferai  pour  vous  obéir. 

JACQUELINE. 

Pardonnez-moi  une  question  qui  pourra  vous  sembler  étrange*  Ma- 
deleine, ma  femme-de-chambre,  m'a  dit  que  votre  père  était  joail- 
lier. Il  doit  se  trouver  en  rapport  avec  les  marchands  de  la  ville. 

FORTUNIO. 

Oui ,  madame  ;  je  puis  dire  qu'il  n'en  est  guère  d'un  peu  considé- 
rable qui  ne  connaisse  notre  maison. 

JACQUELINE. 

Par  conséquent ,  vous  avez  occasion  d'aller  et  de  venir  dans  le  quar- 
tier marchand ,  et  on  connaît  votre  visage  dans  les  boutiques  de  la 
Grand'  Rue. 

FORTUNIO.  {    £     £ 

Oui ,  madame,  pour  vous  servir. 

JACQUELINE. 

Une  femme  de  mes  amies  a  un  mari  avare  et  jaloux.  Elle  ne  manque 
pas  de  fortune,  mais  elle  ne  peut  en  disposer.  Ses  plaisirs,  ses  goûts,  sa 
parure,  ses  caprices,  si  vous  voulez,  quelle  femme  vit  sans  caprice  ? 
tout  est  réglé  et  contrôlé.  Ce  n'est  pas  qu'au  bout  de  l'année ,  elle  ne 
se  trouve  en  position  défaire  face  à  de  grosses  dépenses.  Mais  chaque 
mois,  presque  chaque  semaine,  il  lui  faut  compter,  disputer,  calculer 
tout  ce  qu'elle  achète. Vous  comprenez  que  la  morale,  tous  les  sermons 
d'économie  possibles,  toutes  les  raisons  des  avares,  ne  font  pas  faute 

.18. 


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276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  échéances  ;  enfin ,  avec  beaucoup  d'aisance,  elle  mène  la  vie  la  plus 
gênée.  Elle  est  plus  pauvre  que  son  tiroir,  et  son  argent  ne  lui  sert  de 
rien.  Qui  dit  toilette  en  parlant  des  femmes,  dit  un  grand  mot,  vous  le 
savez.  Il  a  donc  fallu,  à  tout  prix,  user  de  quelque  stratagème.  Les 
mémoires  des  fournisseurs  ne  portent  que  ces  dépenses  banales  que  le 
mari  appelle  a  de  première  nécessité  ;  »  ces  choses-là  se  paient  au  grand 
jour;  mais  à  certaines  époques  convenues,  certains  autres  mémoires 
secrets  font  mention  de  quelques  bagatelles  que  la  femme  appelle  à  son 
tour  «  de  seconde  nécessité  » ,  qui  est  la  vraie,  et  que  les  esprits  mal 
faits  pourraient  nommer  du  superflu.  Moyennant  quoi,  tout  s'arrange  à 
merveille  ;  chacun  y  peut  trouver  son  compte ,  et  le  mari ,  sûr  de  ses 
quittances ,  ne  se  connaît  pas  assez  en  chiffons  pour  deviner  qu'il  n'a 
pas  payé  tout  ce  qu'il  voit  sur  l'épaule  de  sa  femme. 

FORTUNIO. 

Je  ne  vois  pas  grand  mal  à  cela. 

JACQUELINE. 

Maintenant  donc,  voilà  ce  qui  arrive  ;  le  mari ,  un  peu  soupçonneux , 
a  fini  par  s'apercevoir,  non  du  chiffon  de  trop,  mais  de  l'argent  de 
moins.  Il  a  menacé  ses  domestiques,  frappé  sur  sa  cassette  et  grondé  ses 
marchands.  La  pauvre  femme  abandonnée  n'y  a  pas  perdu  un  louis; 
mais  elle  se  trouve,  comme  un  nouveau  Tantale,  dévorée  du  matin  au 
soir  de  la  soif  des  chiffons.  Plus  de  confidens,  plus  de  mémoires  secrets, 
plus  de  dépenses  ignorées.  Cette  soif  pourtant  la  tourmente;  à  tout 
hasard  elle  cherche  à  l'apaiser.  Il  faudrait  qu'un  jeune  homme  adroit  t 
discret  surtout,  et  d'assez  haut  rang  dans  la  ville  pour  n'éveiller  aucun 
soupçon,  voulût  aller  visiter  les  boutiques,  et  y  acheter,  comme  pour 
lui-même ,  ce  dont  elle  peut  et  veut  avoir  besoin.  Il  faudrait  qu'il  eût, 
tout  d'abord,  facile  accès  dans  la  maison;  qu'il  pût  entrer  et  sortir  avec 
assurance  ;  qu'il  eût  bon  goût ,  cela  est  clair,  et  qu'il  sût  choisir  à  pro- 
pos. Peut-être  serait-ce  un  heureux  hasard  s'il  se  trouvait  par  là ,  dans 
la  ville,  quelque  jolie  et  coquette  fille,  à  qui  on  sût  qu'il  fit  la  cour. 
N'êtes- vous  pas  dans  ce  cas,  je  suppose?  ce  hasard-là  justifierait  tout. 
Ce  serait  alors  pour  la  belle  que  les  emplettes  seraient  censées  se  faire. 
Voilà  ce  qu'il  faudrait  trouver. 

FORTUNIO. 

Dites  à  votre  amie  que  je  m'offre  à  elle  ;  je  la  servirai  de  mon  mieux. 

JACQUELINE. 

Mais  si  cela  se  trouvait  ainsi,  vous  comprenez ,  n'est-il  pas  vrai ,  que 
pour  avoir,  dans  la  maison,  le  libre  accès  dont  je  vous  parle,  le  confi* 


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LE  CHANDELIER.  277 

dent  devrait  s'y  montrer  autre  part  qu'à  la  salle  basse  ?  Vous  compre- 
nez qu'il  faudrait  que  sa  place  fût  à  la  table  et  au  salon?  vous  compre- 
nez que  la  discrétion  est  une  vertu  trop  difficile  pour  qu'on  lui  manque 
de  reconnaissance  ?  mais  qu'en  outre  du  bon  vouloir,  le  savoir-faire  n'y 
gâterait  rien.  Il  faudrait  qu'un  soir,  je  suppose,  comme  ce  soir,  s'il  fai- 
sait beau  >  il  sût  trouver  la  porte  entrouverte  et  apporter  un  bijou 
furtif  comme  un  hardi  contrebandier.  Il  faudrait  qu'un  air  de  mystère 
ne  trahit  jamais  sou  adresse  ;  qu'il  fût  prudent,  leste  et  avisé;  qu'il  se 
souvint  d'un  proverbe  espagnol  qui  mène  loin  ceux  qui  le  savent  : 
Aux  audacieux,  Dieu  prête  la  main. 

FORTUNIO. 

Je  vous  en  supplie ,  servez- vous  de  moi. 

JACQUELINE. 

Toutes  ces  conditions  remplies,  pour  peu  qu'on  fût  sûr  du  silence,  on 
pourrait  dire  au  confident  le  nom  de  sa  nouvelle  amie.  Il  recevrait  alors 
sans  scrupule,  adroitement  comme  une  jeune  soubrette,  une  bourse 
dont  il  saurait  l'emploi.  Preste  !  j'aperçois  Madeleine  qui  vient  m'ap- 
porter  mon  manteau.  Discrétion  et  prudence,  adieu.  L'amie,  c'est 
moi  ;  le  confident,  c'est  vous;  la  bourse  est  là  au  pied  de  la  chaise. 

(Elle  sort.) 
(Guillaume  et  Landry,  sur  le  pas  de  la  parte.) 

GUILLAUME. 

Holà!  Fortunio;  maître  André  est  là  qui  t'appelle. 

LANDRY. 

Il  y  a  de  l'ouvrage  sur  ton  bureau.  Que  fais-tu  là  hors  de  l'étude  ? 

FORTUNIO. 

Hein?  plait-il  ?  que  me  voulez-vous  ? 

GUILLAUME. 

Nous  te  disons  que  le  patron  te  demande. 

LANDRY. 

Arrive  ici  ;  on  a  besoin  de  toi.  A  quoi  songe  donc  ce  rêveur  ? 

FORTUNIO. 

En  vérité,  cela  est  singulier,  et  cette  aventure  est  étrange. 

(Us  sortent.) 

FIN  DU  PREMIER  ACTE. 


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ACTE  DEUXIÈME. 


SCÊfifE  PREMIÈRE. 

GLAVAROGHB ,  durant  me  gboe. 

En  conscience,  ces  belles  dames,  si  on  les  aimait  tout  de  bon,  ce  se- 
rait une  pauvre  affaire,  et  le  métier  des  bonnes  fortunes  est,  &  tout  pren- 
dre, un  ruineux  travail.  Tantôt  c'est  au  plus  bel  endroit  qu'un  valet  qui 
gratte  à  la  porte  vous  oblige  à  vous  esquiver.  La  femme  qui  se  perd 
pour  vous  ne  se  livre  que  d'une  oreille,  et  au  milieu  du  plus  doux  trans- 
port on  vous  pousse  dans  une  armoire.  Tantôt  c'est  lorsqu'on  est  chez 
soi,  étendu  sur  un  canapé  et  fatigué  de  la  manœuvre,  qu'un  messager 
envoyé  à  la  hâte  vient  vous  faire  ressouvenir  qu'on  vous  adore  à  une 
lieue  de  distance.  Vite,  un  barbier,  le  valet  de  Chambre!  On  court,  on 
vole;  il  n'est  plus  temps;  le  mari  est  rentré,  la  pluie  tombe;  il  faut 
faire  le  pied  de  grue,  une  heure  durant.  Avitez-was  d'être  malade  ou 
seulement  de  mauvaise  humeur!  Point;  le  soleil,  le  froid,  la  tempête, 
l'incertitude,  le  danger,  cela  est  fait  pour  rendre  gaillard.  La  diffi- 
culté est  en  possession,  depuis  qu'il  y  a  des  proverbes,  du  privilège 
d'augmenter  le  plaisir,  et  le  vent  de  bise  se  fâcherait  si,  en  vous  cou- 
pant le  visage,  il  ne  croyait  vous  donner  du  cœur.  En  vérité,  on  repré- 
sente l'amour  avec  des  ailes  et  un  carquois;  on  ferait  mieux  de  nous  le 
peindre  comme  un  chasseur  de  canards  sauvages,  avec  une  veste  im- 
perméable et  une  perruque  de  laine  frisée  pour  lui  garantir  l'occiput. 
'Quei'es  sottes  bétes  que  les  hommes,  de  se  refuser  leurs  franches-lip- 


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U/CBiNMUER.  JJ9 

péespaar  ceorir  «près  qnw,^e  grâce?  après  l'ombre  de  leur  orgueil! 

Mais  la  garnison  dure  six  mois;  on  ne  peut  pas  longeait  aller  an  café; 

les  comédiens  de  province  ennuient  ;  on  se  regarde  dans  un  miroir,  et 

on  ne  veut  pas  être  beau  pour  rien.  Jacqueline  a  la  taille  fine  ;  c'oftainsi 

qu'on  prend  patience,  et  qu'on  s'accommode  de  tout  sans  trop  faire  le 

dilpcMe» 

(Entrs  Jacqueline.) 

Bh  bien  !  ma  chère ,  qu'avez-vous  fait  ?  Ave*- vous  suivi  «eseonteHs , 
et  sommes-nous  boni  de  danger  ? 

'JàGQVSLIlfÉ. 

Oui. 

CLAVAftOttfE. 

Gomment  vous  y  êtes- vous  prise?  vous  allez  me  conter  cela.  Est-ce 
un  des  clercs  de  maître  André  qui  s'est  chargé  de  notre  salut? 

JACQUELINE. 

Oui. 

GLAVABOCm. 

Tous  êtes  une  femme  incomparable,  et  on  n'a  pas  plus  d'esprit  que 
vous.  Vous  avez  fait  venir,  n'est-ce  pas,  le  bon  jeune  homme  à  votre 
boudoir?  Je  le  vois  d'ici,  les  mains  jointes,  tournant  son  chapeau  dans 
ses  doigts.  Mais  quel  conte  lui  avez-vous  fait  pour  réussir  en  si  peu  de 
temps? 

JACQUELINE. 

Le  premier  venu;  je  n'en  sais  rien. 

CLAVAROCHE. 

Voyez  un  peu  ce  que  c'est  «que  de  nous,  et  quels  pauvres  diables 
nous  sommes  quand  il  vous  plaît  de  nous  eadiabler!  fit  notre  mari, 
comment  voit-il  la  chose  ?  La  foudre  qui  nous  menaçait  aeit-elle  déjà 
l'aiguille  aimantée?  commence-t-eHe  à  se  détourner? 

JACQUELINE. 

Oui. 

GLAVAJBOCHB. 

Parbleu!  nous  nous  divertirons,  et  je  me  fais  une  vraie  fête  d'exa- 
miner cette  comédie,  d'en  observer  les  ressorts  et  les  gestes,  et  d'y 
jouer  moi-même  mou  rôle.  Et  l'humble  esclave,  je  vous  prie,  depuis 
que  je  vous  ai  quittée,  est-il  déjà  amoureux  de  vous?  Je  parierais  que 
je  l'ai  rencontré  comme  je  montais.  Un  visage  affairé  et  une  encolure 
à  cela.  Est-il  déjà  installé  dans  sa  charge?  s'acquitte-t-il  des  soins  indis- 
pensables avec  quelque  facilité?  porte-t-il  déjà  vos  couleurs?  met-ij 


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390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'écran  devant  le  feu?  a-t-il  hasardé  quelques  mots  d'amour  craintif  et 
de  respectueuse  tendresse?  êtes- vous  contente  de  lui? 

JACQUELINE. 

Oui. 

CLAVAROCHE. 

Et  comme  à-compte  sur  ses  futurs  services,  ces  beaux  yeux  pleins 
d'une  flamme  noire  lui  ont-ils  déjà  laissé  deviner  qu'il  est  permis  de 
soupirer  pour  eux?  a-t-il  déjà  obtenu  quelque  grâce?  Voyons,  fran- 
chement, où  en  êtes- vous?  Avez-vous  croisé  le  regard?  avez-vous  en- 
gagé le  fer?  C'est  bien  le  moins  qu'on  l'encourage  pour  le  service  qu'il 
nous  rend. 

JACQUELINE. 

Oui. 

CLAVAROCHE. 

Qu'avez- vous  donc?  Vous  êtes  rêveuse,  et  vous  répondez  à  demi. 

JACQUELINE. 

J'ai  fait  ce  que  vous  m'avez  dit. 

CLAVAROCHE. 

En  avez-vous  quelque  regret? 

JACQUELINE. 

Non. 

CLAVAROCHE. 

Mais  vous  avez  l'air  soucieux,  et  quelque  chose  vous  inquiète. 

JACQUELINE. 

Non. 

CLAVAROCHE. 

Verriez-vous  quelque  sérieux  dans  une  pareille  plaisanterie?  Laissez 
donc,  tout  cela  n'est  rien. 

JACQUELINE. 

Si  l'on  savait  ce  qui  s'est  passé,  pourquoi  le  monde  me  donnerait-il 
tort,  et  à  vous,  peut-être,  raison? 

CLAVAROCHE. 

Bon!  c'est  un  jeu,  c'est  une  misère;  ne  m'aimez- vous  pas,  Jacque- 
line? 

JACQUELINE. 

Oui. 

CLAVAROCHE. 

Eh  bien  donc!  qui  peut  vous  fâcher?  N'est-ce  donc  pas  pour  sauver 
notre  amour  que  vous  avez  fait  tout  cela? 


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LE  CHANDELIER.  28Î 

JACQUELINE. 

Oui. 

CLAVAROCHB. 

Je  vous  avoue  que  cela  m'amuse,  et  que  je  n'y  regarde  pas  de  si 
près. 

JACQUELINE. 

Silence!  l'heure  du  dîner  approche,  et  voici  maître  André  qui  vient. 

CLAVAROCHB. 

Est-ce  notre  homme  qui  est  avec  lui  ? 

JACQUELINE. 

C'est  lui.  Mon  mari  l'a  prié,  et  il  reste  ce  soir  ici. 

(Entrent  maître  André  et  Fortunio.) 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Non  !  je  ne  veux  pas  d'aujourd'hui  entendre  parler  d'une  affaire.  Je 
veux  qu'on  s'évertue  à  danser,  et  qu'il  ne  soit  question  que  de  rire.  Je 
suis  ravi,  je  nage  dans  la  joie,  et  je  n'entends  qu'à  bien  dmer. 

CLAVAROCHB. 

Peste  !  vous  êtes  en  belle  humeur,  maître  André,  à  ce  que  je  vois. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Il  faut  que  je  vous  dise  à  tous  ce  qui  m'est  arrivé  hier.  J'ai  soupçonné 
injustement  ma  femme  ;  j'ai  fait  mettre  le  piège  à  loup  devant  la  porte 
de  mon  jardin ,  j'y  ai  trouvé  mon  chat  ce  matin  ;  c'est  bien  fait,  je  l'ai 
mérité.  Mais  je  veux  rendre  justice  à  Jacqueline,  et  que  vous  appreniez 
de  moi  que  notre  paix  est  faite,  et  qu'elle  m'a  pardonné. 

JACQUELINE. 

C'est  bon,  je  n'ai  pas  de  rancune,  obligez-moi  de  n'en  plus  parler. 

MAITRE  ANDRÉ. 

Non,  je  veux  que  tout  le  monde  le  sache.  Je  l'ai  dit  partout  dans  la 
ville ,  et  j'ai  rapporté  dans  ma  poche  un  petit  'Napoléon  en  sucre  ;  je 
veux  le  mettre  sur  ma  cheminée  en  signe  de  réconciliation,  et  toutes 
les  fois  que  je  le  regarderai,  j'en  aimerai  cent  fois  plus  ma  femme.  Ce 
sera  pour  me  garantir  de  toute  défiance  à  l'avenir. 

CLAVAROCHB. 

Voilà  agir  en  digne  mari  ;  je  reconnais  là  maître  André. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Capitaine ,  je  vous  salue.  Voulez-vous  dîner  avec  nous  ?  Nous  avons 
aujourd'hui  au  logis  une  façon  de  petite  fête,  et  vous  êtes  le  bien- venu. 


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trop  unonneur  que  vous  me  iaues. 
MAltftft*  iÊÊMA 

os  présence  un  nouvel  mMe  ;  c'est  un  de  mes  clercs,  capitaine. 
!  cédant  arma  togœ.  Ce  n'est  pas  pour  vous  faire  injure;  le  petit 
de  l'esprit  ;  il  vient  faire  la  cour  à  ma  femme» 

CLAVAAOCHB. 

ieur ,  peut-on  vous  demander  votre  nom  ?  Je  suis  ravi  de  faire 
mnaissance.  (  Fortunio  «lue.  ) 

maJteb  ajcmul» 
inio.  Cest  un  nom  heureux.  A  vous  dire  vrai,  voilà  tantôt  un  an 
availlait  à  mon  étude,  et  je  ne  m'étais  pas  aperçu  de  tout  le  mé- 
il  a.  Je  crois  même  que,  sans  Jacqueline,  je  n'y  aurais  jamais 
Son  écriture  n'est  pas  très  nette ,  et  il  me  fait  des  accolades  qui 
pas  exemptes  de  reproche  ;  mais  ma  femme  a  besoin  de  lui  pour 
ss  petites  affaires,  et  elle  se  loue  fort  de  son  zèle.  C'est  leur  se- 
ious  autres  maris ,  nous  ne  mettons  point  le  nez  là.  Un  hôte 
e,  dans  une  petite  ville,  n'est  pas  une  chose  de  peu  de  prix  ;  aussi 
ttiMe  qu'il  s'y  plaise!  nous  le  recevrons  de  notre  mieux. 

FOBTUMO. 

rai  tout  pour  m'en  rendre  digne. 

MAfTHB  ANDRÉ,  àOtTOOche. 

travail ,  comme  vous  le  savez,  me  retient  chez  moi  la  semaine. 
uis  pas  fâché  que  Jacqueline  s'amuse  sans  moi  comme  elle  l'en- 
I  lui  fallait  quelquefois  un  bras  pour  se  promener  parla  ville;  le 
In  veut  qu'elle  marche,  et  le  grand  air  lui  fait  du  bien.  Ce  garçon- 
es  nouvelles,  il  lit  fort  bien  à  haute  voix;  il  est,  d'ailleurs,  de 
famille,  et  ses  parens  l'ont  bien  élevé  ;  c'est  un  cavalier  pour  ma 
,  et  je  vous  demande  votre  amitié  pour  lui, 

GLÀVABOGHE. 

amitié,  digne  maître  André,  est  tout  entière  à  son  service  ;  c'est 
tose  qui  vous  est  acquise,  et  dont  vous  pouvez  disposer* 

PORTUNIO. 

sieur  le  capitaine  est  bien  honnête ,  et  je  ne  sais  comment  le  re- 
;r. 

GLAVA&OCHE. 

chez  là  !  l'honneur  est  pour  moi,  si  vous  me  comptez  pour  \ 


} 


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XE  CHANDELIER.  285 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Allons  !  voilà  qui  est  à  merveille.  Vive  la  joie!  La  nappe  nous  attend  ; 
donnez  la  main  à  Jacqueline,  et  Tenez  goûter  de  mon  vin. 

CLAVAROCHE,  bas  à  Jacqueline. 
Maître  André  ne  me  paraît  pas  envisager  tout-à-fait  les  choses  comme 
je  m'y  étais  attendue 

JACQUELINE,  bas. 

Sa  confiance  ou  sa  jalousie  dépendent  d'un  mot  et  du  vent  qui  souffle» 

CLAVAROCHE,  de  même. 

Mais  ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  nous  faut.  Si  cela  prend  cette  tournure, 
nous  n'avons  que  faire  de  votre  clerc. 

JACQUELINE,  de  même. 
J'ai  fait  ce  que  vous  m'avez  dit. 

(Us  sortent.) 

SCÈNE  IL 

A  l'étude. 
GUILLAUME  et  LANDRY,  travaillant. 

GUILLAUME. 

H  me  semble  que  Fortunio  n'est  pas  resté  long-temps  à  l'étude. 

LANDRY. 

Il  y  a  gala  ce  soir  à  la  maison*  et  maître  André  Ta  invité, 

GUILLAUME. 

Oui;  de  façon  que  l'ouvrage  nous  reste.  J'ai  la  main  droite  paralysée. 

LANDRY. 

Il  n'est  pourtant  que  troisième  clerc  ;  on  aurait  pu  nous  inviter  aussi. 

GUILLAUME. 

Après  tout ,  c'est  un  bon  garçon  ;  il  n'y  a  pas  grand  mal  à  cela. 

LANDRY. 

Non.  Il  n'y  en  aurait  pas  non  plus ,  si  on  nous  eût  mis  de  la  noce* 

GUILLAUME. 

Hum  !  bum  !  quelle  odeur  de  cuisine  !  On  fait  un  bruit  là-haut ,  c'est  à 
ne  pas  s'entendre. 

LANDRY. 

Je  crois  qu'on  danse  ;  j'ai  vu  des  violons. 


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284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

GUILLAUME. 

Au  diable  les  paperasses!  je  n'en  ferai  pas  davantage  aujourd'hui. 

LANDRY. 

Sais-tu  une  chose?  j'ai  quelque  idée  qu'il  se  passe  du  mystère  ici. 

GUILLAUME. 

Bah!  comment  cela? 

LANDRY. 

Oui ,  oui ,  tout  n'est  pas  clair;  et  si  je  voulais  un  peu  jaser... 

GUILLAUME. 

N'aie  pas  peur,  je  n'en  dirai  rien. 

LANDRY. 

Tu  te  souviens  que  j'ai  vu  l'autre  jour  un  homme  escalader  la  fenê- 
tre :  qui  c'était,  on  n'en  a  rien  su.  Mais  aujourd'hui,  pas  plus  tard  que 
ce  soir,  j'ai  vu  quelque  chose ,  moi  qui  te  parle ,  et  ce  que  c'était ,  je  le 
sais  bien. 

GUILLAUME. 

Qu'est-ce  que  c'était?  conte-moi  cela. 

LANDRY. 

J'ai  vu  Jacqueline 9  entre  chien  et  loup,  ouvrir  la  porte  du  jardin. 
Un  homme  était  derrière  elle ,  qui  s'est  glissé  contre  le  mur,  et  qui  lui 
a  baisé  la  main;  après  quoi,  il  a  pris  le  large,  et  j'ai  entendu  qu'il 
disait  :  Ne  craignez  rien,  je  reviendrai  tantôt. 

GUILLAUME. 

Vraiment!  cela  n'est  pas  possible. 

LANDRY. 

Je  l'ai  vu  comme  je  te  vois. 

GUILLAUME. 

Ma  foi!  s'il  en  était  ainsi,  je  sais  ce  que  je  ferais  à  ta  place.  J'en 
avertirais  maître  André,  comme  l'autre  fois,  ni  plus  ni  moins. 

LANDRY. 

'  Cela  demande  réflexion.  Avec  un  homme  comme  maître  André,  il 
y  a  des  chances  à  courir.  Il  change  d'avis  tous  les  matins. 

GUILLAUME. 

Entends-tu  le  carillon  qu'ils  font?  Paf,  les  portes!  clip-clap,  les 
assiettes,  les  plats,  les  fourchettes,  les  bouteilles!  Il  me  semble  que 
j'entends  chanter. 

LANDRY. 

Oui,  c'est  la  voix  de  maître  André  lui-môme.  Pauvre  bonhomme! 
on  se  rit  bien  de  lui.  ~"~* 


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LE  CHANDELIER.  285 

GUILLAUME. 

Viens  donc  un  peu  sur  la  promenade  ;  nous  jaserons  tout  à  notre  aise. 
Ma  foi  !  quand  le  patron  s'amuse ,  c'est  bien  le  moins  que  les  clercs  se 
reposent. 

(Ils  sortent.) 

SCÈNE  ni. 

La  salle  à  manger. 

MAITRE  ANDRÉ,  CLAVAROCHE,  FORTUNIO  et  JACQUELINE, 

à  table. 

(On  est  au  dessert.) 

CLAVAROCHE. 

Allons,  monsieur  Fortunio ,  servez  donc  à  boire  à  madame. 

FORTUNIO. 

De  tout  mon  cœur,  monsieur  le  capitaine,  et  je  bois  à  votre  santé. 

CLAVAROCHE. 

Fi  donc!  vous  n'êtes  pas  galant.  A  la  santé  de  votre  voisine. 

MAITRE  ANDRÉ. 

Eh!  oui,  à  la  santé  de  ma  femme.  Je  suis  enchanté ,  capitaine ,  que 
vous  trouviez  ce  vin  de  votre  goût. 

(H  chante.) 
Amis,  buvons,  buvons  sans  cesse 

CLAVAROCHE. 

Cette  chanson-là  est  trop  vieille.  Chantez  donc,  monsieur  Fortunio. 

FORTUNIO. 

Si  madame  veut  l'ordonner. 

MAlTRB  ANDRÉ. 

Hé  !  hé  !  le  garçon  sait  son  monde. 

JACQUELINE. 

Eh  bien!  chantez,  je  vous  en  prie. 

CLAVAROCHE. 

Un  instant.  Avant  de  chanter,  mangez  un  peu  de  ce  biscuit;  cela 
vous  ouvrira  la  voix,  et  vous  donnera  du  montant. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Le  capitaine  a  le  mot  pour  rire. 


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»  RBVU1  NS  DEVX  «ONDES. 

FOItTUNfO. 

Je  tous  remercie,  cela  m'étouiïerait. 

CLAVAROCHE. 

Bou,  bon.  Demandez  à  madame  de  vous  en  donner  un  morceau*  Je 
suis  sûr  que  de  sa  blanche  main  cela  vous  paraîtra  léger.  (Regardant 
sous  la  table.)  O  ciel!  que  vois-je?  vos  pieds  sur  le  carreau  /  Souffrez, 
madame,  qu'on  apporte  un  coussin. 

fortunio,  se  levant. 
En  voilà  un  sous  cette  chaise. 

(Il  le  place  tous  les  pieds  de  Jacqueline.) 

CLAVAROCHE. 

A  la  bonne  heure,  monsieur Fortunio;  je  pensais  que  vous  m'eussiez 
laissé  faire.  Un  jeune  homme  qui  fait  sa  cour  ne  doit  pas  permettre 
qu'on  le  prévienne. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Oh  !  oh  I  le  garçon  ira  loin  ;  il  n'y  a  qu'à  lui  dire  un  mot. 

CLAVAROCHE. 

Maintenant  donc,  chantez,  s'il  vous  plaît;  nous  écoutons  de  toutes 
nos  oreilles. 

FORTUNIO. 

Je  n'ose  devant  des  connaisseurs.  Je  ne  sais  pas  de  chanson  de  table* 

CLAVAROCHE. 

Puisque  madame  l'a  ordonné,  vous  ne  pouvez  vous  en  dispenser. 

FORTUNIO. 

Je  ferai  donc  comme  je  pourrai. 

CLAVAROCHE. 

Wavez-vous  pas  encore,  monsieur  Fortunio ,  adressé  de  vers  à  ma* 
ame?  Voyez,  l'occasion  se  présente. 

M AlTRE  ANDRÉ. 

Silence!  silence!  Laissez-le  chanter. 

CLAVAROCHE. 

Une  chanson  d'amour  surtout.  N'est-il  pas  vrai,  monsieur  Fortunio? 
Pis  autre  chose,  je  vous  en  conjure.  Madame,  priez-le,  s'il  vous  plaît, 
qu'il  nous  chante  une  chanson  d'amour.  Ou  ne  saurait  vivre  sans  cela» 

JACQUELINE. 

Je  vous  en  prie,  Fortunio. 


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FOMVHID  étante. 
Si  tous  croyez  que  je  Tais  dire 


Qui  j'ose  i 
Je  ne  «sertis  pour  un  empire 
Vous  la  î 


Nous  allons  chanter  à  la  ronde  , 

Si  tous  voulez, 
Que  je  l'adore  y  et  qu'elle  est  Monde 

Comme  les  blés. 


Je  fais  ce  que  sa- 1 

Teut  m'ordonner, 

Et  je  puis,  s'il  lui  faut  ma  vie, 
La  lui  donner. 

Du  mal  qu'une  amour  ignorée 
Nous  fait  souffrir, 

J'en  porte  l'ame  déchirée 
Jusqu'à  i 


Mais  j\rime  trop  pour  que  je  die 

Qui  j'ose  aimer, 
Et  je  veux  mourir  pour  ma  mie , 

Sans  la  nommer. 

MAlTHE  ANDRÉ» 

En  vérité ,  le  petit  gaillard  est  amoureux  comme  il  le  dit  ;  il  en  a  les 
larmes  aux  yeux.  Allons!  garçon,  bois  pour  te  remettre.  C'est  quelque 
grisette  de  la  ville  qui  t'aura  fait  ce  méchant  cadeau-là? 

CLAVAROCHE. 

Je  ne  crois  pas  à  monsieur  Fiortunio  l'ambition  si  roturière  ;  sa  chan- 
son vaut  mieux  qu'une  grisette.  Qu'en  dit  madame,  et  quel  est  son 
avis? 

JACQUELINE. 

Très  bien.  Donnez-moi  le  bras,  et  allons  prendre  le  café. 

CLAVAROCHE* 

Vite  !  monsieur  Fortunio  9  offrez  votre  bras  à  madame. 

JAOQCBLUfB  prend  le  bras  de  Fortunio;  bas,  ensertanj* 
Avez- vous  fait  ma  commission? 


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288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

FOHTUNIO. 

Oui,  madame;  tout  est  dans  l'étude. 

JACQUELINE. 

Allez  m'attendre  dans  ma  chambre,  je  vous  y  rejoins  dans  un  instant. 

(Ils  sortent) 

SCÈNE  IV. 

La  chambre  de  Jacqueline. 
(Entre  Fortunio.) 

FORTUNIO. 

Est-il  un  homme  plus  heureux  que  moi?  J'en  suis  certain,  Jacque- 
line m'aime,  et  à  tous  les  signes  qu'elle  m'en  donne,  il  n'y  a  pas  à  s'y 
tromper.  Déjà  me  voilà  bien  reçu ,  fêté ,  choyé  dans  la  maison.  Elle  m'a 
fait  mettre  à  table  à  côté  d'elle  ;  si  elle  sort,  je  l'accompagnerai.  Quelle 
douceur,  quelle  voix,  quel  sourire!  Quand  son  regard  se  fixe  sur  moi, 
je  ne  sais  ce  qui  me  passe  par  le  corps;  j'ai  une  joie  qui  me  prend  à  la 
gorge;  je  lui  sauterais  au  cou  si  je  ne  me  retenais.  Non,  plus  j'y  pense, 
plus  je  réfléchis,  les  moindres  signes,  les  plus  légères  faveurs,  tout  est 
certain;  elle  m'aime,  elle  m'aime ,  et  je  serais  un  sot  fieffé  si  je  feignais 
de  ne  pas  le  voir.  Lorsque  j'ai  chanté  tout-à-l'heure ,  comme  j'ai  vu 
briller  ses  yeux!  Allons,  ne  perdons  pas  de  temps.  Déposons  ici  cette 
botte  qui  renferme  quelques  bijoux;  c'est  une  commission  secrète,  et 
Jacqueline,  sûrement,  ne  tardera  pas  à  venir. 
(Entre  Jacqueline.) 

JACQUELINE. 

Étes-vouslà,  Fortunio? 

FORTUNIO. 

Oui.  Voilà  votre  écrin,  madame,  et  ce  que  vous  avez  demandé. 

JACQUELINE. 

Vous  êtes  homme  de  parole,  et  je  suis  contente  de  vous. 

FORTUNIO. 

Gomment  vous  dire  ce  que  j'éprouve  ?  Un  regard  de  vos  yeux  a 
changé  mon  sort ,  et  je  ne  vis  que  pour  vous  servir. 

JACQUELINE. 

Vous  nous  avez  chanté,  à  table,  une  jolie  chanson,  tout  à  l'heure. 
Pour  qui  est-ce  donc  qu'elle  est  faite?  Me  la  voulez- vous  donner  par 
écrit  ? 


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LE  CHANDELIER.  289 

FORTUNIO. 

Elle  est  faite  pour  vous,  madame;  je  meurs  d'amour,  et  ma  vie  est  à 
vous. 

(Il  te  jette  à  genoux.  ) 

JACQUELINE. 

Vraiment!  Je  croyais  que  votre  refrain  défendait  de  dire  qu'on  aime. 

FORTUNIO. 

Ah  !  Jacqueline,  ayez  pitié  de  moi;  ce  n'est  pas  d'hier  que  je  souffre. 
Depuis  deux  ans,  à  travers  ces  charmilles,  je  suis  la  trace  de  vos  pas. 
Depuis  deux  ans,  sans  que  jamais  peut-être  vous  ayez  su  mon  exis- 
tence ,  vous  n'êtes  pas  sortie  ou  rentrée ,  votre  ombre  tremblante  et 
légère  n'a  pas  paru  derrière  vos  rideaux,  vous  n'avez  pas  ouvert  votre 
fenêtre,  vous  n'avez  pas  remué  dans  l'air,  que  je  ne  fusse  là ,  que  je  ne 
vous  aie  vue;  je  ne  pouvais  approcher  de  vous,  mais  votre  beauté, 
grâce  à  Dieu,  m'appartenait  comme  le  soleil  à  tous;  je  la  cherchais,  je 
la  respirais,  je  vivais  de  l'ombre  de  votre  vie.  Vous  passiez  le  matin 
sur  le  seuil  de  la  porte,  la  nuit  j'y  revenais  pleurer.  Quelques  mots, 
tombés  de  vos  lèvres,  avaient  pu  venir  jusqu'à  moi,  je  les  répétais 
tout  un  jour.  Vous  cultiviez  les  fleurs ,  ma  chambre  en  était  pleine. 
Vous  chantiez  le  soir  au  piano,  je  savais  par  cœur  vos  romances.  Tout 
ce  que  vous  aimiez ,  je  l'aimais;  je  m'enivrais  de  ce  qui  avait  passé  sur 
votre  bouche  et  dans  votre  cœur.  Hélas  !  je  vois  que  vous  souriez.  Dieu 
sait  que  ma  douleur  est  vraie  •  et  que  je  vous  aime  à  en  mourir; 

JACQUELINE. 

Je  ne  souris  pas  de  vous  entendre  dire  qu'il  y  a  deux  ans  que  vous 
m'aimez,  mais  je  souris  de  ce  que  je  pense  qu'il  y  aura  deux  jours 
demain. 

FORTUNIO. 

Que  je  vous  perde,  si  la  vérité  ne  m'est  aussi  chère  que  mon  amour  1 
que  je  vous  perde,  s'il  n'y  a  deux  ans  que  je  n'existe  que  pour  vous  ! 

JACQUELINE. 

Levez-vous  donc  ;  si  on  venait,  qu'est-ce  qu'on  penserait  de  moi  ? 

FORTUNIO. 

Non  !  je  me  lèverai  pas ,  je  ne  quitterai  pas  cette  place,  que  vous  ne 
croyiez  à  mes  paroles.  Si  vous  repoussez  mon  amour ,  du  moins  n'en 
douterez-vous  pas. 

JACQUELINE. 

Est-ce  une  entreprise  que  vous  faites? 

TOME  IV,  19 


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290  REVU*  MB  MCX  MONDES. 

FOfUTTlffll. 

Une  entreprise  pleine  de  crainte,  pleine  de  misère  et  d'espérance.  Je 
ne  sais  si  je  vis  ou  si  je  meurs;  comment  j'ai  osé  vous  parler,  je  n'en 
sais  rien.  Ma  raison  est  perdue;  j'aime,  je  souffre;  il  faut  que  tous  le 
sachiez,  que  tous  le  voyiez ,  que  vous  me  plaigniez. 

JACQUELINE. 

Ne  va-t-il  pas  rester  là  une  heure,  ce  méchant  enfant  obstiné  î  Allons, 
levez-vous,  je  le  veux. 

FORTUNIO,  se  levant. 

Vous  croyez  donc  à  mon  amour  ? 

JACQUELINE. 

Non,  je  n'y  crois  pas  ;  cela  m'arrange  de  n'y  pas  croire. 

FORTUNIO. 

C'est  impossible  !  vous  n'en  pouvez  douter. 

JACQUELINE. 

Bah  !  on  ne  se  prend  pas  si  vite  à  trois  mots  de  galanterie. 

FORTUNIO. 

De  grâce!  jetez  les  yeux  sur  moi.  Qui  m'aurait  appris  à  tromper? 
Je  suis  un  enfant  né  d'hier ,  et  je  n'ai  jamais  aimé  personne,  si  ce  n'est 
vous  qui  l'ignoriez. 

JACQUELINE. 

Vous  faites  la  cour  aux  grisettes,  je  le  sais  comme  si  je  l'avais  vu* 

FORTUNIO. 

Vous  vous  moquez.  Qui  a  pu  vous  le  dire? 

JACQUELINE. 

Oui,  oui ,  vous  allez  à  la  danse  et  aux  dîners  sur  le  gazon. 

FORTUNIO. 

Avec  mes  amis,  le  dimanche.  Quel  mal  y  a-t-il  à  cela? 

JACQUELINE. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit  hier;  cela  se  conçoit  ;  vous  êtes  jeune,  et  à  l'âge 
où  le  cœur  est  riche,  on  n'a  pas  les  lèvres  avares. 

FORTUNIO. 

Que  faut-il  faire  pour  vous  convaincre?  Je  vous  en  prie,  dites-le  mou 

JACQUELINE. 

Vous  demandez  un  joli  conseil.  Eh  bien  !  il  faudrait  le  prouver. 

FORTUNIO. 

Seigneur  mon  Dieu ,  je  n'ai  que  des  larmes.  Les  larmes  prouvent- 


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LE  CHANDELIER.  291 

elles  qu'on  aime  ?  Quoi  !  me  voilà  à  genoux  devant  tous;  mon  cœur  à 
chaque  battement  voudrait  s'élancer  sur  vos  lèvres  ;  ce  qui  m'a  jeté  à 
vos  pieds,  c'est  une  douleur  qui  m'écrase ,  que  je  combats  depuis  deux 
ans,  que  je  ne  peux  plus  contenir,  et  vous  restez  froide  et  incrédule? 
Je  ne  puis  faire  passer  en  vous  une  étincelle  du  feu  qui  me  dévore  ?  Vous 
niez  même  ce  que  je  souffre,  quand  je  suis  prêt  à  mourir  devant  vous? 
Ah  !  c'est  plus  cruel  qu'un  refus  !  c'est  plus  affreux  que  le  mépris  !  L'in- 
différence elle-même  peut  croire,  et  je  n'ai  pas  mérité  cela* 

JACQUELINE. 

Debout  l  on  vient.  Je  vous  crois,  je  vous  aime  ;  sortez  par  le  petit 

escalier;  revenez  en  bas,  j'y  serai. 

(Elle  sort.) 
FORTUNIO  seul. 

Elle  m'aime!  Jacqueline  m'aime  t  elle  s'éloigne,  elle  me  quitte  ainsi! 

Non,  je  ne  puis  descendre  encore.  Silence!  on  approche;  quelqu'un 

l'a  arrêtée;  on  vient  ici.  Vite,  sortons!  (Il  lève  la  tapisserie.)  Ah!  la 

porte  est  fermée  en  dehors,  je  ne  puis  sortir;  commeut  faire?  Si  je 

descends  par  l'autre  côté,  je  vais  rencontrer  ceux  qui  viennent. 

CLAVAROCHE ,  en  dehors. 

Venez  donc ,  venez  donc  un  peu  ! 

FORTUNIO. 

Cest  le  capitaine  qui  monte  avec  elle.  Cachons-nous  vite ,  et  atten- 
dons ;  il  ne  faut  pas  qu'on  mfe  voie  ici.  (Il  se  cache  dans  le  fond  de  l'alcôve.) 
(Entrent  Clavaroche  et  Jacqueline. ) 
CLAVAROCHE,  se  jetant  sur  un  soplia. 
Parbleu ,  madame ,  je  vous  cherchais  partout  ;  que  faisiez-vous  donc 
toute  seule? 

JACQUELINE,  à  part. 

Dieu  soit  loué ,  Fortunio  est  parti. 

CLAVAROCHE. 

Vous  me  laissez  dans  un  tête-à-tête  qui  n'est  vraiment  pas  supporta- 
ble. Qu'ai-je  à  faire  avec  maître  André,  je  vous  prie?  Et  justement 
vons  nous  laissez,  ensemble,  quand  le  vin  joyeux  de  l'époux  doit  me 
rendre  plus  précieux  l'aimable  entretien  de  la  femme. 

FORTUNIO ,  caché. 

Cest  singulier;  que  veut  dire  ceci? 

JACQUELINE. 

J'étais  montée  peur  uue  emplette.  C'est  une  chaîne  qu'on  vient  de 
m'apporter. 

19. 


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392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

CLAVAROCHE,  ouvrant  Técrin  qui  est  sur  la  table. 
Voyons  un  peu.  Sont-ce  des  anneaux?  Et  dites-moi,  qu'en  roulez- 
vous  faire?  Est-ce  que  vous  faites  un  cadeau  ? 

JACQUELINE. 

Vous  savez  bien  que  c'est  notre  fable. 

CLAVABOCHE. 

Mais ,  en  conscience,  c'est  de  l'or.  Si  vous  comptez  tous  les  matins 

user  du  même  stratagème,  notre  jeu  finira  bientôt  par  ne  pas  valoir... 

A  propos!  que  ce  dtner  m'a  amusé,  et  quelle  curieuse  figure  a  notre 

jeune  initié! 

fortumo,  caché. 

Initié  !  à  quel  mystère  ?  Est-ce  de  moi  qu'il  veut  parler? 

CLAVAROCHE. 

La  chaîne  est  belle;  c'est  un  bijou  de  prix.  Vous  avez  eu  là  une  sin- 
gulière idée. 

FORTUMO ,  caché. 

Ah!  il  parait  qu'il  est  aussi  dans  la  confidence  de  Jacqueline. 

CLAVAROCHE. 

Gomme  il  tremblait ,  le  pauvre  garçon ,  lorsqu'il  a  soulevé  son  verre  l 
Qu'il  m'a  réjoui  avec  ses  coussins,  et  qu'il  faisait  plaisir  à  voir! 

FORTUNIO,  de  même. 
Assurément ,  c'est  de  moi  qu'il  parle ,  et  il  s'agit  du  dîner  de  tantôt. 

CLAVAROCHE. 

Vous  rendrez  cela,  je  suppose ,  au  bijoutier  qui  l'a  fourni. 

FORTUNIO,  de  même. 
Rendre  la  chaîne  !  et  pourquoi  donc  ? 

CLAVAROCHE. 

Sa  chanson  surtout  m'a  ravi,  et  maître  André  l'a  bien  remarqué; 
il  en  avait,  Dieu  me  pardonne,  la  larme  à  l'œil  pour  tout  de  bon. 

FORTUNIO ,  de  même. 
Je  n'ose  croire  ni  comprendre  encore.  Est-ce  un  rêve?  Suis-je  éveillé  ? 
Qu'est-ce  donc  que  ce  Clavaroche? 

CLAVAROCHE. 

Du  reste ,  il  devient  inutile  de  pousser  les  choses  plus  loin.  A  quoi  bon 
un  tiers  incommode,  si  les  soupçons  ne  reviennent  plus?  Ces  maris  ne 
manquent  jamais  d'adorer  les  amoureux  de  leurs  femmes.  Voyez  ce 
qui  est  arrivé  !  Du  moment  qu'on  se  fie  à  vous,  il  faut  souffler  sur  le 
chandelier. 


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I 


LE  CHANDELIER.  295 

JACQUELINE* 

Qui  peut  savoif  ce  qui  arrivera?  Avec  ce  caractère-là,  il  n'y  a  jamais 
rien  de  sûr,  et  il  faut  garder  sous  la  main  de  quoi  se  tirer  d'embarras. 

FORTUNIO,  caché. 
Qu'ils  fassent  de  moi  leur  jouet,  ce  ne  peut  être  sans  motif.  Toutes 
ces  paroles  sont  des  énigmes. 

CLAVAROCHE. 

Je  suis  d'avis  de  le  congédier. 

JACQUELINE. 

Comme  vous  voudrez.  Dans  tout  cela,  ce  n'est  pas  moi  que  je  consulte. 
Quand  le  mal  serait  nécessaire,  croyez-vous  qu'il  serait  de  mon  choix? 
Mais  qui  sait  si  demain,  ce  soir,  dans  une  heure,  ne  viendra  pas  une 
bourrasque?  U  ne  faut  pas  compter  sur  le  calme  avec  trop  de  sécurité. 

CLAVAROCHE. 

Tu  crois? 

FORTUNIO,  caché. 

Sang  du  Christ!  il  est  son  amant. 

CLAVAROCHE. 

Faites-en,  du  reste,  ce  que  vous  voudrez.  Sans  évincer  tout-à-fait 
le  jeune  homme ,  on  peut  le  tenir  en  haleine ,  mais  d'un  peu  loin ,  et  le 
mettre  aux  lisières.  Si  les  soupçons  de  maître  André  lui  revenaient 
jamais  en  tête,  eh  bien!  alors,  on  aurait  à  portée  votre  M.  Fortunio, 
pour  les  détourner  de  nouveau.  Je  le  tiens  pour  poisson  d'eau  vive;  il 
est  friand  de  l'hameçon. 

JACQUELINE. 

Il  me  semble  qu'on  a  remué. 

CLAVAROCHE. 

Oui ,  j'ai  cru  entendre  un  soupir. 

JACQUELINE. 

C'est  probablement  Madeleine  ;  elle  range  dans  le  cabinet. 


FIN  DU  DEUXIÈME  ACTE. 


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IJ-I IJ 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

Le  jardin. 
{Entrent  Jacqueline  et  la  servante.) 

LA  SERVANTE, 

Madame,  un  danger  vous  menace.  Comme  j'étais  tout-à-1'heure  dans 
la  salle,  je  viens  d'entendre  maître  André  qui  causait  avec  un  de  ses 
clercs.  Autant  que  j'ai  pu  deviner,  il  s'agissait  d'une  embuscade],  qui 
doit  avoir  lieu  cette  nuit. 

JACQUELINE. 

Une  embuscade  ?  en  quel  lieu  ?  pour  quoi  faire  ? 

LA  SERVANTE. 

Dans  l'étude  ;  le  clerc  affirmait  que  la  nuit  dernière  il  vous  avait 
vue,  vous,  madame,  et  un  homme  avec  vous  dans  le  jardin.  Maître 
André  jurait  ses  grauds  dieux  qu'il  voulait  vous  surprendre,  et  qu'il 
vous  ferait  un  procès. 

JACQUELINE. 

Tu  ne  te  trompes  pas,  Madelon  ? 

LA  SERVANTE. 

Madame  fera  ce  qu'elle  voudra.  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  ses  con- 
fidences; cela  n'empêche  pas  qu'on  ne  rende  un  service;  j'ai  mon  ou* 
vrage  qui  m'attend. 


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L£  £MàMmSUBMm 


m- 


Cot  bien ,  et  voua  petovtE  compter  que  je  ne  serai  pa*  ingcMe.  Avez-  • 
vous  vu  Fortunio  ce  matin?  où  est-il  ?  j'ai  à  lui  parler. 

LA  servante. 
Il  n'est  pas  venu  à  l'étude  ;  le  jardinier,  à  ce  que  je  crois ,  l'a  aperçu. 
Mais  on  est  en  peine  de  lui ,  et  on  le  cherchait  tout-à-1'heure  de  tous 
les  côtés  du  jardin.  Tenez ,  voilà  monsieur  Guillaume,  le  premier  dcrc, 
qui  le  cherche  encore;  le  voyez-vous  passer  là-bas  ? 

GUILLAUME,  an  fend  du  théâtre. 
Holà  !  Fortunio  !  Fortunio!  holà  !  où  es-tu? 

JACQUELINE. 

Va,  Madelon,  tâche  de  le  trouver. 

{MmêeUm  tort.  Entre  Clavaroche.) 

CLAVAROCHB. 

Que  diantre  se  passe -t-fl  donc  ici?  comment!  moi  qui  ai  quelques 
droits,  je  pense,  à  l'amitié  de  maître  André,  il  me  rencontre  et  ne 
me  salue  pas;  les  clercs  me  regardent  de  travers,  et  je  ne  sais  si  le  chien 
lui-môme  ne  voulait  me  prendre  aux  talons.  Qu'est-il  advenu,  je  vous 
prie  ?  et  à  quel  propos  raaltraite-t-on  les  gens  ? 

JACQUELINE. 

Nous  n'avons  pas  sujet  de  rire  ;  ce  que  j'avais  prévu  arrive,  et  sé- 
rieusement cette  fois;  nous  n'en  sommes  plus  aux  paroles,  mais  à  l'ac- 
tion. 

CLAVAROCHE. 

À  l'action?  que  voulez-vous  dire  ? 

JACQUELINE. 

Que  ces  maudits  clercs  font  le  métier  d'espions ,  qu'on  nous  a  vus  , 
que  maître  André  le  sait,  qu'il  veut  se  cacher  dans  l'étude,  et  que 
nous  courons  les  plus  grands  dangers. 

GLAVAROGHE» 

N'est-ce  que  cela  qui  vous  inquiète  ? 

JACQUELINE. 

Assurément;  que  voulez-vous  de  pire?  Qu'aujourd'hui  nous  leur 
échappions,  puisque  nous  sommes  avertis,  ce  n'est  pas  là  le  difficile  ; 
mais  du  moment  que  maître  André  agit  saas  rien  dire,  nous  avons  tout 
à  craindre  de  lui. 


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3* 


BEVUE  DES  DEUX  MORDES* 


CLAVAROCHB. 

à      Vraiment,  c'est  là  toute  l'affaire,  et  il  n'y  a  pas  plus  de  mal  que 
cela? 

JACQUELINE* 

Etes-vous  fou?  Gomment  est-il  possible  que  vous  en  plaisantiez? 

CLAVAROCHB. 

C'est  qu'il  n'y  a  rien  de  si  simple  que  de  nous  tirer  d'embarras. 
Maître  André, dites-vous,  est  furieux?  eh  bien!  qu'il  crie;  quel  incon- 
vénient  ?  Il  veut  se  mettre  en  embuscade  ?  qu'il  s'y  mette ,  il  n'y  a  rien 
de  mieux.  Les  clercs  sont-ils  de  la  partie?  qu'ils  en  soient  avec  toute 
la  ville,  si  cela  les  peut  divertir.  Ils  veulent  surprendre  la  belle  Jac- 
queline et  son  très  humble  serviteur?  hé!  qu'ils  surprennent  ;  je  ne 
m'y  oppose  pas.  Que  voyez- vous  là  qui  nous  gêne  ? 

JACQUELINE. 

Je  ne  comprends  rien  à  ce  que  vous  dites. 

CLAVAROCHB. 

Faites-moi  venir  Fortunio.  Où  est-il  fourré,  ce  monsieur?  Com- 
ment, nous  sommes  en  péril,  et  le  drôle  nous  abandonne  !  Allons! 
vite,  avertissez-le. 

JACQUELINE. 

J'y  ai  pensé;  on  ne  sait  où  il  est,  et  il  n'a  pas  paru  ce  matin. 

CLAVAROCHB. 

Bon  !  cela  est  impossible;  il  est  par  là  quelque  part  dans  vos  jupes; 
vous  l'avez  oublié  dans  une  armoire ,  et  votre  servante  l'aura  par  mé- 
garde  accroché  au  porte-manteau. 

JACQUELINE. 

Mais  encore,  en  quelle  façon  peut-il  nous  être  utile?  J'ai  demandé  où 
il  était,  sans  trop  savoir  pourquoi  moi-même;  je  ne  vois  pas,  en  y  ré- 
fléchissant, à  quoi  il  peut  nous  être  bon. 

CLAVAROCHB. 

Hé!  ne  voyez-vous  pas  que  je  m'apprête  à  lui  faire  le  plus  grand 
sacrifice?  Il  ne  s'agit  pas  d'autre  chose  que  de  lui  céder  pour  ce  soir 
tous  les  privilèges  de  l'amour. 

JACQUELINE. 

Pour  ce  soir?  et  dans  quel  dessein  ? 

CLAVAROCHB. 

Dans  le  dessein  positif  et  formel  que  ce  digne  maitre  André  ne  passe 
pas  inutilement  une  nuit  à  la  belle  étoile.  Ne  voudriez-vous  pas  que 


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LE  CHANDELIER.  $9T 

ces  pauvres  clercs  qui  se  vont  donner  bien  du  mal  ne  trouvent  per- 
sonne au  logis  ?  Fi  donc  !  nous  ne  pouvons  permettre  que  ces  honnêtes 
gens  restent  les  mains  vides;  il  faut  leur  dépêcher  quelqu'un. 

JACQUELINE. 

Cela  ne  sera  pas  ;  trouvez  autre  chose  ;  vous  avez  là  une  idée  horrible 
■et  je  ne  puis  y  consentir. 

CLAVA&OCHB. 

Pourquoi  horrible  T  Rien  n'est  plus  innocent.  Vous  écrivez  un  mot 
àFortunio,  si  vous  ne  pouvez  le  trouver  vous-même;  car  le  moindre 
mot  en  ce  monde  vaut  mieux  que  le  plus  gros  écrit.  Vous  le  faites  venir 
ce  soir,  sous  prétexte  d'un  rendez-vous.  Le  voilà  entré;  les  clercs  le 
surprennent,  et  maître  André  le  prend  au  collet.  Que  voulez-vous  qu'il 
lui  arrive?  Vous  descendez  là-dessus  en  cornette,  et  demandez  pour- 
quoi on  fait  du  bruit,  le  plus  naturellement  du  monde.  On  vous 
fexplique.  Maître  André  en  fureur  vous  demande  à  son  tour  pourquoi 
son  jeune  clerc  se  glisse  dans  son  jardin.  Vous  rougissez  d'abord 
quelque  peu,  puis  vous  avouez  sincèrement  tout  ce  qu'il  vous  plaira, 
d'avouer:  que  ce  garçon  visite  vos  marchands,  qu'il  vous  apporte  en 
secret  des  bijoux,  en  un  mot,  la  vérité  pure.  Qu'y  a-t-il  là  de  si  ef- 
frayant? 

JACQUELINE. 

On  ne  me  croira  pas.  La  belle  apparence  que  je  donne  des  rendez- 
vous  pour  payer  des  mémoires  ! 

CLAVABOCHE. 

On  croit  toujours  ce  qui  est  vrai.  La  vérité  a  un  accent  impossible  à 
méconnaître,  et  les  cœurs  bien  nés  ne  s'y  trompent  jamais.  N'est-ce 
donc  pas,  en  effet,  à  vos  commissions  que  vous  employez  ce  jeune 
homme? 

JACQUELINE. 

Oui. 

CLAVAROGHE. 

Eh  bien  donc  I  puisque  vous  le  faites ,  vous  le  direz,  et  on  le  verra 
bien.  Qu'il  ait  les  preuves  dans  sa  poche ,  un  écrin ,  comme  hier ,  la 
première  chose  venue,  cela  suffira.  Songez  donc  que  si  nous  n'em- 
ployons ce  moyen,  nous  en  avons  pour  une  année  entière.  Maître 
André  s'embusque  aujourd'hui,  il  se  rembusquera  demain,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'à  ce  qu'il  nous  surprenne.  Moins  il  trouvera ,  plus  il  cher- 
chera; mais  qu'il  trouve  une  fois  pour  toutes,  et  nous  en  voilà  délivrés. 

JACQUELINE. 

C'est  impossible  !  il  n'y  but  pas  songer. 

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Stt  REVUE  MBJ  JMKB  HQTOB3. 


GLÊtVknOC&B. 

Utf  r^<fej^*misdaiwiitt<Jpr*ti  rttst  pas,  <f  tilteurs ,  a»  si  gros  pé- 
ché. A  la  riguem»,*i  *«w>ewriguez  l'air,  voob  rfards  qu'à  ne  pu  des- 
cendre. On  ne  trouvera  que  le  jeune  bomjne,  et  il  s'en  tirera  toujours. 
Il  serait  plaisant qu'on*  {femme  ne  puisse  prouver  qu'elle  est  innocente 
quand  elle  l'est.  Allons,  vos  tablettes,  et  prenez-moi  le  crayon  que 
voici. 

Vetle  Vy  pe»9p*.  pu*,  Glavarocbe;  c'est  un  guet-à-pens  que  vous 

laiterie* 

CLiVAAQCJIE»  lui  présentant  i|n  crayon  et  dn  papier. 

Écrivez  donc,  je  vousen,prie:  *  A  minuit,  ce  soir,  au  jardin.  » 

C'est  envoyer  cet  enfant  dans  un  piège,  c'est  le  livrer  à  l'ennemi. 

fXAVAaoenE. 
Ne  signe?  pas,  c'est  inutile.  (U  frmi  le  papier.)  Franchement ,  ma 
chère,  la  nuit  sera  fraîche,  et  vous  ferez  mieux  de  rester  chez  vous, 
laissez  o*  jeune  homme  se  promener  seul ,  et  profiler  du  temps  qu'A 
fait.  Je  crois,  comme  vous*  qu'on  aurait  peine  à  croire  que  c'est  pour  yos 
marchands  qu'il  vient.  Vous  ferez  mieux,  si  on  vous  interroge,  de  dire 
que  vous  ignorez  tout,  et  que  vous  n'êtes  pour  rien  dans  l'affaire. 

JACQUELINE. 

Ce  mot  d'écrit  sera  un  témoin. 

bjjAVAAOCRB. 

Fi  donc  !  nous  autres  gens  de  cœur ,  pensez-vous  que  nous  allions 
montrer  à  un  mari  de  l'écriture  de  sa  femme?  Que  pourrions-nous, 
d'ailleurs,  y  gagner  ?  en  serions-nous  donc  moins  Coupables  de  ce  qu'un 
crime  serait  partagé  ?  D'ailleurs^ vqus  voyez  bien  que  votre  mahr  trem- 
blait un  peu  sans  doute,  et  que  ces  caractères  sont  presque  déguisés î 
Allons,  je  vais  donner  cette  lettre  au  jardinier ,  Fortunio  l'aura  tout  de 
suite*  Venez  ;  les  vautours  oui  leur  proie,  et  l'oiseau  de  Vénus,  la  pale 

tourterelle,  peut  dormir  eapaixrgur  son  nid. 

(tlssoitew.) 

SCÈNE    U.  I    î 

i 

fOKÏWitO  sent,  amis  sur  l'herbe.  ç 

Rendre  un  jeune  homme  amour***  ée  soi ,  uniquement  pour  dé*  * 

tourner  sur  lui  les  soupçons  tombés  sur  un  autre;  lui  Jttsier  croire 


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LE  GftAftDE&tëR.  WSt 

qu'on  l'aime ,  le  lui  dire  au  besoin  ;  troubler  peut-être  bien  des  nuits 

tranquilles;  remplir  de  doute  et  d'espéranee  un  cœur  jeune  et  prêt  à 

souffrir  ;  jeter  une  pierre  dans  un  lac  qui  n'avait  jamais  eu  encore  une 

seule  ride  à  sa  surface;  etposer  un  tomme  aux  soupçons,  à  tons  les 

dangers  de  l'amour  heureux,  et  cependant  ne  lui  rien  accorder;  rester 

immobile  et  inanimée  dans  une  œuvre  de  vie  et  de  mort;  tromper, 

mentir y  mentir  du  fond  du  cœur;  faire  de  ton  corps  un  appét;  jouer 

«vec  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacré  sous  le  ciel,  comme  un  voleur  avec  des 

dés  pipés;  voilà  ce  qui  fait  sourire  une  femme!  voilà  ce  qu'elle  fdit  d'un 

petit  air  distrait. 

(Il  8e  lève.) 

(Test  ton  premier  pas ,  Fortunio ,  dans  l'apprentissage  du  monde. 
Pense,  réfléchis,  compare,  examine;  ne  le  presse  pas  de  juger.  Cette 
femme-là  a  un  amant  qu'elle  aime  ;  on  la  soupçonne,  on  la  tourmente , 
on  la  menace  ;  eue  est  effrayée ,  elle  va  perdre  l'homme  qui  remplit  sa 
vie,  qui  est  pour  elle  plus  que  le  monde  entier.  Son  mari  se  lève  en  sur- 
saut, averti  par  un  espion  ;  il  la  réveille,  il  veut  la  tramer  à  la  barre  d'un 
tribunal.  Sa  famille  va  la  renier,  une  ville  entière  va  la  maudire;  elle 
est  perdue  et  déshonorée ,  et  cependant  eHe  aime  et  né  peut  cesser 
d'aimer.  A  tout  prix  il  faut  qu'elle  sauve  l'unique  objet  de  ses  inquiétudes, 
de  ses  angoisses  et  de  ses  douleurs  ;  il  faut  qu'elle  aime  pour  continuer  de 
vivre,  et  qu'elle  trompe  pour  aimer.  Elle  se  penche  à  sa  fenêtre,  elle  voit 
un  jeune  homme  au  bas;  qui  est-ce?  elle  ne  le  connaît  point,  elle  n'a 
jamais  rencontré  son  visage;  est-il  bon  ou  méchant,  discret  ou  perfide, 
sensible  ou  insouciautîelle  n'en  sait  rien;  elle  a  besoin  de  lui,  elle  l'appelle, 
elle  lui  fait  signe,  elle  ajoute  une  fleur  à^a  parure,  elle  parle;  elle  amis 
sur  une  carte  le  bonheur  de  sa  vie,  et  elle  le  joue  à  rouge  ou  noir.  Si  elle 
s'était  aussi  bien  adressée  à  Guillaume  qu'à  moi,  que  serait-il  arrivé  de 
cela?  Guillaume  est  un  garçon  honnête,  mais  qui  ne  s'est  jamais  aperçu 
que  son  cœur  lui  servit  è  autre  chose  qu'à  respirer.  Guillaume  aurait 
été  ravi  d'aller  dîner  chez  son  patron,  d'être  à  côté  de  Jacqueline  à  table, 
tout  comme  j'en  ai  été  ravi  moi-même;  mais  il  n'en  aurait  pas  vu  da- 
vantage; il  ne  serait  devenu  amoureux  que  delà  cave  de  maître  André; 
il  ne  se  serait  point  jeté  à  genoux  ;  il  n'aurait  point  écouté  aux  portes; 
c'eût  été  pour  lui  tout  profit.  Quel  mal  y  eût-il  eu  alors  qu'on  se  servit  de 
lui  à  son  insu,  pour  détourner  les  soupçons  d'un  mari?  Aucun.  Il  eût 
paisiblement  rempli  l'office  qu'on  lui  eût  demandé  ;  il  eût  vécu  heureux, 
tranquille,  dix  ans  sans  s'en  apercevoir.  Jacqueline  aussi  eût  été  heu- 
reuse, tranquille,  dix  ans  sans  lui  en  dire  un  mot.  Elle  lui  aurait  fait 
des  coquetteries,  et  il  y  aurait  répondu;  mais  rien  n'eût  tiré  à  consé- 


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,300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<juence.  Tout  se  serait  passé  à  merveille,  et  personne  ne  pourrait  se 
plaindre,  le  jour  où  la  vérité  viendrait. 

(Il  se  rasseoit.) 

Pourquoi  s'est-elle  adressée  à  moi  ?  Savait-elle  donc  que  je  l'aimais? 
Pourquoi  à  moi  plutôt  qu'à  Guillaume?  Est-ce  hasard?  est-ce  calcul? 
Peut-être,  au  fond,  se  doutait-elle  que  je  n'étais  pas  indifférent;  m'a- 
vait-elle vu  à  cette  fenêtre?  S'était-elle  jamais  retournée  le  soir,  quand 
je  l'observais  dans  le  jardin?  Mais  si  elle  savait  que  je  l'aimais,  pour- 
quoi alors?  Parce  que  cet  amour  rendait  son  projet  plus  facile,  et  que 
j'allais,  dés  le  premier  mot,  me  prendre  au  piège  qu'elle  me  tendait. 
Mon  amour  n'était  qu'une  chance  favorable  ;  elle  n'y  a  vu  qu'une  occa- 
sion. 

Est-ce  bien  sûr?  N'y  a-t-il  rien  autre  chose?  Quoi!  elle  voit  que  je 
vais  souffrir,  et  elle  ne  pense  qu'à  en  profiter!  Quoi  !  elle  me  trouve  sur 
ses  traces,  l'amour  dans  le  cœur,  le  désir  dans  les  yeux,  jeune  et  ardent, 
prêt  à  mourir  pour  elle,  et  lorsque,  me  voyant  à  ses  pieds,  elle  me  sou* 
rit  et  me  dit  qu'elle  m'aime,  c'est  un  calcul,  et  rien  de  plus!  Rien, 
rien  de  vrai  dans  ce  sourire,  dans  cette  main  qui  m'effleure  la  main, 
dans  ce  son  de  voix  qui  m'enivre  ?  O  Dieu  juste  !  s'il  en  est  ainsi,  à  quel 
monstre  ai-je  donc  affaire,  et  dans  quel  abîme  suis-je  tombé? 

(Il  se  lève.) 

Non  !  tant  d'horreur  n'est  pas  possible  !  Non,  une  femme  ne  saurait 
être  une  statue  malfaisante,  à  la  fois  vivante  et  glacée!  Non,  quand  je 
le  verrais  de  mes  yeux,  quand  je  l'entendrais  de  sa  bouche,  je  ne 
croirais  pas  à  un  pareil  métier.  Non ,  quand  elle  me  souriait ,  elle  ne 
m'aimait  pas  pour  cela,  mais  elle  souriait  de  voir  que  je  l'aimais.  Quand 
elle  me  tendait  la  main,  elle  ne  me  donnait  pas  son  cœur,  mais  elle 
laissait  le  mien  se  donner.  Quand  elle  me  disait  :  Je  vous  aime,  elle  vou- 
lait dire,  aimez-moi.  Non,  Jacqueline  n'est  pas  méchante;  il  n'y  a  là 
ni  calcul,  ni  froideur.  Elle  ment,  elle  trompe,  elle  est  femme;  elle  est 
roquette,  railleuse,  joyeuse,  audacieuse,  mais  non  infâme,  non  in- 
sensible. Ah!  insensé!  tu  l'aimes!  tu  l'aimes!  tu  pries,  tu  pleures,  et 
elle  se  rit  de  toi! 

(Entre  Madélon.) 

MADELON. 

Ah  !  Dieu  merci ,  je  vous  trouve  enfin;  madame  vous  demande  ;  elle 
est  dans  sa  chambre.  Venez  vite,  elle  vous  attend. 

PO&TDNIO. 

Sais-tu  ce  qu'elle  a  à  me  dire  ?  Je  ne  saurais  y  aller  maintenant» 


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LE  CHANDELIER.  '5ft| 

MADELON. 

Vous  avez  donc  affaire  aux  arbres?  Elle  est  bien  inquiète,  allez; 
toute  la  maison  est  en  colère, 

LE  JARDINIER,  entrant 
Vous  voilà  donc,  monsieur,  on  vous  cherche  partout;  voilà  un  mot 
d'écrit  pour  vous,  que  notre  maltresse  m'a  donné  tantôt. 

fortunio,  lisant. 
«  A  minuit  ce  soir  au  jardin,  d  (  Haut.)  C'est  de  la  part  de  Jacqueline? 

LE  JARDINIER. 

Oui,  monsieur;  y  a-t-il  réponse  ? 

GUILLAUME,  entrant. 
Que  fais-tu  donc,  Fortunio?  on  te  demande  dans  l'étude. 

FORTUNIO. 

J'y  vais,  j'y  vais.  (Bas  i  Madelon.)  Qu'est-ce  que  tu  disais  tout-à- 
l'heure?  Quelle  inquiétude  a  ta  maltresse? 

madelon,  bas. 
C'est  un  secret;  maître  André  s'est  fâché. 

FORTUNIO,  de  même. 
Il  s'est  fâché  ?  Pour  quelle  raison? 

MADELON,  de  même. 
H  s'est  mis  en  tête  que  madame  recevait  quelqu'un  en  secret  Vous 
n'en  direz  rien,  n'est-ce  pas?  II  veut  se  cacher  cette  nuit  dans  l'étude; 
c'est  moi  qui  ai  découvert  cela ,  et  si  je  vous  le  dis,  dam  !  c'est  que  je 
pense  que  vous  n'y  êtes  pas  indifférent. 

FORTUNIO. 

Pourquoi  se  cacher  dans  l'étude? 

MADELON. 

Pour  tout  surprendre  et  faire  son  procès.  _ , 

FORTUNIO. 

En  vérité!  est-ce  possible? 

LE  JARDINIER. 

Y  a-t-il  réponse,  monsieur? 

FORTUNIO. 

J'y  vais  moi-même;  allons,  partons. 

(Ils  sortent.) 


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$02  REViœ  .»«  MB*  MÇNDBS. 

scène  m. 

Une  chambre. 

JACQUELINE  ,  seule. 

Non,  cela  ne  se  fera  pas.  Qui  sait  ce  qu'un  homme  comme  maître 
André ,  une  fois  poussé  à  la  violence,  peut  inventer  pour  se  venger? 
Je  n'enverrai  pas  ce  jeune  homme  à  un  péril  aussi  affreux.  Ce  Gava- 
roche  est  sans  pitié;  tout  est  pour  lui  champ  de  bataille,  et  il  n'a  d'en- 
trailles pour  rien.  A  quoi  boa  exposer  Fortunio,  lorsqu'il  n'y  a  rien  de 
si  simple  que  de  n'exposer  ni  soi  ni  pertonnè  ?  Je  veux  croire  que  tout 
soupçon  s'évanouirait  par  ce  moyen;  mais  Je  moyen  lui-même  est  un 
mal,  et  je  ne  veux  pas  l'employer.  Non,  cela  me  coûte  et  me  déplaît; 
je  ne  veux  pas  que  ce  garçon  soit  maltraité  ;  puisqu'il  dit  qu'il  m'aime, 
eh  bien  !  soit.  Je  ne  rends  pas  le  mal  pour  le  bien. 

(Entre  Fortunio.) 

On  a  dû  vous  remettre  un  billet  de  ma  part;  l'avez-vous  lu? 

FORTUNIO. 

On  me  l'a  rerais,  et  je  l'ai  lu;  vous  pouvez  disposer  de  moi. 

JACQCELINE. 

C'est  inutile,  j'ai  changé  d'avis,  déchirez-le,  et  n'en  parlons  jamais. 

FORTUNIO. 

Puisse  vous  servir  en  quelque  autre  chose? 

JACQUELINE,  à  part. 
C'est  singulier,  il  n'insiste  pas.  (Haut.)  Mais  non;  je  n'ai  pas  besoin 
de  vous.  Je  vous  avais  demandé  votre  chanson. 

FORTUNIO. 

La  voilà.  Sont-ce  tous  vos  ordres? 

JACQUELINE. 

Oui;  je  crois  qu'oui.  Qu'avez- vous  donc?  Vous  êtes  pale,  ce  me 
semble. 

FORTUNIO. 

Si  ma  présence  vous  est  inutile ,  permettez-moi  de  me  retirer. 

JACQUELINE. 

Je  l'aime  beaucoup,  cette  chanson  ;  elle  a  un  petit  air  naïf  qui  va  avec 
votre  coiffure,  et  elle  est  bien  faite  par  vous» 

FORTUNIO. 

Vous  avez  beaucoup  d'indulgence. 


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U  CHUCDE1JM.  568» 

JAGQOUHE; 

O»,  voyez»- vous,  j'avais  eu  d'abord  ridée  de  vous  faire  venir;  mais 
j'ai  réfléchi  y  e'est  une  folie;  je  vous  ai  trop  vite  écouté.  Mettes- vous 
donc  au  piano,  et  chantez-moi  votre  romance. 

FORTUNIO. 

Excusez-moi,  je  ne  saurais  maintenant. 

JACQUELINE. 

Et  pourquoi  donc?  Etes- vous  souffrant,  ou  si  c'est  un  méchant  ca- 
price? J'ai  presque  envie  de  vouloir  que  vous  chantiez,  bon  gré  mal  gré. 
Est-ce  que  je  n'ai  pas  quelque  droit  de  seigneur  sur  cette  feuille  de 
papier-là?  (Elle  place  la  chanson  sur  le  piano.) 

FORTUNIO. 

Ce  n'est  pas  mauvaise  volonté;  je  ne  puis  rester  plus  long-temps,  et 
maître  André  a  besoin  de  moi. 

JACQUELINE. 

Il  me  plaît  assez  que  vous  soyez  grondé  ;  asseyez-vous  là  et  chantez. 

FORTUNIO. 

Si  vous  l'exigez,  j'obéis. 

(Il  s'assied.) 
JACQUELINE. 

Eh  bien!  à  quoi  pensez-vous  donc?  Est-ce  que  vous  attendez  qu'on 
vienne? 

FORTUNIO. 

Je  souffre;  ne  me  retenez  pas. 

JACQUELINE. 

Chantez  d'abord,  nous  verrons  ensuite  si  vous  sentirez  et  si  je  vous 
retiens.  Chantez,  vous  dis-je,  je  le  veux.  Vous  ne  chantez  pas?  Eh 
bienl  que  fait-il  donc?  Allons,  voyons,  si  vous  chantez,  je  vous  don- 
nerai le  bout  de  ma  mitaine. 

FORTUNIO. 

Tenez,  Jacqueline,  écoutez-moi.  Vous  auriez  mieux  fait  de  me  le 
dire,  et  j'aurais  consenti  à  tout. 

JACQUELINE. 

Qu'est-ce  que  vous  dites?  de  quoi  parlez-vous? 

FORTUNIO. 

Oui,  vous  auriez  mieux  fait  de  me  le  dire  ;  oui ,  devant  Dieu ,  j'au* 
ras  tout  fait  pour  vous. 

JACQUELLIE. 

Tout  fait  pour  moi?  Qu'entendez- vous  par  là? 


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304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

FORTUNIO. 

Ah!  Jacqueline!  Jacqueline!  il  faut  que  vous  l'aimiez  beaucoup;  il 
doit  vous  en  coûter  de  mentir  et  de  railler  ainsi  sans  pitié. 

JACQUELINE. 

Moi  ?  je  vous  raille  ?  Qui  vous  Ta  dit  ? 

FORTUNIO. 

Je  vous  en  supplie,  ne  mentez  pas  davantage  ;  en  voilà  assez  ;  je  sais 
tout. 

JACQUELINE. 

Hais  enfin,  qu'est-ce  que  vous  savez? 

FOETUNIO. 

J'étais  hier  dans  votre  chambre  lorsque  Clavaroche  était  là. 

JACQUELINE. 

Est-ce  possible?  Vous  étiez  dans  l'alcove  ? 

FORTUNIO. 

Oui,  j'y  étais;  au  nom  du  ciel,  ne  dites  pas  un  mot  là-dessus. 

(  Un  silence.) 
JACQUELINE. 

Puisque  vous  savez  tout,  monsieur,  il  ne  me  reste  maintenant  qu'à 
vous  prier  de  garder  le  silence.  Je  sens  assez  mes  torts  envers  vous 
pour  ne  pas  môme  vouloir  tenter  de  les  affaiblir  à  vos  yeux.  Ce  que  la 
nécessité  commande ,  et  ce  à  quoi  elle  peut  entraîner,  un  autre  que  vous 
le  comprendrait  peut-être,  et  pourrait,  sinon  pardonner,  du  moins 
excuser  ma  conduite.  Mais  vous  êtes,,  malheureusement,  une  partie 
trop  intéressée  pour  en  juger  avec  indulgence.  Je  suis  résignée  et 
j'attends. 

FORTUNIO. 

N'ayez  aucune  espèce  de  crainte.  Si  je  fats  rien  qui  puisse  vous  nuire, 
je  me  coupe  cette  main-là. 

JACQUELINE. 

Il  me  suffit  de  votre  parole ,  et  je  n'ai  pas  droit  d'en  douter.  Je  dois 
même  dire  que,  si  vous  l'oubliiez ,  j'aurais  encore  moins  le  droit  de 
m'en  plaindre.  Mon  imprudence  doit  porter  sa  peine.  C'est  sans  vous 
connaître,  monsieur,  que  je  me  suis  adressée  à  vous.  Si  cette  circonstance 
rend  ma  faute  moindre,  elle  rendait  mon  danger  plus  grand.  Puisque 
je  m'y  suis  exposée,  traitez-moi  donc  comme  vous  l'entendrez.  Quel- 
ques paroles  échangées  hier  voudraient  peut-être  une  explication.  I* 
pouvant  tout  justifier,  j'aime  mieux  me  taire  sur  tout.  Lai$sez-m>i 


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LE  CHANDELIER.  SOS 

croire  que  votre  orgueil  est  la  seule  personne  offensée.  Si  cela  est,  que 
ces  deux  jours  s'oublient  ;  plus  tard ,  nous  en  reparlerons. 

FORTUNIO. 

Jamais;  c'est  le  souhait  de  mon  cœur. 

JACQUELINE. 

Comme  tous  voudrez  ;  je  dois  obéir.  Si  cependant  je  ne  dois  plus 
tous  voir,  j'aurais  un  mot  à  ajouter.  De  vous  à  moi,  je  suis  sans  crainte, 
puisque  vous  me  promettez  le  silence.  Mais  il  existe  une  autre  personne 
dont  la  présence  dans  cette  maison  peut  avoir  des  suites  fâcheuses. 

FORTUNIO. 

Je  n'ai  rien  à  dire  à  ce  sujet. 

JACQUELINE. 

Je  vous  demande  de  m'écouter.  Un  éclat  entre  vous  et  lui,  vous  le 
sentez,  est  fait  pour  me  perdre.  Je  ferai  tout  pour  le  prévenir.  Quoi  que 
vous  puissiez  exiger,  je  m'y  soumettrai  sans  murmure.  Ne  me  quittez 
pas  sans  y  réfléchir;  dictez  vous-même  les  conditions.  Faut-il  que  la 
personne  dont  je  parle  s'éloigne  d'ici  pendant  quelque  temps?  Faut-il 
qu'elle  s'excuse  prés  de  vous?  Ce  que  vous  jugerez  convenable,  sera 
reçu  par  moi  comme  une  grâce,  et  par  elle  comme  un  devoir.  Le  sou- 
venir de  quelques  plaisanteries  m'oblige  à  vous  interroger  sur  ce  point. 
Que  décidez -vous?  répondez. 

FORTUNIO. 

Je  n'exige  rien.  Vous  l'aimez;  soyez  en  paix,  tant  qu'il  vous  aimera. 

JACQUELINE. 

Je  vous  remercie  de  ces  deux  promesses.  Si  vous  veniez  à  vous  en 
repentir,  je  vous  répète  que  toute  condition  sera  reçue ,  imposée  par 
vous.  Comptez  sur  ma  reconnaissance.  Puis-je  dès  à  présent  réparer 
autrement  mes  torts?  Est-il  en  ma  disposition  quelque  moyen  de  vous 
obliger?  Quand  vous  ne  devriez  pas  me  croire,  je  vous  avoue  que  je 
ferais  tout  au  monde  pour  vous  laisser  de  moi  un  souvenir  moins  dés- 
avantageux. Que  puis-je  faire?  je  suis  à  vos  ordres. 

FORTUNIO. 

Rien.  Adieu,  madame.  Soyez  sans  crainte;  vous  n'aurez  jamais  à 
vous  plaindre  de  moi. 

(H  va  pour  sortir,  et  prend  sa  romance,) 

JACQUELINE. 

Ah  !  Fortunio ,  laissez-moi  cela. 

TOME  IV.  90 


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3Dff  REVUE.*»  MUl  MOSDES. 


Et  qu'en  ferex^ous,  cruelle  que  vous  étoi!  Vous  me  pariez  depuis 
un  quart  d'heure,  et  rien  du  coeur  ne  vous  sort  des  lèvres.  Il  s'agit  bien 
de  vos  excuses ,  de  sacrifices  et  de  réparations!  il  s'agit  bien  de  votre 
Glavaroche  et  de  sa  sotte  vanité!  il  s'agit  bien  de  mon  orgueil!  Vous 
croyez,  donc  l'avoir  blessé?  vous  croyez  donc  que  ce  qui  m'afflige ,  c'est 
d'avoir  été  pris  pour  dupe  et  plaisanté  à  ce  dîner?  Je  ne  m'en  souviens 
seulement  pas.  Quand  je  vous  dis  que  je  vous  aime,  vous  croyez  donc 
que  je  n'en  sens  rien?  Quand  je  vous  parie  de  deux  ans  de  souffrances, 
vous  croyez  donc  que  je  fais  comme  vous?  Eh  quoi!  vous  me  brisez  le 
cœur,  vous  prétendez  vous  en  repentir,  et  c'est  ainsi  que  vous  me 
quittez!  La  nécessité,  dites-vous,  vous  a  fait  commettre  une  faute,  et 
vous  en  avez  du  regret;  vous  rougissez*  vous  détournez  la  tète;  ce  que 
je  souffre  vous  fait  pitié  ;  vous  me  voyez  ,  vous  comprenez  votre  œuvre  ; 
et  la  blessure  que  vous  m'avez  faite,  voilà  comme  vous  la  guérissez! 
Ah!  elle  est  au  cœur,  Jacqueline,  et  vous  n'aviez  qu'à  tendre  la  main. 
Je  vous  le  jure,  si  vous  l'aviez  voulu,  quelque  honteux  qu'il  soit  de  le 
dire,  quand  vous  en  souririez  vous-même,,  j'étais  capable  de  consentir 
à  tout.  O  Dieu  !  la  force  m'abandonne  ;  je  ne  peux  pas  sortir  d'ici . 

(U  fapp*i6  sur  **  mfftfrfo.) 

JAGQPUWE. 

Pauvre  enfant!  je  suis  bien  coupable.  Tenez,  respirez  ce  flacon. 

F0&TIIN!*. 

Ah!  gardez-les,  garderies  pour  lui,  ees  soins  dont  je  ne  suis  pas 
digne  ;  ce  n'est  pas  pour  moi  qu'ils  sont  faits.  Je  n'ai  pas  l'esprit  inven- 
tif, je  ne  suis  ni  heureux  ni  habile;  je  ne  saurai»,  à  l'occasion ,  forger 
un  prefond  stratagème.  Insensé!  j'ai  cru  être  aimé!  oui,  parce  que 
vous,  m'aviez  souri»  parce  que  votre  main  tremblait  dans  la  mienne» 
parce  que  vos  yeux  semblaient  chercher  mes  yeux ,  et  m'inviter  comme 
deux  anges,  à  un  festin  de  joie  et  de  vie;  parce  que  vos  lèvres  s'étaient 
ouvertes»  et  qu'un  vain  son  en  était  sorti  ;  oui ,  je  l'avoue ,  j'avais  fait 
un  rêve,  j'avais  cru  qu'on  aimait  ainsi.  Quelle  misère!  Est-ce  à  une 
parade  que  votre  sourire  m'avait  félicité  de  la  beauté  de  mon  cheval? 
Est-ce  le  soleil ,  dardant  sur  mon  casque ,  qui  vous  avait  ébloui  les  yeux  ? 
Je  sonate  «Tune  salle  obscure,  d'où  je  suivais  depuis  deux  ans  vos  pro- 
menades dans  une  allée;  j'étais  un  pauvre  dernier  clerc  qui  s'ingérait 
de  pleurer  en  silence;  C'était  bien  là  ce  qu'on  pouvait  aimer! 

JACQUELINE. 

Pauvre  enfant  ! 


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LE  CHAtfD&LIEB,  807 

EO&TWUO. 

Oui ,  pauvre  enfant  1  dites-Je  encore ,  car  je  ne  sais  si  je  rêve  ou  *i  je 
veille,  et,  malgré  tout,, si  vous  ne  m'aime^  pas.  JUepuis  hier,  je  *u*s 
assis  à  terre ,  je  me  frappe  le  cœur  et  le  front  ;  je  me  rappelle  ce  que 
mes  yeux  ont  vu ,  ce  que  mes  oreilles  ont  entendu ,  et  je  me  demande 
si  c'est  possible.  A  l'heure  qu'il  est,  vous  me  le.  dites.,  je  le  sens,  j'en 
souffre,  j'en  meurs,  et  je  n'y  crois  ni  ne  le  comprends.  Que  vous 
avais-je  fait,  Jacqueline?  Gomment  se  peut-il  que,  sans  aucun  motif, 
«ans  avoir  pour  moi  ni  amour  ni  haine,  sans  méconnaître,  sansm'avoir 
jamais  vu;  comment  se  peut-il  que  vous  que  tout  le  monde  aime,  que 
f  ai  vue  faire  la  charité  et  arroser  ces  fleurs  que  voilé,  qui  êtes  bonne, 
qui  croyez  en  Dieu,  à  qui  jamais*.—  Ah!  je  vous  accuse,  vous  que 
j'aime  plus  que  ma  vie!  ù  ciel  !  vous  A*^e  (ait  un  reproche?  JaequeUne, 
pardonnez-moi. 

JACQUELINE. 

Calmez-vous;  venez;  calmez-vous. 

FORTGNIO. 

Et  à  quoi  suisse  bon,  grand  Dieu,  sinon  à  voos  donner  ma  vie?  si- 
non au  plus  chétif  usage  que  vous  voudrez  faire,  de  moi?  sinon  à  tous 
suivre,  à  vous  préserver,  à  écarter  de  vos  pieds  une  épine?  J'ose  me 
plaindre,  et  vous  m'aviez  choisi  !  ma  place  était  à  votre  table ,  j'allais 
compter  dans  votre  existence.  Vous  alliez  dire  à  la  nature  entière ,  à 
ces  jardins,  à  ces  prairies,  de  me  seurtne  comme  vous;  votre  belle  et 
radieuse  image  commençait  à  marcher  devant  moi,  et  je  la  suivais; 
j'allais  vivre;  est-ce  que  je  vous  perds*  Jacqueline?  est-ce  que  j'ai  fait 
quelque  chose  pour  que  vous  me  chassiez  ?  pourquoi  .donc  ne  voulez- 
vous  pas  faire  encore  semblant  de  m'aimer  ? 

(11  tombe  sans  connaissance.) 

JACQUELINE,  courant  à  lui. 
Seigneur,  mon  Dieu,  qu'est-ce  que  j'ai  fait?  Fortunio,  revenez  à 
vous. 

FORTUNIO. 

Qui  C les- vous?  laissez-moi  partir. 

JACQUELINE. 

Appuyez- vous  ;  venez  à  la  fenêtre;  de  grâce  ,'appuyez-vous  sur  moi  ; 
posez  ce  bras  sur  mon  épaule ,  je  vous  en  supplie,  Fortunio. 

FOHTUNIO« 

Ce  n'est  rien;  me  voilà  remis. 

20. 

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308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

JACQUELINE. 

-  Comme  il  est  pâle ,  et  comme  son  coeur  bat  !  voulez-vous  vous  mouil- 
ler les  tempes?  Prenez  ce  coussin,  prenez  ce  mouchoir;  vous  suis-je 
tellement  odieuse  que  vous  me  refusiez  cela  ? 

FORTUNIO. 

Je  me  sens  mieux,  je  vous  remercie. 

JACQUELINE. 

Gomme  ces  mains-là  sont  glacées!  où  allez-vous?  vous  ne  pouvez 
sortir.  Attendez  du  moins  un  instant.  Puisque  je  vous  fiais  tant  souffrir, 
laissez-moi  du  moins  vous  soigner. 

FORTUNIO. 

Cest  inutile,  il  faut  que  je  descende.  Pardonnez-moi  ce  que  j'ai  pu 
vous  dire  ;  je  n'étais  pas  maître  de  mes  paroles. 

JACQUELINE. 

Que  voulez-vous  que  je  vous  pardonne  ?  Hélas  !  c'est  vous  qui  ne  par- 
donnez pas.  Mais  qui  vous  presse  ?  pourquoi  me  quitter  ?  vos  regards 
cherchent  quelque  chose.  Ne  me  reconnaissez-vous  pas  ?  Restez  en 
repos,  je  vous  conjure.  Pour  l'amour  de  moi,  Fortunio,  vous  ne  pouvez 
sortir  encore. 

FORTUNIO. 

Non  !  adieu;  je  ne  puis  rester. 

JACQUELINE. 

Ah  1  je  vous  ai  fait  bien  du  mal  ! 

FORTUNIO. 

On  me  demandait  quand  je  suis  monté  ;  adieu ,  madame ,  comptez 
sur  moi. 

JACQUELINE. 

Vous  reverrai-jeî 

FORTUNIO. 

Sijvous  voulez. 

JACQUELINE. 

Monterez^ vous  ce  soir  au  salon? 

FORTUNIO. 

Si  cela  vous  plaît. 

JACQUELINE. 

Vous  partez  donc?  encore  un  instant  ! 


FORTUNIO. 

Adieu  !  adieu!  je  ne  puis  rester. 


(lisait.) 

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LE  CHANDELIER.  309 

JACQUELINE  appelle. 
Fortunio  !  écoulez-moi  ! 

FORTUNIO,  rentrant 
Que  me  voulez-vous,  Jacqueline  T 

JACQUELINE. 

Écoutez-moi,  il  faut  que  je  vous  parle.  Je  ne  veux  pas  vous  demander 
pardon;  je  ne  veux  revenir  sur  rien;  je  ne  veux  pas  me  justifier.  Vous 
êtes  bon ,  brave  et  sincère  ;  j'ai  été  fausse  et  déloyale  ;  je  ne  peux^pas 
vous  quitter  ainsi. 

FORTUNIO. 

le  vous  pardonne  de  tout  mon  cœur. 

JACQUELINE. 

Non,  vous  souffrez,  le  mal  est  fait.  Où  allez- vous?  que  voulez- vou9 
faire?  comment  se  peut-il,  sachant  tout,  que  vous  soyez  revenu  ici  ? 

FORTUNIO. 

Vous  m'aviez  fait  demander. 

JACQUELINE. 

liais  vous  veniez  pour  me  dire  que  je  vous  verrais  à  ce  rendez-vous* 
Est-ce  que  vous  y  seriez  venu  ? 

FORTUNIO. 

Oui,  si  c'était  pour  vous  rendre  service ,  et  je  vous  avoue  que  je  le 
croyais. 

JACQUELINE. 

Pourquoi  pour  me  rendre  service? 

FORTUNIO. 

Madelon  m'a  dit  quelques  mots.... 

JACQUELINE. 

Vous  le  saviez,  malheureux,  et  vous  veniez  à  ce  jardin  t 

FORTUNIO. 

Le  premier  mot  que  je  vous  ai  dit  de  ma  vie ,  c'est  que  je  mourrai» 
de  bon  cœur  pour  vous,  et  le  second,  c'est  que  je  ne  mentais  jamais. 

JACQUELINE. 

Vous  le  saviez  et  vous  veniez I  Songez-vous  à  ce  que  vous  dites?  0 
s'agissait  d'un  guet-à-pens. 

FORTUNIO. 

Je  savais  tout. 


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310  REVUE  Ml  ««  MONDES. 

JACQUELINE. 

Il  s'agissait  d'être  surpris,  d'être  tué  peut-être,  traîné  enpriao»;  que 
sais-je?  c'est  horrible  à  dire. 

FORîumo. 
Je  savais  tout. 

JACQUELINE. 

Vous  saviez  tout?  vous  saviez  tout?  Vous  étiez  Gâché  là,  hier,  dans 
cette  alcôve,  derrière  ce  rideau.  Vous  écoutiez ,  n'eat-ii  pas  vrai  ?  vous 
saviez  encore  tout,  n'est-ce  pas  ? 

FO&TUNIO. 

Oui. 

JACQUELINE. 

Vous  saviez  que  je  mens,  que  je  trompe ,  que  je  vous  raille,  et  que  je 
"vous  tue  ?  Vous  saviez  que  j'âime  Clàvaroche,  et  qu'il  me  fait  faire  tout 
ce  qu'il  veut?  que  je  joue  une  comédie?  que  là,  hier,  je  vous  ai  pris 
pour  dupe?  que  je  suis  lâche  et  méprisable?  que  je  vous  expose  à  la 
mort  par  plaisir?  vous  saviez  tout,  vora  en  étiez  sûr?  Eh  bien!  eh 
bien  ! ... .  qu'est-ce  que  vous  savez  maintenant  ? 

FQMOlfKh 

Mais,  Jacqueline,  je  crois.. ••  je  sais.... 

JACQUELINE. 

Sais-tu  que  je  t'aime ,  entat  que  tu  «e§?  qu'il  faut  que  tu  me  par- 
donnes ou  que  je  meure ,  et  que  je  te  le  demande  à  genoux? 

SCÈNE  DERNIÈRE. 

La  salle  .à,i 


MAITRE  ANDRE,  CLAVAROCHB,  FORTUNIO  et  JACQUELINE, 

à  table. 

maître  Atrbfeé. 
Grâces  au  ciel ,  nous  voilà  tous  joyeux,  tous  réunis,  et  tous  amis.  Si 
je  doute  jamais  de  ma  femme,  puisse  mon  vin  m'empoisonner  ! 

JACQUELINE. 

Donnez-moi  donc  à  boire,  monsieur  Fortunio. 

CLAVAROCHE,  bas. 

Je  vous  répète  que  votre  clerc  m'ennuie  ;  faites-moi  la  grâce  de  le 
renvoyer. 


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uottUBum  m 

JACQUELINE  ,  bas. 

Je  fais  ce  que  vous  m'avez  dit, 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Quand  je  pense  qu'hier  j'ai  passé  la  nuit  dans  l'étude  à  me  morfondre 
sur  un  maudit  soupçon,  je  ne  sais  de  quel  nom  m'appeler. 

Monsieur  Fortunio,  donnez-moi  donc  ce  coussin. 

CLAVAROCHE,  bai. 

Me  croyez-vous  un  autre  maître  André?  Si  votre  clerc  ne  sort  de 
la  maison ,  j'en  sortirai  tantôt  moi-môme. 

JACQUELINE. 
MAlTBE  ANDRÉ. 

Mais  je  l'ai  conté  à  tout  le  monde  ;  il  faut  que  justice  se  fasse  ici-bas. 
Tonte  la  ville  saura  qui  je  suis;  et  désormais,  pour  pénitence,  je  ne 
douterai  de  quoi  que  ce  soit. 

JACQUELINE. 

Monsieur  Fortunio,  je  bois  à  vos  amours. 

CLAVAROCHB,  bas. 

En  voilà  assez  >  Jacqueline ,  et  je  comprends  ce  que  cela  signifie.  Ce 
n'est  pas  là  ce  que  je  vous  ai  dit. 

MAÎTRE  ANDRÉ. 

Oui!  aux  am+urs  de  Fortunio î 
(H  charte.) 

Amis,  buvons,  buvons  sans  cesse. 
JFORTUWIO. 

Cette  cbanson-là  est  bien  vieille;  chantez  donc»  monsieur  Clava- 
rochel 

Alfred  or  Musset. 


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THÉÂTRE-FRANÇAIS. 


DON  JUAN  D'AUTRICHE 

OU  LA  VOCATION. 


Il  y  a  dans  la  comédie  historique  de  M.  Delavigne  plusieurs 
personnages  qui  portent  des  noms  célèbres:  don  Juan  d'Autriche, 
Philippe  II  et  Charles-Quint.  Ceux  qui  ne  connaissent  l'Espagne 
que  par  l'histoire ,  et  qui  n'ont  pas,  comme  l'auteur  des  Messénien- 
nes,  la  faculté  d'interpréter  les  querelles  religieuses  du  xvie  siècle 
par  la  philosophie  de  Candide,  seraient  bien  embarrassés  de  re- 
trouver sous  ces  noms  éclatans  le  vainqueur  de  Lépante ,  le  bour- 
reau de  don  Carlos  et  le  rival  victorieux  de  François  Ier.  Dans 
l'intérêt  des  intelligences  paresseuses  qui  ne  cheminent  pas  assez 
vite  pour  traverser  deux  siècles  en  une  soirée,  nous  analyserons 
successivement  tous  les  rôles  de  cette  comédie.  Nous  ne  la  racon- 
terons pas,  car  nous  croyons  que  la  littérature  et  le  public  ne 
gagnent  jamais  rien  aux  procès-verbaux.  S'il  y  a  des  lecteurs  qui 
demandent  à  leur  journal  le  menu  dramatique  d'une  pièce,  comme 
les  gourmands  le  programme  d'un  banquet ,  avant  de  se  décider 


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DON  JUAN  D'AUTRICHE.  313 

à  la  curiosité  ou  à  l'appétit,  nous  pensons  que  ces  avides  indolences 
n'ont  rien  à  démêler  avec  la  critique,  et  ce  n'est  pas  pour  eux 
que  nous  écrivons. 

Dans  la  comédie  de  M.  Delà  vigne,  don  Juan  d'Autriche  est 
amoureux  d'une  jeune  fille  dont  il  ne  connaît  ni  le  vrai  nom,  ni  la 
famille.  Il  ne  rêve  qu'aux  moyens  de  la  voir,  de  lui  parler,  de  passer 
à  ses  genoux  des  heures  enivrées  ;  il  trompe  la  surveillance  de  son 
gouverneur,  il  gagne  les  gardiens  chargés  d'épier  ses  démarches, 
s'échappe  à  la  dérobée ,  et  ne  conçoit  pas  une  plus  digne  ambi- 
tion que  d'épouser  sa  maîtresse.  Quand  celui  qu'il  appelle  son 
père,  et  qui  n'est  que  son  tuteur,  lui  propose  d'entrer  dans  l'église 
et  lui  montre  dans  un  avenir  prochain  le  chapeau  de  cardinal , 
don  Juan  n'hésite  pas  à  déclarer  son  amour.  En  présence  du  roi 
d'Espagne  qui  se  donne  pour  un  seigneur  de  la  cour,  il  renouvelle 
son  aveu;  il  ne  demande  qu'une  épée  pour  illustrer  son  nom  et 
mériter  par  son  courage  la  main  de  sa  maîtresse.  Celle  qu'A  aime 
est  juive,  il  l'apprend  d'elle-même,  et,  avec  la  sérénité  d'un  ami 
de  Hme  Geoffrin,  il  se  résigne  à  cette  mésaventure  comme  s'il 
s'agissait  simplement  d'un  papier  perdu.  Surpris  par  le  grand 
seigneur  auquel  il  s'est  confié  si  ingénuement,  sommé  de  sortir 
et  de  ne  plus  reparaître  dans  la  maison  de  dona  Florinde,  il 
ne  se  demande  pas  pourquoi  elle  s'est  enfuie  à  la  seule  vue  de  ce 
mystérieux  personnage;  il  la  suit  en  défiant  la  colère  de  son  rival. 
Conduit  au  couvent  par  Tordre  du  roi,  il  déchire  sa  robe  de  no- 
vice ;  il  raconte  pour  la  troisième  fois  son  amour  au  moine  qui  lç 
reçoit,  et  au  novice  qui  essaie  de  le  consoler;  grâce  à  l'interven- 
tion de  ses  deux  nouveaux  amis,  il  réussit  à  sortir  du  couvent  et 
retourne  chez  sa  maîtresse.  Elle  est  absente  lorsqu'il  arrive  ;  avec 
une  docilité  vraiment  exemplaire ,  sur  les  instances  de  la  duenna, 
il  se  cache  pour  l'attendre  et  se  laisse  enfermer.  Bientôt  dona  Flo- 
rinde, aux  prises  avec  Philippe  II,  qui  n'est  autre  que  le  comte 
de  Sama-Fiore,  appelle  au  secours.  Don  Juan  le  provoque,  et  l'at- 
taquerait sur  l'heure,  si  dona  Florinde  ne  lui  criait  :  Arrêtez,  c'est 
le  roi.  Or,  il  a  promis  au  couvent  de  ne  jamais  se  servir  de  son  épée 
contre  Philippe  II.  Cependant  il  n'en  serait  pas  quitte  pour  un 
sermon  et  irait  sans  aucun  doute  achever  ses  jours  dans  une  prison 
d'état,  si  le  moine  auquel  il  doit  sa  liberté,  celui  qu'il  a  pris  pour 


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314  RIVOI  &E6  DfUX  MOMES. 

confident  et  pour  aoiâKaire,  sans  lui  amender  soi  titras,  si 
Cfearles-Qomt,  car  c'est  lui,  ne  venait  en  perotane  réconcilier 
son  fils  légitime  et  son  fils  naturel,  le  roi  Philippe  II  et  le  fu*r 
vainqueur  de  Lépante. 

VoHà  le  don  Juan  d'Autriche  de  M.  Delavigne,  ingénu ,  boire , 
docile,  crédule ,  tolérant,  jetant  à  la  tête  da  premier  venu  son 
amour  et  ses  espérances.  Pour  dessiner  ce  caractère ,  je  n'ai  pu 
me  dispenser  d'indiquer  sommairement  toute  la  conduite  de  la 
piéoe ,  car  3  occupe  à  lui  seal  le  tiers  au  moins  de  l'action  ;  mais 
Philippe  II  et  Charles-Quint  seraient  mal  connus  s'ils  n'étaient 
envisagés  séparément 

Philippe  II  quitte  la  cour  pour  interroger  son  frère;  et,  poar 
mieux  se  déguiser  sans  doute,  il  se  présente  sous  un  nom  qui  n'a 
jamais  retenti  en  Espagne,  et  qui  n'appartient  ni  à  la  Castifle  ni 
à  r  Aragon ,  sons  le  nom  de  Santa-Fiore.  Pour  peu  que  don  Juan 
connaisse  sa  langue,  il  doit  prendre  le  nouveau  venu  pour  un 
étranger,  car  il  ne  peut  soupçonner  le  roi  d'Espagne  de  porter  un 
nom  aussi  barbare  à  Madrid  qu'à  Florence.  Ce  Philippe  II ,  si 
heureusement  baptisé  sans  doute  par  quelque  prisonnier  de  Pavie, 
aime  aussi  doua  Florinde,  et  il  ignore,  comme  don  Juan,  la  reli- 
gion et  la  famille  de  celle  qu'il  aime.  De  la  part  d'un  roi  tel  que 
Philippe  II,  Tétourderie  est  surprenante.  Quand  il  veut  chasser 
son  rival ,  au  lieu  de  dire  :  Je  suis  le  roi ,  ou  d'appeler  ses  gardes 
sans  se  nommer,  il  se  laisse  insulter  avec  la  longanimité  d'un 
saint.  C'est  assurément  une  grande  vertu  dans  le  maître  des  Espa- 
gnes  et  des  Indes.  Il  envoie  son  frère  dans  un  couvent ,  et  il  sur- 
veille si  mal  l'exécution  de  ses  ordres ,  que  don  Juan  se  rend  pré- 
cisément au  couvent  de  Charles-Quint.  Il  parait  qu'à  cette  époque 
un  rot  absolu  n'était  pas  obéi  aussi  bien  qu'un  préfet  de  police  de 
ne»  jours.  Il  retrouve  don  Juan  chez  dona  Florinde ,  et  il  ne  songe 
pas  à  lui  demander  compte  de  sa  fuite.  Il  porte  la  main  eur  doaa 
Florinde,  et  quand  il  apprend  qu'elle  est  juive,  il  la  désire  avec 
plus  d'ardeur  encore.  Lui,  roi  d'Espagne»  il  se  jette  aux  genoux 
d'une  juive,  aux  genoux  dune  femme  qui  périrait  s'il  disait  un 
mot.  Il  implore  la  merci  d'«ne  proscrite  dont  la  vie  est  entre  ses 
mains.  Pas  un  historien  encore  n'avait  indiqué  dans  la  vie  de 
Philippe  II  les  élémens  de  cet  épisode  romanesque.  Le  roi  se  trouve 


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DON  «UN  D'AUTRICHE.  315 

-en  ftoe  de  don  Juan,  d'un  ennemi  libre  et  qu'il  avait  encbatné;  il 
ne  pense  pas  à  l'intervention  de  son  père  ;  il  épargne  son  ennemi  et 
l'abandonne  à  Charles-Quint,  quand  il  aurait  pu.se  venger  per- 
sonnellement, et  sans  autre  dépense  qu'un  signe  de  tète.  Avouons 
que  Philippe  II  ainsi  conçu  est  tout*à-fait  neuf. 

ChârleB-Quiot ,  retiré  dans  le  courent  de  Samt-Jnst,  partage 
son  temps  entre  ses  horloges  et  la  conversation  d'un  jeune  novice. 
H  s'amuse  à  écouter  les  caquets  d'un  enfant  et  oublie  les  guerres 
qu'il  a  conduites,  le  camp  du  Drap+d'Or,  l'élection  impériale  de 
Trêves,  pour  le  récit  d'une  cabale  monastique.  H  oublie  Luther 
auquel  il  a  tenu  tête,  et  Léon  X  qu'il  a  protégé,  pour  tourner  en 
ridicule  les  ambitions  du  cloître ,  et  traiter  son  interlocuteur  de 
iBoUttUou.  11  faut  croire  que  Charles-Quint  est  bien  changé  depuis 
les  guerres  religieuses  de  l'Allemagne,  qu'il  a  tout-à-fait  dépouillé 
le  vieil  homme,  qu'il  ne  recommencerait  pas  sa  vie  passée;  en  un 
mot,  qu'il  a  deviné  Y  Essai  sur  les  Mœurs.  Autrement,  comment 
eipliquer  sa  bonhomie  railleuse  qui  se  complaît  dans  la  familia- 
rité d'un  enfant,  et  qui  ne  songe  pas  même  à  regarder  la  carte 
d'Europe,  pour  suivre  du  doigt  le  jeu  des  nations  qu'il  a  remuées? 
Comment  comprendre ,  non  pas  l'abdication  impériale,  maïs  l'ab- 
dication intellectuelle  du  vainqueur  de  Pavie?  Quand  il  voit  son 
fils,  au  lieu  de  lui  rendre  la  liberté,  en  ordonnant  que  les  portes 
soient  ouvertes,  il  a  recours  à  la  ruse  et  se  fait  nommer  abbé  pour 
signer  légitimement  l'affranchissement  du  captif.  Il  entend  sans 
émotion  l'éloge  de  François  Ier,  il  se  console  par  un  bon  mot ,  et 
pour  toute  réponse  à  cet  étrange  panégyrique,  sorti  d'une  bouche 
espagnole ,  il  donne  à  don  Juan  Tépée  du  prisonnier  de  Madrid. 
Décidément,  Charles-Quint  est  un  sage  accompli,  détaehésans 
retour  des  vanités  humaines.  Pardonnons-lui  de  singer  Jules-César, 
en  dictant  à  la  fois  trois  lettres  pour  son  élection  abbatiale  :  cette 
parodie  est  un  péché  véniel.  Pardonnons-lui  avec  la  même  indul- 
gence de  violer  pour  lui-même  les  règlement  qu'il  n'osait  violer 
pour  son  fils ,  et  de  sortir  du  monastère  après  avoir  résigné  son 
nouveau  titre ,  sans  alléguer  aucune  excuse  légitime  pour  cette 
singulière  espièglerie;  j'espère  que  le  nouvel  abbé  ne  négligera 
pa»  de  punir  l'empereur.  Pardonnons-lui  surtout  d'avoir  oublié 
l'âge  de  don  Juan  et  de  parler  &  un  garçon  de  deu2e  ans  comme  à 


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316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  homme  de  vingt  ans  ;  car  don  Juan  était  né  en  1546,  et  Charles- 
Quint  est  mort  en  1558. 

Le  petit  novice ,  qui  aide  Charles-Quint  à  dévorer  ses  ennuis , 
n'est  qu'un  souvenir  assez  effacé  de  Chérubin.  On  ne  comprend 
guère  comment  Beaumarchais  joue  un  rôle  au  couvent  de  Saint- 
Just.  Mais  c'était  la  volonté  de  M.  Delavigne ,  et  nous  ne  le  chica- 
nerons pas  pour  si  peu. 

Don  Quixada,  gouverneur  de  don  Juan  d'Autriche ,  joue  pen- 
dant cinq  heures  le  rôle  de  l'Ajo  nelï  imbarraxzo.  De  loin  en  loin 
il  essaie  le  pathétique.  Mais  ces  sortes  de  caprices  ne  sont  pas  de 
longue  durée ,  et  le  comte  Giraud  peut  réclamer  don  Quixada 
comme  sa  propriété  bien  authentique  ;  il  est  mort  et  ne  réclamera 
pas.  Cervantes  aurait  bien  aussi  quelque  droit  sur  ce  personnage 
qui  rappelle  Sancho  dans  plusieurs  scènes;  ceci  soit  dit  sans  injure 
pour  Cervantes. 

U  y  a  dans  dona  Florinde  plusieurs  singularités  inexplicables. 
Elle  est  juive  et  elle  jure  par  Jésus.  Est-elle  convertie?  Mais  elle 
n'en  dit  rien.  Elle  fréquente  les  églises  catholiques  ;  quel  docteur 
de  la  synagogue  lui  a  permis  une  pareille  équipée?  Elle  connaît  le 
roi,  et  au  second  acte,  au  lieu  d'avertir  don  Juan  du  danger 
auquel  il  s'expose ,  au  lieu  de  partir  avec  lui ,  pour  se  dérober  à  la 
colère  de  Philippe  II,  elle  laisse  la  partie  s'engager;  elle  attend» 
pour  démasquer  le  comte  de  Santa-Fiore,  que  le  rival  de  don  Juan 
porte  la  main  sur  elle ,  et  tente  violemment  de  contenter  son  brutal 
amour.  Il  faut  qu'elle  soit  bien  troublée  pour  commettre  une  pa- 
reille faute.  Elle  dit  à  Philippe  II  pour  l'arrêter  :  Je  suis  juive,  et 
elle  revient  du  tribunal  de  l'inquisition.  De  qui  est  donc  venu 
Tordre  de  comparaître?  Comment  le  roi  l'ignore-t-il?  Et  s'il  le 
sait,  comment  ne  craint-il  pas  de  se  déshonorer  par  le  contact 
d'une  race  maudite?  Nous  marchons  de  ténèbres  en  ténèbres;  où 
est  l'Œdipe  qui  résoudra  cette  énigme? 

Vous  connaissez  maintenant  les  personnages  de  cette  comédie 
historique;  voulez-vous  que  je  vous  dise  l'action?  Au  premier  acte, 
don  Juan,  don  Quixada  et  Philippe  II;  au  second,  dona  Flo- 
rinde, don  Juan  et  Philippe  II;  au  troisième,  don  Juan  et  Char- 
les-Quint ;  au  quatrième ,  comme  au  second ,  Philippe  II ,  don  Juan, 
et  dona  Florinde;  enfin  au  dénouement,  Charles-Quint,  Deus  ex 


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DON  JUAN  d'àUTRICBE.  317 

machina,  qui  réconcilie  ses  deux  fils,  et  dona  Florinde,  qui  promet 
de  ne  jamais  revoir  son  amant,  sans  qu'on  sache  le  secret  de  sa 
résignation. 

Oh  est  la  vocation  qui  donne  son  titre  à  cette  comédie?  est-ce  la 
vocation  de  dona  Florinde  pour  le  catholicisme,  ou  celle  de  don  Juan 
pour  la  gloire  militaire?  Décide  qui  pourra. 

Le  second  et  le  quatrième  actes  ne  tiennent  pas  très  étroite- 
ment aux  trois  autres,  et  sont  par  eux-mêmes  une  pièce  dans  la 
pièce.  Mais  je  me  résignerais  volontiers  à  cette  superfétation  poéti- 
que ,  si  j'avais  pu  deviner  le  caractère  comique  de  l'ouvrage.  Une 
fille  qu'un  roi  essaie  de  violer  ne  me  semble  pas  prêter  à  la  comé- 
die. Un  jeune  homme  qui  joue  sa  tête  pour  défendre  sa  maltresse , 
n'est  pas  non  plus  un  sujet  très  plaisant.  Un  roi  c|ui  appelle  au  se- 
cours de  sa  rage  amoureuse  le  tribunal  de  l'inquisition ,  et  qui 
d'un  trait  de  plume  peut  condamner  au  bûcher  son  rival  et  celle 
qu'il  n'a  pu  vaincre,  me  parait  plus  terrible  que  ridicule.  Wétes- 
vous  pas  de  mon  avis?  Je  ne  prétends  pas  que  la  biographie 
de  don  Juan  n'offre  aucun  sujet  de  comédie  ;  mais  je  déclare  en 
mon  ame  et  conscience  que  la  comédie  de  M.  Delavigne  n'est 
rien  moins  que  gaie. 

Ce  qui  m'a  frappé  surtout  dans  cette  parodie  de  l'Espagne  au 
xvie  siècle,  c'est  la  couleur  voltairienne  de  Charles-Quint  et  de 
don  Juan.  L'empereur  et  son  fils  traitent  les  questions  religieuses 
comme  Zadig  ou  Pangloss.  On  dirait  que  la  diète  de  Worms  a  déjà 
trois  siècles  sur  les  épaules;  ils  ne  s'inquiètent  ni  du  saint-siége,  ni 
de  Luther;  le  protestantisme  armé  de  l'Allemagne  ne  trouble  pas 
un  instant  leur  pensée.  M.  Delavigne,  faisant  parler  Charles-Quint 
comme  l'ami  de  Mme  Duchatelet,  ressemble  fort  à  ces  monarchis- 
tes ignorans  qui  ne  voient  dans  l'histoire  de  France,  depuis  qua- 
torze siècles,  qu'une  succession  de  rois  pareils  en  tout  à  Louis  XIV. 
Des  deux  côtés  c'est  le  même  aveuglement;  l'étiquette  royale  de 
Versailles,  au  début  de  la  conquête  franke,  n'est  pas  plus  ridicule 
que  le  sourire  de  Voltaire  dans  le  couvent  de  Saint-Just. 

La  prose  de  cette  comédie ,  historique  au  dire  de  l'affiche,  est 
d'un  tissu  tout-à-fait  nouveau.  Ce  n'est  ni  la  phrase  claire  et  rapide 
du  xvine  siècle,  ni  la  phrase  sévère  et  logique  du  xvu6,  ni  la  phrase 
ample  et  flottante  du  xvi*,  ni  même  la  phrase  ambitieuse,  et  tour 


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318  REVUE  DS8  DRCX  MONDÉS* 

à  tour  phi!o6ophfk}ue  on  poétique ,  du  siècle  présent;  non ,  c'est  un 
perpétuel  cliquetis  d'antithèse  puéril;  c'est  alternativement  ht 
caricature  de  Beaumarchais  ou  de  quelques  dramatistes  plus  mo-: 
deftrnes.  M.  Delavigne  a  démontré  victorieusement  qu'il  y  a  autre 
chose  dans  la  langue  que  des  vers  et  de  la  prose,  et  qu'il  ne  suffit 
pas  de  limer  les  clous  d'une  rime  pour  ouvrir  les  charnières  d'une 
période.  En  désertant  l'alexandrin ,  il  n'a  pas  mis  le  pied  sur  le  seuil 
d'une  nouvelle  patrie;  H  a  perdu  son  armure,  et  n'a  pas  trouvé  un 
manteau  à  sa  taille. 

Bien  que  je  n'aie  jamais  partagé  l'avis  des  critiques,  éclairés 
d'ailleurs,  qui  proposent  la  réalité  complète  savamment  restituée , 
comme  le  modèle  achevé  de  toute  poésie;  bien  que  ponr  moi  Ho- 
mère domine  Hérodote,  comme  Shakspeare  domine  Hollinshed , 
cependant  j'ai  toujours  pensé  que  l'imagination  ne  s'élève  au-desr 
sus  de  la  mémoire  qu'à  la  condition  d'interpréter  le  souvenir.  Or, 
est-il  probable  que  H.  Delavigne  n'ait  pas  feuilleté  les  biographes 
de  don  Juan  d'Autriche?  Est-il  probable  qu'il  se  soit  contenté  de 
quelques  pages  de  Robertson  ou  de  Strada?  Je  répugne  à  le 
croire.  A  la  vérité,  il  a  déjà  trouvé  dans  Connues  l'étoffe  d'une  ber- 
gerie digne  de  Racan  ;  et  quelle  bergerie  1  Louis  XI  à  Plessis-lès- 
Tours.  Mais  s'il  connaît  la  vie  de  don  Juan,  comment  s'est-il  plu  à 
dénaturer  une  réalité  plus  riche  que  son  poème,  que  Schiller  au- 
rait bien  su  agrandir  et  féconder,  mais  qui,  fouie  d'être  labourée 
par  une  habile  charrue,  est  plus  variée,  plus  imposante  dans  son 
inculte  nudité  que  le  roman  dialogué  de  M.  Delavigne? 

Élevé  jusqu'à  sa  puberté  dans  l'ignorance  de  son  père ,  don  Juan 
est  présenté  à  Philippe  II ,  dans  une  partie  déchusse,  par  don  Luis 
Qtûxada.  Charles-Quint  en  mourant  avait  révélé  à  l'héritier  de  sa 
couronne  le  secret  de  ses  premières  faiblesses,  et  lui  avait  recom- 
mandé le  bonheur  de  son  fils  naturel.  Destiné  aux  dignités  ecclé- 
siastiques, don' Juan,  en  apprenant  de  la  bouche  même  du  roi, 
defant  tous  les  seigneurs  de  la  cour,  qu'il  est  du  sang  de  Chartes- 
Quint,  se  confirme  dans  son  ambitieu  militaire;  certes  c'est  là  un 
beau  début.  Nous  n'avons  pas  la  fatuité  de  construire  en  quelques 
lignes  un  édifice  dramatique;  mais  vous  allez  voir  comme  les 
masses  se  groupent  d'elles-mêmes,  comme  elles  s'ordonnent  bar- 
mçaieuferoeot. 


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Mm  juin  d'autrkbk.  919 

A Madrid,  do*  Jua»  trouve  don  Carlos  amoureux  d'Elisabeth  de 
France,  compromis  perdes  amitiés  séditieuses;  luà-mème  se  pas- 
sioane  pour  Marie  de Mesdona;  Philippe  H  lai  ravit  sa  maîtresse, 
et  renferme  dans. un  couvent tainânte  déjà  mère.  Don  Juansotof- 
foe  patiemment  l'injure  qui  foi  est  infligée;  il  appelle  la  gloire  qui 
lui  échappe  >  et  lutte  sans  colère  contre  la  jalousie  du  roi. 

Don  Carlos  conspire;  don  Juan  n'hésite  pas  à  le  dénoncer.  L'on- 
cle et  le  neveu  se  défient,  et  mettent  l'épée  à  la  main;  don  Carlos 
appelle  au  secours;  il  est  condamné;  son  adversaire  demande  sa 
grâce,  et  pleure  sa  mort  avec  des  larmes  sincères. 

Délivré  de  son  fils,  Philippe  II  confie  à  don  Juan  le  châtiment 
des  Maures  de  Grenade,  et  plus  tard  il  lui  accorde  la  victoire  de 
Lépante.  A  ce  moment ,  la  jalousie  du  roi  se  réveille  plus  furieuse 
et  plus  terrible  que  jamais  :  il  a  pardonné  l'amour,  pardonné  la 
générosité,  il  ne  pardonne  pas  la  gloire. 

Nommé  gouverneur  des  Pays-Bas,  don  Juan  comprime  la  ré- 
volte et  assure  à  son  frère  la  paisible  possession  d'une  de  ses  plus 
riches  provinces.  Mais  son  heure  est  venue;  le  lendemain  de  la  vic- 
toire de  Gembloux ,  il  meurt  empoisonné. 

N'y  a-t-H  pas  dans  la  vie  et  la  mort  de  ce  héros,  qui  s'éteint  à 
trente-trois  ans,  une  grandeur  et  une  énergie  tout  à  la  fois  épiques 
et  dramatiques?  Le  duel  de  ces  deux  frères  qui  se  combattent  dans 
toutes  leurs  passions,  n'est-il  pas  taillé  pour  le  théâtre?  Cette 
lutte  acharnée  de  la  ruse  contre  l'héroïsme ,  cette  couronne  oisive 
et  cette  épée  qui  ne  se  repose  jamais,  ne  vous  sembleot-eHes  pas 
satisfaire  à  toutes  les  exigences  de  la  terreur  et  de  la  curiosité? 
Cette  tragédie  qui  débute  par  une  partie  de  chasse,  qui  continue 
par  un  amour  imprévoyant,  qui  se  noue  par  la  mort  d'un  fils  in- 
cestueux, qui  se  resserre  par  la  gloire  envahissante  du  héros, 
et  qui  se  dénoue  enfin  par  la  vengeance  d'un  rival  impuissant  à 
soutenir  une  lutte  glorieuse;  cette  tragédie  vous  paraît-elle  mes- 
quine? Je  ne  dis  pas  que  cette  tragédie  est  toute  faite;  car  ai  la 
réalité  n'est  pas  l'histoire,  pourquoi  l'histoire  serait-elle  la  poésie? 
Si  Rome  impériale  seté  trécit  ou  s  élargit  souala  plume  de  Suétone  ou 
de  Tacite,  pourquoiBrantômeet  Strada  nesubiraient»ils  pas  la  même 
destinée  entre  les  mains  d'un  rkneur  ou  d'un  poète?  Non,  la  tragédie 
n'est  pas  faite;  mais  vienne  un  poète,  et  elle  se  fera.  Si  l'on  me  de— 


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390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mande  ou  est  l'unité  de  ee  programme  gigantesque,  je  répondrai  que 
toutes  les  parties  de  ce  colosse  sont  réunies  ensemble  par  un  lien 
indissoluble,  par  la  jalousie  ombrageuse  de  Philippe  II.  Quand  il 
obéit  aux  dernières  volontés  de  son  père,  il  est  jaloux  ;  il  caresse 
don  Juan  pour  le  gouverner  ;  il  l'attire  à  sa  cour  pour  l'éblouir  et 
l'habituera  l'obéissance.  Quand  il  lui  enlève  Marie  de  Mendoza, 
c'est  qu'il  craint  la  postérité  de  son  frère,  c'est  qu'il  tremble 
que  l'église  ne  réprouve  le  scandale  de  cet  amour  qui  s'avoue  à  la 
face  du  ciel  ;  il  est  encore  jaloux.  Quand  après  la  mort  de  don  Car- 
los il  confie  ses  armées  à  don  Juan,  c'est  pour  l'éloigner  du  trône; 
il  lui  dit  d'aller  jouer  sa  vie  pour  la  gloire ,  mais  il  espère  que 
don  Juan  ne  reviendra  pas.  Quand  il  l'envoie  en  Flandre,  il  prie 
Dieu  pour  que  cette  bourgeoisie  furieuse  le  débarrasse  d'un  géné- 
ral trop  célèbre;  et  quand  il  accomplit  le  dessein  de  toute  sa  vie, 
le  lendemain  d'une  victoire  gagnée  pour  lui ,  ne  couronne-t-il  pas 
dignement  cette  tragédie  à  laquelle  il  travaillait  depuis  si  long- 
temps? 

Si  des  cimes  de  l'histoire  nous  redescendons  dans  la  plaine 
monotone  que  M.  Delavigne  appelle  sa  comédie  historique,  ne 
sommes-nous  pas  émus  de  pitié  pour  cet  ouvrier  patient  qui  prend 
un  bloc  de  marbre,  et  cfui,  au  lieu  de  l'équarrir  hardiment,  et  d'y 
tailler  une  statue,  le  polit  et  l'use  usa  manière,  le  creuse,  le 
mine,  le  divise,  l'éparpillé  en  ruines,  et  n'arrive  pas  même  à  con- 
struire un  pan  de  mur? 

Bans  une  comédie  ainsi  faite ,  la  tâche  des  acteurs  était  difficile. 
La  composition  scénique  de  don  Juan  exigeait  surtout  une  intelli- 
gence et  une  volonté  supérieures  à  celle  du  poète;  car  la  perpé- 
tuelle pétulance  que  M.  Delavigne  a  prêtée  au  frère  de  Philippe  II 
est  d'un  effet  médiocre  et  ne  peut  intéresser  pendant  cinq  heures. 
Je  m'assure  que  si  Talma  eût  accepté  ce  rôle,  il  en  aurait  varié 
la  physionomie,  à  l'insu  ou  contre  le  gré  de  l'auteur.  Il  aurait 
fait  sentir  tout  ce  qu'A  y  a  de  romanesque  et  de  mélancolique  dans 
la  singulière  destinée  du  héros  de  Lépante.  Il  ne  se  serait  pas 
laissé  aller  en  toute  occasion  à  l'emportement  de  sa  jeunesse.  Il  se 
serait  souvenu  du  trône  placé  si  près  de  lui ,  et  son  ardeur  belli- 
queuse se  serait  contenue  pour  ne  pas  effacer  sous  l'officier  de 
fortune  celui  qui  aurait  pu  être  le  roi.  Firmin  a  compris  autre- 


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BON  JUAN  d' AUTRICHE.  521 

ment  le  rôle  de  don  Juan  ;  0  a  exécuté  avec  une  docilité  exemplaire 
la  volonté  de  l'auteur;  il  a  joué  le  fils  de  Charles-Quint  en  jeune 
premier,  vivement,  sans  se  reposer  un  instant,  comme  si  l'âge  du 
personnage  lui  eût  prescrit  la  perpétuité  du  mouvement;  mais  il 
ne  s  est  guère  inquiété  de  savoir  si  M.  Delavigne  s'était  trompé, 
s'il  était  au  pouvoir  de  l'acteur  de  corriger  la  bévue  du  poète.  Il 
a  obéi ,  et  n'a  rien  deviné  au-delà  de  son  devoir  littéral.  C'est  sans 
doute  par  la  même  raison  qu'il  n'a  pas  songé  à  prendre  un  cos- 
tume plus  élégant  et  mieux  caractérisé. 

Geffroy  avait  un  rôle  ingrat  entre  tous.  Le  personnage  de 
Philippe  II  dans  la  pièce  de  M.  Delavigne  n'est  terrible  que  pat- 
son  nom;  il  ne  frappe  pas,  comme  dans  Schiller,  parla  simplicité 
même  de  sa  cruauté.  Il  est  méchant  et  il  n'est  pas  roi.  11  veut  le 
mal  et  il  s'épuise  en  efforts  pour  l'accomplir.  Au  lieu  de  comman- 
der d'un  geste  ou  d'un  sourire,  il  déploie  une  pompe  de  colère 
qui  ne  signifie  que  l'impuissance.  Il  convoque  autour  de  lui  le 
tribunal  entier  de  l'inquisition,  et  il  oublie  que  l'inquisition 
lui  est  dévouée;  il  s'agite  et  se  multiplie  comme  s'il  n'avait 
pas  d'antre  force  que  son  énergie  personnelle.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  se  conduisent  les  rois  absolus.  A  quoi  leur  servirait 
là  terreur  qu'Us  inspirent,  si  elle  ne  les  dispensait  pas  de  l'ac- 
tion ,  et  si  toute  leur  vie  ne  se  réduisait  pas  à  la  seule  volonté? 
C'est  pourquoi  il  y  aurait  de  l'injustice  à  juger  sévèrement  Gef- 
froy dans  le  rôle  de  Philippe  II.  Il  aurait  pu  sans  doute  atté- 
nuer par  son  débit  la  monotonie  Odieuse  du  personnage  qu'il  re- 
présentait. Il  aurait  pu  mettre  plus  d'élégance  dans  ses  attitudes 
et  gouverner  plus  habilement  sa  voix.  Car  les  rois,  obéis  sur 
un  signe  de  tète,  ne  sont  pas  habitués  à  parler  aussi  haut  qu'un 
chef  d'escadron  ;  et  même  dans  la  colère ,  quand  ils  ne  sont  pas 
sans  témoins,  ils  craignent  de  se  dégrader  en  élevant  la  voix.  — 
Le  costume  de  Geffroy  était  beau. 

Ligier,  chargé  du  rôle  de  Charles-Quint,  a  eu  le  tort,  assez  grave 
«elon  moi ,  de  le  jeter  dans  le  même  moule  que  Louis  XI.  Or, 
entre  le  vainqueur  de  Pavie  et  le  prisonnier  de  Péronne,  on  m'ac- 
cordera bien  qu'il  y  a  quelque  différence.  11  y  avait  dans  Charles- 
Quint  comme  dans  Louis  XI  du  renard  et  du  chat.  Mais  quand  la 
rose  était  épuisée,  quand  les  négociations  étaient  à  bout,  le  renard 
TOMB  iv.  SI 


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SE  REVUB  DBS  BEUX  MONDES. 

se  réveillait  lion,  et  Chaxtes-<>«it  livrait  badailie.  Il  garda*  Fran- 
çois  1er  à  Madrid ,  mais  il  ne  mettait  pas  La  Baluedao&  une  cage. 
Il  n'était  pas  donné  à  Ligier  de  changer  le  rôle  qu'il  avait  accepta, 
mais  il  pouvait  donner  a»  moine  de  Satut-Jost  un  mélange  <fe 
finesse  et  de  vivacité,  une  brusquerie ,  non  pas  capricieuse  et 
maladive  comme  celle  de  Louis  XI ,  mais  bien  hautaine  et  militaire 
par  accès,  réprimée  impérieusement,  mais  de  sorte  cependant 
que  le  soldai  reparût  quelquefois,  et  qu'il  cherchât  son  épéei la 
place  de  son  chapelet.  En  demandant  à  Ligier  cette  individualité 
historique,  nous  sommes  sûrs  de  nous  rencontrer  sinon  avec  sa 
volonté ,  du  moins  avec  sa  pensée.  Nous  savons  qu'il  prend  son  art 
au  sérieux  ;  il  s'attache  à  composer  ses  rôles,  et  s'il  ne  réassit  pas 
toujours  à  se  renouveler,  oe  s'est  pas  inattention  de  sa  port,  c'est 
plutôt  la  faute  des  couplets  tragiques  qu'il  a  récités  depuis  dix 
ans ,  et  qui  Tout  habitué  à  une  sorte  d'inflexibilité.  Non  pas  qm 
j  accuse  d'une  incorrigible  monotonie  tout  le  répertoire  tragique 
de  la  France  ;  mais  à  côté  de  Pierre  Corneille  et  de  Jean  Racine, 
Ligier  n  a-t-il  pas  trouvé  MM.  Soumet  et  Anoelot? 

Sous  la  robe  du  jeune  novice,  MUo  Anats  a  été  ce  qu'elle  devait 
être,  gracieuse  et  mignarde.  Etie  a  été  Chérubin  des  pieds  à  la 
tète ,  mais  Chérubin  lisant  Beaumarchais  sous  les  yeux  de  Mari- 
vaux. Sa  voix  a  de  la  jeunesse,  mais  efle  manque  de  franchise; 
elle  dit  bien  et  avec  intelligence ,  mats  elle  n'est  jamais  hardiment 
accentuée;  elle  lance  les  mots,  mais  elle  se  prépare  trop  visible^ 
ment  à  les  lancer:  on  dirait  qu'elle  prend  son  ébn.  Le  défaut  ca- 
pital de  Mu*  Anats,  c'est  de  ne  jamais  modérer  son  ambition,  et 
de  chercher  à  tous  propos  les  grands  effets.  Je  ne  saôs  comment 
il  arrive  quelle  a  toujours  l'air  de  promener  sa  langue  sur  ses 
lèvres,  tant  efle  exagère  le  sou  enfantin  de  ses  moindres  paroles. 
Cependant  elle  a  fait  plaisir  au  troisième  acte,  Les  plaisanteries 
qu'elle  récitait  n'avaient  pas  grande  valeur;  mais  dans  sa  bouche 
elles  prenaient  une  sorte  de  nouveauté.  Mn*  Anaïs  faisait  de  son 
mieux;  elle  était  espiègle  pour  son  compte  et  pour  celui  de  l'au- 
teur. 

Samson ,  dans  le  rôle  de  don  Quixada ,  a  fait  de  louables  efforts 
pour  témoigner  de  ses  études.  Mais  il  a  eu  beau  faire  :  Crispai 
reparaissait  à  tout  moment  sous  le  tuteur  de  don  Juan.lt  n'a  pas 


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DM  JUAN  It'àUTRICHB.  333 

saisi  la  nuance  qui  sépare  le  comique  du  grotesque.  Quand  il  vou- 
lait être  pathétique,  et  amener  cependant  le  sourire  sur  les  lèvres, 
la  passion  s'effaçait  tout  entière,  la  comédie  n'avait  plus  d'entrailles, 
la  gaieté  ne  partait  plus  du  cœur,  l'attendrissement  était  manqué  : 
Samson  redevenait  le  très  humble  serviteur  de  Valère. 

Mmt  Volnys,  qui  débutait  dans  4e  rôlede  dana  Florinde,  a  con- 
tinué sur  la  scène  de  la  rue  Richelieu  les  habitudes  du  boule- 
vart  Bonne-Nouvelle.  Elle  a  été  coquette  et  a  manqué  de  charme  ; 
elle  a  levé  ses  grands  beau  jeux ,  et  son  refard  nVém*  per- 
sonne; eHe  a  voilé  sat-vofaxomme  si  eHe  eftt  tremblé  d'amour,  et 
sa  parole,  malgré  cet  artifice  trop  visible,  était  dure  et  presque 
rauque.  Elle  a  enlevé  la  salle*  vec  deux  mois  :  Je  suis  juive,  et,  plus 
tard ,  quand  elle  se  débat  sous  la  main  libertine  de  Philippe  II,  on 
viendra,  je  suis  sûre  qu'on  viendra;  mais  elle  a  détruit  par  sa  pan- 
tomime mélodramatique  l'impression  qu'elle  avait  produite  avec 
ces  deux  mots.  Il  y  avait  dans  son  attitude,  et  même  dans  son 
accent,  plus  de  colère  encore  que  de  frayeur. 

Je  ne  demande  pas  à  M.  Delavigne  pourquoi  il  écrit  dona  au 
lieu  <le  dofia.  le  pousserai  même  la  complaisance  et  ta  politesse 
jusqu'à  ne  pas  le  chicaner  sur  quelques  douzaines  de  solécismes 
comme  celui-ci,  par  exemple  :  Réfléchir  que;  comme  la  sixième 
édition  du  Dictionnaire  de  l'Académie  n'est  pas  encore  publiée, 
les  difficultés  de  cet  ordre  ne  sont  pas  résolues  pour  tout  le  monde. 
—  En  fidèle  historien,  j'ajouterai  que  la  pièce  et  les  acteurs  ont 
été  fort  applaudis  ;  le  public  a  pris  son  plaisir  en  patience. 

Gustave  Planche. 


21. 

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DES  PARTIS 

ET  DES  ÉCOLES 

DEPUIS   i850.r 


m. 

Du  Système  politique  de  la  Monarchie  de  1830,  par  rapport  aus 
relations  extérieures  de  la  Franoe. 


Nous  ayons  recherché  de  quête  élémens  disposait  la  puissance  gou- 
vernementale au  sein  d'un  pays  incroyant  au  pouvoir  et  pourtant  do- 
cile à  son  joug,  préoccupé  du  soin  d'en  changer  les  instrumens  bien 
plus  que  du  désir  d'en  restreindre  les  limites.  Cette  étude  devait  con- 
duire à  constater  un  fait  national  et  bientôt  européen ,  la  prépondé- 
rance de  ces  classes  moyennes ,  qui,  vaincues  en  02  par  l'anarchie ,  en 
1804  par  le  despotisme  militaire,  en  1822  par  la  réaction  aristocra- 
tique ,  ont,  pour  la  première  fois,  pris  pied  dans  les  affaires  après  1830, 
fixant  à  leur  profit  le  sens  de  cette  révolution  qui ,  par  l'incohérence 
des  vues  de  ses  auteurs ,  justifiait  les  commentaires  les  plus  opposés 
comme  les  espérances  les  plus  contraires. 

La  garde  nationale  de  Paris  >  cette  représentation  permanente  et 

Xi)  Voyez  les  numéros  du  i5  juillet  et  du  x  5  septembre. 


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DES  PARTIS  ET  DES  ÉCOLES  POLITIQUES.  32& 

armée  de  la  bourgeoisie ,  a  tranché  par  le  sabre  le  nœud  gordien  des 
barricades  ;  les  interprétations  se  sont  brisées  contre  un  fait ,  et  l'école 
républicaine,  réduite  à  merci,  change  aujourd'hui  son  front  de  bataille,, 
comprenant  trop  tard  qu'elle  s'est  séparée  des  forces  vives  de  la  France» 
en  faisant  scission  avec  les  intérêts  pacifiques  du  travail  et  de  l'indus- 
trie ,  et  du  principe  unique  de  progrès  et  de  sociabilité,  en  se  posant 
comme  anti-chrétienne. 

Il  reste  à  montrer  comment  l'établissement  du  9  août  peut  légitime- 
ment se  dire  l'expression  même  des  classes  qui  l'ont  institué  et  dé- 
fendu; puis  l'on  recherchera  en  quoi  sa  pensée  politique  pourrait, 
par  ses  applications  ultérieures,  s'éloigner  désintérêts  dont  le  faisceau 
le  protège,  et  mettre,  par  ses  propres  fautes,  le  parti  républicain  en 
mesure  de  réparer  les  siennes. 

Si  l'on  ne  peut  ramener  à  un  seul  fait  tout  le  système  de  la  monar- 
chie actuelle,  du  moins  en  est-il  un  qui,  dès  l'abord,  le  domina  tout 
entier.  Quand  les  préoccupations  publiques  se  portaient  tour  à  tour 
vers  les  accidens  si  divers  de  ces  terribles  momens,  il  y  avait  au  fond 
de  toutes  les  pensées  un  mot  qui  dominait  les  autres,  alors  même  qu'il 
n'était  pas  prononcé;  mot  redoutable,  vague  et  sombre  comme  l'horizon 
de  ce  temps,  et  qui  devait  fixer  à  la  fois  le  sort  de  la  monarchie  nou- 
velle et  celui  des  vieilles  monarchies  de  l'Europe  :  c'était  le  glaive  sus- 
pendu que,  durant  deux  années,  chaque  secousse  fit  osciller  sur  le 
monde. 

Ce  qui  saisit  le  plus  vivement  dans  la  révolution  de  1850 ,  c'est 
l'évidente  incompatibilité  des  idées  et  des  hommes  groupés  autour 
d'un  pouvoir  naissant,  et  n'attendant,  pour  commencer  une  implacable 
guerre,  que  l'instant  où  ce  pouvoir,  en  faisant  un  choix,  résoudrait 
l'<énigme  de  sa  propre  existence. 

Parcourez  le  Paris  de  juillet  :  ses  rues  sont  dépavées,  le  tocsin  et  la 
mitraille  les  ébranlent  encore  ;  on  y  respire  comme  une  tiède  atmo- 
sphère de  sang  et  de  destruction.  Suivez  cependant  le  flot  de  ce  peuple 
pavoisé  des  couleurs  qu'il  s'est  conquises  ;  ce  flot  vous  pousse  vers  un 
palais.  Là  siège  une  famille  ou  resplendit  le  plus  vieux  sang  du  monde. 
A  travers  des  antichambres  gardées  par  des  ouvriers  en  carmagnole» 
vous  pénétrez  dans  des  salles  royales  ;  sous  un  dais  de  pourpre  et  des 
crépines  d'or,  brille  une  couronne  autour  de  laquelle  se  presse  une 
foule  aux  décorations  étincelantes  ;  mais,  dans  cette  foule  et  au-dessus 
d'elle,  Lafayette,  à  la  poitrine  nue,  protège  de  sa  parole  républicaine 
et  de  son  geste  populaire  la  royauté  qui  s'appuie  sur  son  bras.  De  res- 
pectueuses harangues  se  mêlent  au  son  des  hymnes  sanglantes,  et  dans 


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3J8  wxm  ras  deux  iwniiflL 

le  cabinet  du  prince  on  voit  entrer  teur  à  tour  et  le*  ambassadeurs  de* 
pois,  et  les  hommes  voués  par  serment  au  renversement  de  tout  les 
trône*.  Ces  mille  lumières  du  pelais  éclairant  deux  mondes  étonnés  et 
confus  de  se  rencontrer  lace  à  face.  On  devine  qu'il  y  a  là  quelque 
profonde  incompatibilité,  et  qu'il  faudra  bientôt  que  la  fortune  pro- 
nonce. 

L'imbroglio  de  ce  grand  carnaval  ne  pouvait  durer;  chacun  devait 
reprendre  vite  ses  allures  et  son  costume.  Mais,  ainsi  qu'il  arrive  d'or- 
dinaire quand  on  est  encore  plus  séparé  par  ses  instincts  que  par  aes 
idées  ,  beaucoup  ignorèrent  alors,  plusieurs  ignorent  encore  les  motifs 
de  cette  scission  si  soudaine  et  si  profonde. 

Les  hommes  qui  concoururent  a  rétablissement  du  9  août ,  gens  de 
la  restauration  et  du  gouvernement  à  l'anglaise,  constitutionnels  de  91 
et  patriotes  de  98, se  trouvèrent  réunis  à  la  chambre  et  représentés 
dans  ce  premier  ministère,  anonyme  encore  comme  la  révolution  qu'A 
avait  pour  mission  de  conduire  et  de  caractériser  (1).  Mais  on  se  trom- 
perait étrangement  si  Ton  croyait  qu'il  n'existait  alors  au  fond  des 
âmes  que  les  dissidences  formulées  dans  ces  débats  préliminaires,  et 
même  durant  tout  le  cours  de  cette  première  session.  La  charte  amendée 
de  M.  Bérard  ne  rencontra  dans  aucun  parti  de  résistance  vive  et  sys- 
tématique, parce  que  l'on  sentait  vaguement  que  les  évènemens  bro- 
deraient bientôt  sur  ce  flexible  canevas  un  commentaire  .plus  impor- 
tant que  lui-même.  L'on  pouvait  différer  sur  l'application  plus  ou  moins 
large  du  principe  électif  au  régime  municipal,  sur  le  cens  de  l'ékc- 
torat  et  celui  de  l'éligibilité ,  sur  la  quotité  de  la  liste  civile ,,  sur  la  né- 
cessité financière  de  maintenir  ou  la  convenance  d'abaisser  la  taxe  des 
journaux,  selon  la  proposition  Baveux,  sans  que  ces  dissidences  qui» 
dans  les  premiers  momeus  d'entraînement,  ne  se  manifestèrent  pas, 
d'ailleurs,  d'une  manière  vive  et  tranchée,  expliquassent  les  repeusse- 
mens  chaque  jour  plus  énergiques  qui  séparèrent  bientôt  les  fonda- 
teurs du  nouvel  établissement.  C'est  dans  une  opposition  latente ,  mais 
intime,  entre  les  personnes,  bien  plus  que  dans  un  désaccord  systé«* 
matique  sur  des  questions  formulées,  qu'il  faut  chercher  l'origine  des 
premières  modifications  ministérielles,  et,  sous  ne  rapport,  en  peut 
dire  que  la  monarchie  de  juiUet  se  trouva  plus  compromise  par  les  on* 
tipathies  des  hommes  que  par  la  force  môme  des  évènemens» 

(i)  On  sait  que  le  cabinet  formé  le  x  i  sont  n'avait  pas  deprésMaot»  In  créa* 
tioB  de  m  ministère  qu'w  a  appelé  de  comiitùm,  et  qui  n'était  qu'un  muûilère 
d'attente,  révèle  la  situation  tout  < 


I 


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DES  PAHÎJS  Et  DES  ficOLÉS  POLITIQUES.  327 

Aucun  parti  du»  la  chambrera  n'a  pas  à  parler  du  parti  vaincu) 
n'hésitait  à  saluer  du  nota  de  glorieuse  la révolution  consommée;  l'ort 
prodiguait  à  l'otivi  à  set  auteur?  les  tfécMftpatim  nationales ,  relevant 
même  de  l'oubli  les  vainqueurs  de  la  Bastille  pour  le*  associer  à  ceu* 
du  Louvre. Toutes  les  mesures  rédamées  parle  pouvoir,  à  raison  des 
circonstances ,  furent  votées  avec  unanimité,  depuis  les  secours  au 
commerce  jusqu'aux  levées  d'argent  et  <fho»nmN»;  le  grand  procès  de 
décembre  ne  trouble  pas  cet  accord,  et  l'on  recovjnut  la  nécessité  de 
donner  satisfaction  au  sentiment  du  paya»  en  même  temps  que  de  la 
restreindre  dans  les  bornes  de  la  modération  et  de  l'équité ,  et  les  vœux 
de  mort  se  cachèrent  au  moins  comme  de  mauvaises  et  honteuses  pen- 
sées. L'hérédité  de  la  pairie  eût  seule  présenté1  ce  champ  de  bataille 
constitutionnel,  qui  manqua  véritablement  aux  débats  de  la  session  de 
1856;  mais  cette  question  avait  été  ajournée,  avec  l'assentiment  de 
tous,  par  cet  esprit  de  conciliation  qui  retarde  les  difficultés  sans  le* 
résoudre.  Restait  donc ,  comme  thèse  principale,  on  peut  dire  unique, 
des  débats  parlementaires,  la  dissolution  de  la  chambre  des  224  et  la 
nécessité  d'en  appeler  à  la  France. 

Ma» pourquoi  l'instinct  des  partis,  ce  guide  toujours  infaillible,  fai- 
sait-il de  cette  dissolution  immédiate  une  question- fondamentale? 
pourquoi  concentrait-il  ainsi  sur  eUe  tout  ce  qui  restait  encore  de  l'ef- 
fervescence des  trois  journées  ?  Cette  chambre  ne  s'était-elle  pas  in- 
clinée devant  la  victoire ,  et  l'ancienne  monarchie  Saurait-elle  pas  pu 
lui  adresser  des  reproches  plus  fondés  que  la  monarchie  nouvelle? 
N'était-ce  pas  qu'en  se  développant  chaque  jour  au  dehors,  les  évène- 
mens  faisaient  prévoir  une  autre  question ,  où  cette  assemblée  débon- 
naire essaierait  une  résistance  opiniâtre  ;  question  de  vie  ou  de  mort 
pour  les  intérêts  du  sein  desquels  elle  tirait  sa  farce,  alternative  plus 
grave  encore  que  celle  du  35  juillet  et  du  9  août? 

Le  drapeau  tricolore  flottait  à  peine  aux  tours  de  Notre-Dame,  que 
du  nord  au  midi  de  l'Europe  rheriion  se  chargea  de  vapeurs.  Les 
émeutes  éclataient  comme  des  coups  de  tonnerre  t  Bruxelles  avait  ré- 
pondu par  son  cri  de  septembre  au  cri  de  juillet  ;  Varsovie  méditait  ses 
vêpres  polonaises;  l'Allemagne  entière,  impatiente  de  secouer  sa  vie 
contemplative  et  pacifique,  appelait  fes  hasards  des  révolutions^  comme 
une  jeunesse  échappée  du  collège  invoque  avec  amour  les  premiers 
dangers  des  combats. 

Le  pouvoir,  par  cet  instinct  de  conservation qu'il  possèdeaussi  comme 
les  partis,  comprit  d'une  manière  lumineuse  et  rapide  que,  dans  l'ora* 
gsuse  carrière  où  il  allait  entrer,  les  dangers  souffleraient  beaucoup 


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328  REVUE  DBS  DEUX  MONDES, 

plus  du  dehors  que  du  dedans,  et  que,  si  Ton  pouvait,  à  toute  rigueur, 
organiser  une  monarchie  bourgeoise  par  la  paix,  il  y  avait  impossi- 
bilité à  le  tenter  par  la  guerre.  Il  assit  dès-lors  sur  cette  question  tout 
l'édifice  de  ses  destinées. 

Éviter  une  collision  avec  l'étranger,  préserver  ainsi  la  révolution 
des  chances  incertaines,  et  mériter  la  reconnaissance  de  l'Europe  en 
lui  épargnant  des  chances  plus  incertaines  encore ,  telle  fut  son  idée 
fixe ,  la  préoccupation  incessante  de  ses  jours  et  de  ses  nuits.  Le  prince, 
dont  une  disposition  tout  au  moins  étrange  interdit  d'apprécier  l'in- 
fluence personnelle  sur  le  gouvernement  qu'il  a  fondé,  vécut  l'œil  atta- 
ché sur  l'Europe ,  plus  soucieux  des  dépêches  de  ses  ambassadeurs  que 
de  la  correspondance  de  ses  préfets,  assuré  d'avoir  bon  marché  de  l'é- 
meute ,  si  sa  diplomatie  parvenait  à  conjurer  la  guerre.  Ce  fut  ainsi 
que  l'action  politique  s'exerça  surtout  du  dehors  au  dedans,  et  que  les 
questions  intérieures  se  trouvèrent  complètement  subordonnées  à  celles 
de  nos  relations  étrangères. 

Pour  suivre  l'ordre  logique  des  idées  plutôt  que  celui  des  faits,  il 
semble  donc  à  propos  de  faire  précéder  l'appréciation  des  actes  poli- 
tiques et  administratifs  de  la  monarchie  de  1890  de  l'étude  de  son  sys- 
tème européen.  L'incertitude  sur  nos  rapports  avec  les  puissance» 
étrangères  fut,  en  effet,  la  cause  principale  des  péripéties  qu'on 
peut  signaler  dans  la  situation  de  la  France;  incertitude  qui  se  main- 
tint jusqu'à  la  conclusion  du  traité  du  15  novembre  1831  sur  les  con- 
ditions de  séparation  de  la  Belgique,  acte  par  lequel  l'Europe,  en  au- 
torisant implicitement  l'emploi  des  mesures  coércitives  contre  la  Hol- 
lande, donna  un  gage  décisif  au  système  élaboré  pendant  dix-huit 
mois. 

Que  si  l'on  apprécie  sous  l'influence  de  cette  pensée  les  événement 
accumulés  dans  cette  période  :  espérances  ardentes  suivies  d'amères 
déceptions,  soudaines  révélations  de  haines  implacables,  inquiétudes 
universelles,  et  tentatives  avortant  faute  de  concours,  peut-être  toute 
cette  sombre  époque  s'éclairera-t-elle  davantage. 

Pourquoi  les  soldats  ambitieux  de  l'empire  dont  le  bâton  de  maré- 
chal s'était  brisé  à  Waterloo,  les  membres  des  sociétés  démagogiques, 
les  puritains  de  91 ,  pourquoi  tant  d'hommes  réunis  dans  leur  opposi- 
tion, sans  l'être  par  leurs  principes,  se  sont-ils  tout  à  coup  trouvés  re- 
jetés en  dehors  du  gouvernement,  sans  qu'il  soit  possible  d'assigner 
les  termes  précis  de  cette  scission  éclatante?  Ne  serait-ce  pas  que  les 
allures  diplomatiques  et  réservées  de  ce  pouvoir  sorti  d'une  révolution, 
choquaient  ou  leur  tempérament  ou  leurs  idées,  qu'ils  devinèrent  sa 


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DES  PARTIS  ET  DES  ÉCOLES  POLITIQUES.  32$ 

tendance  à  imprimer  à  cette  révolution  le  caractère  froid  et  positif 
d'un  fait ,  non  le  caractère  vague  et  envahisseur  d'un  principe  ? 

Lorsque,  deux  mois  à  peine  après  les  évènemens  de  juillet,  un  dé- 
puté s'efforçait  de  rallier  l'opposition  naissante  à  un  formulaire  nou- 
veau, et  qu'en  réclamant  une  enquête  sur  Tétât  du  pays,  il  proposait 
4M  vote  de  blâme  contre  le  ministère  (1) ,  au  milieu  des  reproches  qu'il 
empruntait  à  la  polémique  des  partis  désabusés ,  le  premier  et  le  plus 
grave  à  ses  yeux,  n'était-ce  pas  d'avoir  appelé  à  une  haute  participa- 
tion à  nos  affaires  étrangères  celui  que  M.  Mauguin  qualifiait  du  titre 
de  patriarche  du  droit  divin?  Le  choix  de  M.  de  Talleyrand  était,  en 
effet,  plus  significatif  pour  les  esprits  éclairés,  et  d'une  plus  grande 
portée ,  même  pour  l'opinion  populaire ,  que  toutes  les  banalités  d'op- 
position accumulées  dans  une  spirituelle  harangue.  La  lutte  entre  le 
droit  divin  et  la  souveraineté  du  peuple  était,  au  fait,  le  thème  le  plus 
fécond  que  l'opposition  pût  développer  ;  par  lui,  ses  rangs  se  grossirent 
de  tous  ceux  pour  lesquels  la  révolution  était  une  doctrine,  au  lieu  de 
n'être  qu'un  fait  puissant  et  social.  Tel  homme  croit  s'être  séparé  du 
ministère  Périer  à  l'occasion  du  vote  d'une  mesure  parlementaire ,  qui 
a  cédé  à  sa  répugnance  contre  un  système  pacifique  et  conciliant. 
L'homme  de  parti ,  qui  s'abuse  souvent  sur  les  motifs,  ne  se  trompe 
jamais  sur  le  but;  or,  le  but  véritable  d'une  opinion  était  la  guerre,  et 
Je  but  de  l'autre  était  la  paix  :  ces  deux  idées  furent  après  1830  comme 
les  deux  pôles  du  monde  politique. 

Une  foule  de  considérations  étaient  chaque  matin  habilement  déve- 
loppées pour  appuyer  ces  dispositions  guerrières.  L'un  voulait  en  finir 
avec  la  halte  dans  la  houe ,  un  autre  insistait  pour  que  la  France  ren- 
forçât son  système  fédératif  et  reprit  ses  frontières;  ici  l'on  invoquait 
l'intérêt  national,  là  l'obligation  de  tenir  envers  tous  les  peuples  l'enga- 
gement que  le  triomphe  du  principe  de  juillet  nous  avait  fait  contrac- 
ter. Tel  orateur  faisait  de  la  haute  politique  la  mappemonde  sous  les 
yeux,  tel  autre  faisait  manœuvrer  les  armées  de  l'univers,  depuis  celles  du 
fchah  de  Perse  jusqu'à  la  garde  nationale  mobilisée  ;  mais  ces  haran- 
gues, sentant  la  lampe,  se  résumaient  dans  ces  paroles  imperturbables 
par  lesquelles  Lafayette  dosait  à  peu  près  toutes  les  discussions  diplo- 
matiques :  «  Il  faut  nécessairement  que  le  droit  divin  disparaisse  de- 
vant la  souveraineté  des  peuples,  ou  que  cette  souveraineté  recule  de- 
vant lui.  »  Argument  qui  rappelle  le  fameux  manifeste  turc  avant  les 
conférences  d'Akermann  et  la  guerre  de  1828  :  Toutes  les  puissances 

{i)  Séance  du  »9  septembre  t83o.— Motiou  de  M.  Mauguin. 

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chrétiennes  sont  naturellement  ennemies  a* t  fa  Porte  oHomone,  etwudgrè 
leurs  protestations ,  elles  s'eotmdent  toutes  pour  la  4Mrmwe;  ilfautêooc 
sortir  de, cet  étal  le  plus  vite  possible. 

Il  est  vrai  qu'un  petit  bout  de  ruban  pendu  à  nos  clochers  4e  village 
donnait  une  tournure  belliqueuse  à  toutes  les  pensées,  et  que  les  ima- 
ginations s'enflammaient  aux  grands  souvenirs  et  aux  grandis  espé- 
rances. Depuis  quelques  mois  les  mères  tressaillaient  au  bruit  du  tam- 
bour; eues  reg*ro>ientavec  anxiété  laiH^«^^oatksiyeu»clierohaieit 
le  sabre  paternel,  déposé  depuis. le  licenciement  de  la  Loire  au  foyer 
de  la  chaumière.  Ifajs  si  la  France  eût  alors  noblement  accepté  la 
guerre,  eile  était  bien  .loin  de  l'appelé f  par  une  ardeur  impatiente.  Des 
intérêts  nouveaux  de  propriété  $t  d'industrie  avaient,  pendant  quinze 
ans,  lesté  pour  la  paix  cette  génération  arrachée  par  les  évènemens  de 
juillet  à  ses  chances  d'honorable  et  légitime  fortune.  Le  temps  et  le 
travail  avaient  fécondé  la  lave  refroidie  du  cratère  de  92,  et  ce  qui  avait 
été  une  ardente  foi  n'était  plus  qu'un  intérêt  prudemment  égoiste. 

Si  le  pouvoir  a  obtenu  depuis  quatre  années  de  miraculeux  succès, 
succès  qu'on  attribue  à  la  fortune,  quoiqu'ils  ne  tiennent  qu'à  la  logi- 
que, il  les  doit  sans  doute  à  ce  qu'au  milieu  d'un  confus  tourbillon, 
il  a  conservé  l'aperception  claire  et  lucide  de  cette  vérité:  si  l'opposi- 
tion est  tombée  de  chute  en  chute  .au  terme  où  nous  la  voyons ,  c'est 
qu'elle  s'est  fait  illusion  complet^  sur  la  portée  d'une  effeuvescence  pas- 
sagère. 

Quarante  ans  plus  tôt  ,ia  proposition  de  M.  de  Lafeyette  était  incon- 
testable ,  car  alors  la  révolution  avait  en  elle-même  cette  aveugle  foi 
qui  renverse  les  montagnes,  parce  qu'elle  y  .heurte  sans  les  voir ^ dix 
ans  avant  juillet,  lors  des  négociations  de  Laybach  et  de  Vérone,  le 
principe  monarchique  prouvait  également  le  besoin  de  détendre  et 
de  se  dilater  ;  mais  l'influence  des  idées  du  siècle  qui  rendaient  wnpos- 
sible  le  concours  de  l'Angleterre ,  et  douteuse  la  fidélité  des  peuples, 
ne  laissait  plus  è  ce  principe  l'espoir  d'étouffer  le  principe  contime. 
Dès-lprs  surgit  l'espérance  d'une  iransafition  qni ,  dans  1er  questions 
morales,  s'établit  moins  solidement  sur  Ja  tolérance  du  fort  à  regard 
du  faible ,  que  sur  l'impuissance  de  tous  les  deux. 

Les  erreurs  des  partis  sont  presque  ^toujours  des  anaehrpnism^et  le 
bonheur  d'un  homme  d'étant  consiste  moins  à  posséder  une  idée  féconde 
qu'à  ne  venir  ni  trop  tôt  ni  trop  tard  pour  l'appliquer.  Michel  .4e  lfHfr- 
pital  rêva  sous  Charles^  une  tolérance  religieuse  que  Henri  IV  de- 
vait établir;  il  fit  rendre  le  célèbre  édit  de  janvier  pour  mourir  de 
douleur  à  la  Saint-Barthélémy.  Si  l'illustre  chancelier  naquit  trop  tôt, 


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DES  PAETTS  ET  DES  ÉCOLES  POLITIQUES.  331 

le  frère  d'armes  de  Washington  mourut  trop  tard,  car  il  survécut  à  la 
puissance  de  ses  idées,  c'est-à-dire  à  luiwnôme.  Ceci  s'applique  aux 
choses  aussi  bien  qu'aux'  personnes  :  après  la  ligue  de  Smalealde ,  l'Al- 
lemagne signa  la  paix  de  Passa»,  qui  ne  prévint  pas  la  guerre  de  trente 
ans»  1e  massacre  d'un  million  d'hommes,  la  dévastation  de  ses  pro- 
vinces, et  le  triomphe  de  h*  barbarie  au  sein  de  la  civilisation.  Hais  ce 
que  n'avaient  pu  Charte*K>uint  nv  Maurice,  la  lassitude  et  le  temps 
recoomplirent.  Après  avoir  combattu  peur  l?etnpir*,  l'on  ne  combat- 
tit plus  que  peur  la  .liberté;  et' les  de  a*  principes 'ennemis*  impuis- 
sans  à  se  vaincre ,  conduits  à  se  tolérer,  conclurent  à  Munster  une  paix 
durable,  et  le  traité*!*  Westpfcatie  fonda  l'avenir  de  F  Allemagne  et  du 
mondée 

ta  eotmaissancede  cette  srtu^râ  réciproque  des  pewpke  et  des  cabi- 
ne» ,  l'intention  d'en  profiter  pour  traiter  an  lieu  dé  combattre,  prési- 
dèrent tellement  à  l'ensemble  de  là  politique' du  nouveau  gouverne- 
ment, que  cette  pensée  fomjtenietttaie  fut  adoptée  partons  les  ministères 
appelés  t>ar  le  royauté*  seconder  son  action.  MM.  Bfolé,  Laffltte,  Pé- 
rieret*  de  Brogiie  on*  eu  sur  ^direction  if  imprimer  aux  affaires  étran- 
gères des  vues  ai  concordantes ,  qtfil  semble  impossible  de  reconnaître 
entre  eBes  la  moindre  dfctideueej  Attasi  ne  saurait-on  admettre  ni 
•ree  roppoaJtien  actuelle,  ni  arec*  Lafflite  lui-même,  que  ce  mi- 
mstne  vonènt  autre  choie  que  ce  qui  fut  si  heureusement  réalisé  par 
son  successeur  klà  pjnéakience  du  conseil;  c*r,  à  cette  époque  décisive  , 
l'accord  sur  les  questions -extérieures  devait  entraîner  un  accord  foncé 
sorties  questions  administrative*  et  pofitiques  qui  leur  étaient  sobor- 


La  véritable  différence  entre  le  ministère  de  15  mars  et  celui  du 
^novembre»  <fest  que  tapremier  eut  toujours  le  sentiment  de  sa  posi- 
tion, tandis  qu'il  manqua  presque  constamment  à  l'autre.  Chez  Casi- 
mir Périery  le  bras  >  ne  faillit  peint  an  cœur  ;  avant  loi,  le  bras  faisait 
défauts  II  comprit  que  lappemière  condition  pour  traiter  avec  l'Eu- 
rope ,  c'était  d'être  assez  fort  pour  ne  pas  traiter  avec  l'émeute.  En 
repoussant  la  solidarité  (tes  boutes  du  IS  février,  il  accepta  tout  l'héri- 
tage d'un  système  qui  eatetait  avant  lui,  commet  il  préexistait  à  M.  Laf- 
fltte; et  peut-être  la  principale  modification  apportée  par  suite  de  ce 
changement  fut-elle  d'abaisser  de  six  millions  le  chiffre  proposé  de  la 
liste  civile.  Tel  fan  l'un  des*  plus  notables  résultats  pour  la  France  de 
cette  modification  dans  les  personnes,  transformée  par  te  compte  rendu 
en  changement4  dans  les  doctrines* 

Quand  un  parti  aanina  oublieux  qu'hypocrite  presse  les  mains  de 


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332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Laffitte,  il  sait  très  bien  que  ce  ministre  provoqua  les  premières 
conférences  de  Londres,  qu'il  fit  négocier  en  Belgique  pour  le  prince 
d'Orange,  qu'il  repoussa  les  offres  de  réunion  comme  un  attentat  contre 
l'Europe.  Où  donc  est  le  système  politique,  s'il  n'est  là? 

Il  est  d'une  véritable  importance  d'être  bien  fixé  sur  ce  point;  il  n'y  a 
pas  eu  depuis  1850  deux  systèmes  en  présence ,  celui  du  2  novembre  et 
celui  du  13  mars;  il  n'y  en  a  eu  qu'un  seul,  servi  par  des  agens  inégaux, 
non  en  intelligence,  mais  en  volonté,  non  en  dévouement,  mais  en 
courage.  De  ce  qu'un  homme  a  réussi,  de  ce  qu'un  autre  a  échoué, 
s'ensuit-il  qu'ils  ne  poursuivissent  pas  le  même  but?  et  n'en  conclura- 
t-on  pas  seulement  que  la  valeur  personnelle  reste  chose  immense 
même  en  face  d'évènemens  immenses  aussi?  Ce  qui  vient  d'être 
dit  relativement  aux  trois  premiers  cabinets,  cesserait  d'être  vrai  si  on 
retendait  à  l'administration  actuelle.  Le  ministère  dont  M.  le  duc  de 
Broglie  est  le  chef  va,  comment  en  disconvenir?  fort  au-delà  de  la 
pensée  d'ordre  matériel  poursuivie  par  Périer.  Réintégrer  la  France 
dans  la  communauté  européenne,  amener  le  désarmement  de  l'étranger 
par  celui  des  factions,  ne  jamais  sortir  d'une  légalité  rigoureuse,  et 
laisser  toutes  les  questions  de  principe  et  d'avenir  à  l'expérience  du 
pays;  telle  fut  la  pensée  simple,  mais  féconde,  de  l'homme  qui  prit 
pour  devise  :  La  Charte  et  la  paix.  Aujourd'hui  des  questions  nouvelles 
ont  surgi,  questions  dogmatiques  qui  touchent  à  l'ordre  moral  beau- 
coup plus  qu'aux  intérêts  matériels,  et  sur  lesquelles  Périer  eût  cru 
peut-être  dangereux,  et  tout  au  moins  inutile  de  s'engager. 

Etait-ce  souci  du  plus  pressé,  ignorance  des  besoins  intellectuels  des 
peuples ,  de  ce  qu'il  platt  d'appeler  les  hautes  maximes  gouvernemen- 
tales? Ne  serait-ce  pas  plutôt  instinct  admirable  de  la  situation  et  des 
limites  obligées  du  pouvoir  au  sein  d'une  société  telle  que  la  nôtre? 
Nous  le  croyons,  pour  notre  compte,  et  nous  aurons  plus  tard  occasion 
de  défendre  une  mémoire  chère  à  la  France,  et  des  attaques  passion- 
nées d'un  parti  et  de  la  protection  tant  soit  peu  dédaigneuse  de  certains 
organes  de  la  presse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  que  les  hommes  du  2  novembre  ne  se  séparent  pas 
de  ceux  du  13  mars,  plus  heureux  continuateurs  d'une  œuvre  com- 
mune; que  M.  Laffitte  ne  répudie  pas  les  éloges  de  l'histoire  pour  pou- 
voir signer  le  compte  rendu;  qu'il  accepte  avec  toutes  ses  conséquences 
la  solidarité  de  la  pensée  qui  a  sauvé  la  civilisation  de  la  France  et 
celle  du  monde. 

S'il  est  une  mission  nationale  en  même  temps  qu'européenne,  et  que 
des  hommes  puissent  être  fiers  d'avouer,  c'est  sans  aucun  doute  cette 


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DES  PARTIS  ET  DES  ÉCOLES  POLITIQUES.  333 

mission-là.  L'on  se  plaira  un  jour  à  rechercher  ce  que  fût  devenue  l'Eu- 
rope, la  guerre  éclatant  après  juillet,  de  même  qu'on  disserte  dans  les 
écoles  sur  l'avenir  que  préparait  au  monde  l'invasion  des  barbares ,  si 
le  christianisme  n'avait  vaincu  les  vainqueurs  même. 

La  guerre  était  évidemment  pour  la  France  la  confusion  de  tous  les 
élémens,  le  chaos  intellectuel  et  social.  Elle  brisait  l'unité  nationale  par 
les  résistances  qui  auraient  surgi  dans  l'ouest  et  dans  quelques  parties  du 
midi ,  sous  le  drapeau  blanc ,  ailleurs  sous  le  drapeau  rouge ,  à  la  pre- 
mière hésitation  du  pouvoir,  à  la  première  défaite  de  ses  généraux. 
Un  foyer  révolutionnaire  s'établissait  au  centre  ;  les  fédérations  bour- 
geoises s'organisaient  derrière  les  remparts  des  villes  en  même  temps 
que  la  chute  des  croix  faisait  dans  nos  campagnes  ce  que  n'avait  pu  la 
chute  d'un  trône. 

Un  gouvernement  constitutionnel  régulier  eût  trouvé  dans  l'audace 
des  partis,  dans  l'action  de  la  presse  et  dans  la  misère  publique,  des 
résistances  chaque  jour  croissantes  à  la  levée  des  subsides  comme  à 
celle  des  hommes.  Une  dictature  révolutionnaire  eût  rencontré  d'in- 
surmontables résistances  dans  les  appréhensions  et  les  vivans  souvenirs 
de  la  France.  On  était  en  garde  contre  la  terreur,  et  dès-lors  elle  était 
impossible;  car  la  terreur,  ce  cauchemar  des  nations,  ne  les  envahit 
pas  quand  elles  veillent.  La  guerre  amenait  93  sans  sa  force,  ses  crimes 
sans  la  sombre  gloire  qui  les  couvre;  c'était  l'anarchie  incapable  d'en- 
fanter le  despotisme  et  se  dévorant  elle-même  sans  avenir  et  sans  issue. 
La  guerre  était  l'interruption  subite  de  cet  ordre  providentiel  qui , 
depuis  cinq  siècles,  prépare  en  Europe  l'avènement  au  pouvoir  du  tra- 
vail et  de  l'industrie,  au  profit  de  ces  classes  moyennes  dont  la  supré- 
matie n'échappera  pas  toujours  aux  yicissitudes  du  sort ,  mais  qui  do- 
minent en  ce  moment,  comme  la  féodalité  elle-même,  par  le  droit  de 
la  force,  de  la  richesse  et  de  l'intelligence. 

Si  nous  considérons  la  question  dans  ses  rapports  avec  l'Europe,  que 
voyons-nous?  Une  guerre  purement  révolutionnaire,  entreprise  sans 
alliance,  sans  argent,  sans  organisation,  comme  une  croisade  de  Pierre 
l'Hermite,  une  guerre  éternelle,  puisqu'elle  ne  devait  passe  terminer 
par  la  solution  d'une  difficulté  politique,  mais  par  la  domination  d'un 
principe  intellectuel  que  chacun  iuterprétaità  sa  guise,  depuis  les  affi- 
liés des  Droits  de  l'Homme  jusqu'aux  prêtres  saint-simoniens.  C'était 
une  conception  plus  gigantesque  que  celle  de  Napoléon ,  transportée 
-dans  l'ordre  moral. 

Ceux  qui  parlaient  de  rompre  les  honteux  traités  de  4815  pour  re- 
prendre nos  frontières  et  rectifier  l'équilibre  de  l'Europe  étaient  des 


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334  motj*  ow  tum  mnmb* 

charlatans  ou  des  dupes  r  11  ne  Vagissait  po**t  du  tout  uYé4ulîbre  dans 
«m  plan  qui  n'admettait  iftilfunce  qu'ave*  *H  peuples  et  ne*  avec  tel 
gouvevnemenr;  il  ne  s'agissait  pas  de  frontières,  atorsque  détrône  It 
question  nationale  ee  deesioaient  1»  question  peioaaia&,  ftmfté  de  h*  Aile» 
magne»  et  de  l'Italie,  le  boateverseamit  radical  des  dons  péninsules. 
Eocorometetf  ftgigs*K-i1  d'alttànœ ,  ear  quel  état  eûtaccepté  la  nôtre? 
L'Angleterre*  qui'  ne  sanctionna  pas  sans  répugnance  la  moroeBemeat 
du  tiofaamedetf  Pays4feeéfe#par  elle  oontre  la  France,  en  t-«be  donné 
la  maki  à  uft  flan  <f«maoctpationen4?ers€tte,  dent  le  premier  et  le  pins 
iuévttab**  résultat  e^twtofrr^twri  abaiawtoent  aoraai^de  puiswncoda 
troisième  ordre rieu il  un  cabinet,  eet-it  même  an  parti  cowtkaé  sur 
«ne  base  nationale  gouvernementale  quelconque,  qui  pût  accepter  la 
solidarité  de  ce  iamerlanisme  révolutionnaire?  Et  devant  cette  propa- 
gande européenne ,  devenue  rame  fatal* ,  mais  oHigéede  ia  France , 
de  quel  poids  auraient  pesé  la  satante  stratégie  du  général  Lamarqve» 
les  plans  de  M.  Mauguin  sur  faHiaene  coustf  tatianaeto  du  MfcM,  ceux 
de  M.  de  ftehèmond  recommandant  i*«Uienoe  te  Nord  ? 

<3e  ne  sont  p«keU<tesfÉi»groasis  4<la16epe  ptair  se  ménager  le  pfaruw 
d'une  rétention  facile;  ce  ne  sont  pas  de  vagues  hypothèses,  mais ds 
trop  manifestes  réaUaée.  Il  est  certain ,  <fun.  coté ,  que  hr  conférence  de 
Loadflewdissuute,  la  guerre  se  développait  dans  le  cadre  de  oetimnteose 
horizon;  ii  est  certes  h,  de  rautre,  pour  tous  les  esprits  pnèVoyaas^qae 
la  chut«de  Ml  Wrter,  devant  ses  adversaires  politiques*  eut  été  comme 
une  déclaration:  de  guerre  à  NSurope. 

l'eppesftbft  des  mes  eu  avait  bien  la  conscience,  et  l'émeute  pour 
elle  signifia  toujours  la  guarrei  L'oppouttron  parlementaire  r  étourdie 
par  le  bruit  de  seyparotes  et  f  aveuglement  de  se»  haines  >  voyait  moins 
distinctement  la  portée  des  choie*.  Appelée  au.  pouvoir,  aile  eût  tenté 
de  reculer  devant  le  crime  de  lèse-civilisation  dont  elle  faillit  se  faire 
complice-,  fille  eût  été  inconséquente  pour  n'étire  pu  coupable. 

Mais  aurions-nous  donc  trouvé  au  dehors  ces  sympathies  ardentes 
qu'on-  escomptait  avec  assurance  comme  un  gage  de  nos  victoires? 

L'Europe  sans  doute  S'était  ébranlée  au  bruit  des  trois  journées;  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  passions  désordonnées  en  même  temps  que  de  griefs 
légitimes  s'était  produit  au  grand  jour  sous  le  coup  de  cet  éclatant 
triomphe  contre  un  pouvoir  en  démence;  mais  bientôt  cette  bour- 
geoisie morale  et  pacifique  de  la  Belgique  et  de  l'Allemagne,  débordée 
par  le  flot  populaire ,  l'œil  fixé  sur  les  scènes  de  vandales  de  Saint- 
Germain  et  de  l'Archevêché,  s'était  placée  en  face  de  la  France ,  dans 
l'attitiHe  d'une  observation  inquiète.  Ce  sentiment,  entretenu  dans  les 


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DES  PARTIS  «T  DB6  jUoiAS  POLITIQUES.  535 

promues  belges  par  le, clergé  et  par  la  «abysse,  qui  «raient  si  puis* 
sas^ent  ^oeuru.à  r«ip«l»oii.d^N«esau,  donna  cha-jp» jour, plus  de 
cansjstgacftaii  parti  de  l'indépeadanœ  nationale.  Ce  parti  nac^uit  et  se 
fortifia  sous  la  crainte  suggérée  par  k  tendance  du  mouvement  fran- 
çais; et,  comme  le  dit  l'un  des  esprits  les  plus  judicieux  de  sa  patrie, 
l'indépendance  belge  (ut  une  idée  de  justensûhau,  une  .inspiration 
transitoire»  et  peut-être  faetke,  de  modération  et  de  prudence  (*).  En 
Allemagne,  les  cnnva*»ons  d'Aix-la-Chapelle  et  des  deux  Besses  pro- 
duisNrent  une  impression  analogue  à  celte  qui  txafçm  la  Belgique  aux 
scènes  dévastatrice?  du  Haânaut  et  des  Flandres*  Railleurs ,  c'était  se 
faire  une  double  illusion,  que  décompter,  canne  point  d'appui  contre 
les  gouverueraensde  l'Europe,  sur  ce<qu'oniwHninjBt>ators>en Allemagne 
l'apposition  constitutionnelle.  Outre  que  cette  .apposition,  spécialement 
formée  des  classes  jeunes  et  lettrées,  n'avait  pas  déposé  contre  la  nation 
et  les  couleurs  du  grand  empire  les  antipathies  entretenues  par  ce 
qui  survivait  encore  du  vieil  .esprit  de  Jabn  et  des  cbefe  de  la  sainte 
croisade,  comment méeonnaitre  ce  qu'une  telle  opinion  a  de  précaire 
au-delà  du  Rhin? En  ce  pays,  tes  mœurs  attachent  an  pouvoir  autant 
que,  les  intérêts,  et  tes  familles  souveraines  n'ont  pas  été  trente  ans, 
comme  la  maison  de  Bourbon,  séparées  par  les  orages  d'un  sol  où 
tout  s'est  renouvelé  sans  elles  et  contre  elles.  Les  princes  ont  soutenu 
avec  leurs  peuples  le  poids  des  manvaB  jours  et  de  l'oppression  étran- 
gère, et  l'auguste  sang  des  empereurs,  le  vieux  sang  des  Zolera  ou 
des  princes  de  la  maman  de  Witteiriwidbsera  kmg-tempsi  encore  cher 
et  sacré  à  la  fermante. 
La  France,  placée  vis-à-vis  de  te  roynjuaé  dans  des  conditions  diffé- 

(i)  «  La  Convention  et  Bonaparte  ae  sont  sucnasnvefaent  placés  en  dehors  de 
Tordre  européen  :  ils  out  voulu  fonder  un  nouveau  droit  public  et  ont  dit  tour  à 
tout  :  L'état,  c'est,  moi.  Ht  eUiténeat  mr  4a  Fiance  la  réaction  du  mende.La  ré- 
volution du  juillet  a  profité  des  etssesgneniemde  l'&stnise;  bornant  ses  effets  à 
une  existence  insirieuins,  elle  a  mpeciéle  *tatv  yw  nwrstetial.  Si  le  révolution 
de  juillet  a*t*t  pc  is  un Mti»  caractère,  cîen. était  fait  de  l'existence  de  la  Bel- 
grç«e.I*i)et»ensiité  litige  o/ost  pas,  une  de  cas  idées  iarçes  qui  rentrent  dansées 
vas**s  pro^  dectrtoietie^  «ne  idée  étsoste,  Jaenee  pi- 

ètre qui  se  rattache  au  vieux  système  de  l'équilibre  européen;  c'est  une  idée  de 
jutte-miiuu.  Aussi,,  pour  ami,  je  srtû  jssnais  pu  comprendra  :  cens  de  mc*ionei- 
toyemt/ui,  paiKssane  ite  l'ind^siendance  belge,  repteobent  à  la  Fmuee  son  réle 
pats&flae.» 

(M.  Nothomb,congi^bei|e,3t  <eetpbw  iS3i.)> 


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356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rentes ,  se  trompa  sur  la  portée  du  bruyant  mouvement  dont  sa  révo- 
lution fut  le  signal  en  même  temps  que  l'égide.  Des  institutions  furent 
imposées ,  des  tribunes  s'élevèrent,  des  voix  éloquentes  et  des  journaux 
aussi  hardis  que  les  nôtres  secouaient  chaque  matin  cette  apathie  alle- 
mande ,  faisant  apparaître  aux  yeux  des  princes  le  fantôme  de  l'unité 
germanique,  dont  les  couleurs  reparaissaient  plus  éclatantes,  sorties  de 
la  poussière  des  siècles.  M.  de  Rotteck,  à  Carlsruhe,  M.Jordan,  à 
Gassel,  semblaient  les  organes  d'intérêts  imposans  et  d'énergiques  vo- 
lontés. En  lisant  Y  Allemagne  constUuttomteUe,  la  Gazette  universelle  de 
Stuttgart,  on  respirait  l'atmosphère  parlementaire  des  idées  françaises. 
Et  pourtant  ce  mouvement,  qui  paraissait  avoir  de  profondes  racines 
dans  les  intelligences  et  dans  les  masses,  s'arrêta  court  et  succomba,  A 
bien  dire  sans  résistance,  devant  les  résolutions  de  Francfort,  ces  or- 
donnances de  juillet  de  l'Allemagne! 

Pour  trouver  un  concours  efficace  contre  la  coalition  des  puissances 
du  nord  2t  de  l'est,  il  eût  donc  fallu  se  porter  de  prime-abord  fort  au- 
delà  de  cotte  opinion  éclairée ,  mais  trop  facilement  réduite  au  silence. 
Nos  armées  eussent  dû  demander  aide  et  secours  à  ces  ouvriers  qui , 
en  Saxe  comme  en  Angleterre  (4) ,  se  ruaient  sur  les  machines,  qui ,  à 
Hambourg  comme  à  Gand,  menaçaient  la  propriété  du  marteau  dé- 
vastateur; à  ces  troupes  de  paysans  fuyant,  la  torche  à  la  main ,  devant 
les  troupes  hessoises.  Ces  malheureuses  populations  rurales  que  les  dé- 
serts du  Nouveau-Monde  déciment  chaque  année,  ces  populations  ur- 
baines unissant  aux  vices  de  la  civilisation  l'ignorance  de  la  barbarie, 
offraient  les  plus  terribles  élémens  qui  aient  été  réunis  dans  nos  temps 
modernes  pour  une  immense  jacquerie  agricole  et  industrielle.  C'est 
à  ce  dernier  degré  de  désolation  et  de  honte  que  l'Europe  fût  descendue, 
si  la  Providence  ne  l'avait  visiblement  protégée  à  cette  heure  décisive 
pour  ses  destinées. 

Dira-t-on  que  la  France  eût  trouvé  autre  part  une  alliance  moins  dan- 
gereuse? Oui»  sans  doute,  noble  Pologne,  tu  fusses  morte  avec  elle,  dé- 
corant les  masses  que  trois  puissances  auraient  jetées  sur  toi;  mais,  dans 
cette  affreuse  tempête ,  l'étendard  qui  flotta  sur  tes  bataillons ,  et  qui 
consacre,  pour  le  ciel  comme  pour  la  terre ,  la  sainteté  de  ton  patrioti- 
que martyre,  eût  été  vite  abaissé  par  les  hommes  qui  ont  enfermé  la 

(t)  On  sait  qu'à  Lcipsig  (  »  septembre  x*3o  )  les  insurgés  attaquèrent 
rétablissement  du  célèbre  libraire  Brockhaus,  parce  qu'il  se  servait  d'une  ma- 
chine à  Tapeur  pour  ses  presses,  et  qu'il  ne  dut  le  salut  de  son  établissement  qui 
la  promesse  de  n'en  plus  faire  usage. 


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DES  PARTIS  ET  DES  ÉCOLES  POLITIQUES.        337 

plus  glorieuse  page  de  ton  histoire  entre  deux  autres  tachées  de 
sang. 

L'Italie ,  conspiratrice  silencieuse,  opprimée  par  l'étranger,  eût-elle 
moins  résisté  que  la  Pologne  à  cet  entraînement  de  la  vengeance  et  du 
fanatisme?  Voyez  plutôt  ces  cités  espagnoles  où  triompha  ce  qu'on  ose 
appeler  l'esprit  du  siècle;  villes  de  mœurs  élégantes  et  de  lumières,  où 
des  hommes  ont  été  vus,  en  plein  jour  et  sous  le  soleil,  traquant  des 
vieillards,  élevant  autour  d'eux  des  remparts  de  feu,  versant  leur  sang 
comme  de  l'eau ,  parce  qu'une  couronne  sacerdotale  était  dessinée  sur 
leurs  cheveux  blancs  ! 

La  guerre,  c'était 4 donc  la  décomposition  universelle,  l'abîme  de 
toute  civilisation  et  de  toute  liberté. 

La  première  préoccupation  du  gouvernement  français ,  plus  immé- 
diatement menacé